Ce matin-là, Archi pense avoir une journée normale de petit garçon normal.
Il a seulement oublié un détail.
Il n’est pas un petit garçon normal.
Non, ce n’est pas un problème de taille (il est un peu petit pour son âge d’après le pédiatre). Ce n’est pas non plus un problème d’épis (il en a un beau sur le crâne). Ce n’est pas non plus un problème de chaussette (sa petite manie c’est de mettre des chaussettes de différentes couleurs dans ses chaussures quand maman a le dos tourné).
Il n’est pas un petit garçon normal dans le sens où, lorsqu’il fait une bêtise – et ça arrive souvent malgré lui – il se fait toujours attraper.
Je veux dire, tout le monde fait des bêtises.
Mais personne ne se fait systématiquement attraper. C’est une injustice du destin.
Donc ce matin-là, Archi se lève dans l’idée de s’habiller, puis d’aller rejoindre maman à la cuisine pour prendre le petit-déjeuner, puis d’aller se laver les dents à la salle-de-bain, puis de partir pour l’école. Tout est sur la liste mentale d’Archi. Il a juste à cocher les petits carrés vides dans la marge imaginaire avec un crayon imaginaire.
Tout ne commence pas si mal, en plus.
Il s’effondre au sol en se levant. Pas que ça change : il a encore oublié de ranger ses petites voitures et sa lampe torche. Mais pour une fois, il a eu le temps d’éteindre la lampe torche avant de s’endormir. Maman ne râlera pas qu’il faudra encore une fois changer les piles.
Ensuite, il se relève, Bongrémalgré, comme dit le Père Cézar. Il ne chougne pas parce qu’il n’est pas un bébé, et il va choisir deux chaussettes départ-rayées, comme dit la Mère Fragny, dans son tiroir. Il range celles que Maman lui a sorties, et il s’habille le plus rapidement qu’il peut. Il n’a à compter que jusqu’à 56 ce matin, c’est un record.
Là, ça se corse. Parce qu’il y a deux situations possibles qui vont se présenter à lui.
Soit Maman est en train de préparer le petit-déjeuner pour tous les deux. Soit Maman a fini de le préparer et dans ce cas-là, il doit faire attention à deux choses : ne pas faire de bruit parce que Maman a allumé la télé et qu’elle regarde les zinformations et donc elle veut pouvoir tout écouter et surtout, deuxième chose, il devra sortir son bol de lait tout seul du micro ondes, et ça, c’est perd-yeux, comme dit sa cousine Lucie (en fait, ça veut dire qu’on peut y perdre un œil donc ça craint quoi).
Il tend l’oreille, observe dans l’entrebâillement de la porte, et comme par hasard, il entend la télé.
Ça va être perd-yeux.
Il ouvre la porte doucement pour ne pas déranger maman et la télé, et il gagne la cuisine à pas-de-loupe (ça veut dire en regardant bien où il met les pieds, comme s’il regardait le sol avec une loupe).
« … voyez le nouveau puits dans la région de…
— Archi ! râle maman. »
C’est pas de sa faute qu’il s’est toqué l’orteil dans la porte tout de même et qu’il a couiné ?
« Tu t’es fait mal ?
— Même pas mal, marmonne Archi avec un regard pas content. »
Il a les yeux et le nez tout crispés pour ne pas pleurer. Parce qu’il est grand maintenant, il ne pleure plus.
« Tu veux un peu de glace ?
— Non, marmonne Archi. »
Il l’a dit, même pas mal. Il grimace et renifle juste un peu. Il a le droit, non ?
Il s’étire vers le plafond comme tous les matins. Il paraît qu’on peut gagner trois centimètres par an comme ça. C’est le Père Cézar qui le lui a dit quand il a dit qu’il n’aimait pas trop la soupe. Il est sympa le Père Cézar. Il râle et il se répète beaucoup, mais il est quand même gentil.
« … les habitants du village de… peuvent à présent avoir accès à l’eau sans avoir besoin de parcourir quinze kilomètres sous la chaleur étouffante de l’Afrique subsaharienne… Pouvoir boire à sa soif est… C’est une victoire pour…
— Fais attention à ton bol, Archi, lui rappelle inutilement Maman. »
Mais il sait qu’il doit faire attention. Il a cinq ans à présent. Il sait. Il sait.
« Je sais, dit-il avec fierté en ouvrant la porte du micro-ondes. »
Le bol il est un peu chaud. La technique c’est de mettre les mains dans le torchon et de prendre le bol avec le torchon entre le bol et les mains. C’est le Père Cézar qui lui a montré. Et c’est lui qui a montré à Maman. Elle était impressionnée.
« Et voilà, comme un grand, parce que je suis un grand, précise-t-il en posant le bol Babar sans encombre sur la table de la cuisine. Bonjour Maman, il souffle plus bas parce que la télé parle encore.
— … l’ingénieur qui a construit le puits, nous explique combien il est…
— Bonjour Archi, répond distraitement Maman. »
Elle est avec la télé et les zinformations, elle ne lui dira pas grand-chose ce matin. Il met une (grosse) cuillère de chocolat dans son lait chaud et touille longtemps avant d’ajouter ses céréales. Maman en a acheté au miel. Mmmh ça sent bon. Il inspire longuement le mélange chocolat et miel avant de le goûter. C’est bon.
Il joue un moment avec les céréales à les enfoncer dans le lait avec la petite cuillère les unes après les autres, jusqu’à ce que le réveil de maman le fasse sursauter. Quoi ? Il est déjà l’heure d’y aller ?
« Mais qu’est-ce que tu as fait Archi ? Tu n’as toujours pas fini ? s’étonne maman.
— Si, si. »
Il enfourne les céréales dans la bouche, les unes après les autres. Le chocolat a refroidi. C’est moins bon. Mais il ne fait pas le difficile et il mange tout avant de poser son bol Babar dans l’évier et court à la chambre.
« Archi, ce n’est pas la peine de courir tu vas encore… »
Archi a juste le temps d’entendre un éclair et un bruit de chose cassée avant de se retourner lentement, très lentement. Trop lentement.
« Ma télé, Archi ! s’épouvante Maman alors qu’il constate avec effroi qu’il s’est pris le pied dans le câble qui traverse la pièce.
— … et nous… vous di…sons à bientôt, sous les… rayons du soleil a…fricain ! crachote piteusement la télé… »
… ou du moins, ce qu’il en reste.