Jayden contemplait la mer qui s’étendait au large, la petite tempête l’incitant à la rejoindre dans une danse endiablée de déferlements rageurs qui s’écrasaient contre les parois de la falaise. Un spectacle si beau pour les yeux fatigués de Jayden. Des yeux d’une très rare couleur améthyste qui semblaient lire au plus profond de l’âme des personnes qu’ils croisaient. Il poussa un profond soupir. Il ne lui restait qu’un pas à faire pour passer outre l’obstacle qui le déchirait. Un pas pour mettre fin à la souffrance accumulée après neuf années de guerre. Cinq années durant lesquelles il sacrifia absolument tout. Diplômé de la prestigieuse école de l’air, redoutable pilote de chasse, il fut appelé et dut combattre pour son pays lors de la guerre la plus meurtrière de l’Histoire. Il se rappelait ce fameux jour comme si c’était hier.
- Lieutenant-colonel Duprais !
Il s’approcha du bureau du sergent qui distribuait les attributions.
- Le Général de Corps Aérien Ganier a personnellement affecté Mon colonel à la base extérieure 666.
666, le nombre démoniaque. La réputation de la base était telle qu’elle portait bien son nom. Jayden ne s’y était jamais rendu mais il n’était pas ignorant du fait qu’il s’agissait du lieu le plus redouté par l’ensemble du corps armé français, s’agissant du plus proche de la ligne de front. Il accepta la sentence d’un signe de la tête. Pourquoi Ganier l’affectait-il là-bas ? Les pilotes de chasse étaient pour la plupart dans les bases internes, d’où ils rejoignaient les zones de guerre en très peu de temps. Il fut interrompu dans ses réflexions par le sergent qui répondit à sa question sans s’en douter :
- Le temps de réaction est encore trop lent. Le Général ne souhaite plus de perte due à l’attente que les chasseurs rejoignent le combat. Mon colonel dirigera cinq pilotes qui rejoindront également la base.
Il lui jeta un regard qui fit frissonner Jayden, comme s’il le condamnait déjà à mort :
- Bonne chance, Monsieur.
Trois années débutèrent durant lesquelles il tua un nombre incalculable d’êtres humains depuis les airs, lâchant bombes après bombes, mitraillant sans pitié. C’était la guerre. Il tuait certains pour épargner d’autres. Une autre en particulier. Sa rédemption.
Elle qui était toujours là pour lui. Grâce à elle, il était certain de ne jamais sombrer dans la terreur car il se battait pour elle, et uniquement pour elle. Tessa, son âme-sœur. Jamais il n’aurait cru connaître un jour le grand amour... jusqu’à ce qu’il la rencontre.
Chaque jour, sans même être sorti du lit, il contemplait sa photo durant de longues minutes. Une magnifique crinière blonde bouclée. Des yeux d’une profonde couleur émeraude. Elle était sa force. Deux fois par mois, il rentrait auprès d’elle et passait trois jours splendides en sa compagnie. Elle possédait l’incroyable talent de lui faire oublier absolument tout. Il se rappela le plus beau jour de son existence.
Elle était là, blottie contre lui, entièrement nue et brulante d’amour à son égard. Il ignorait par quel miracle du destin il fut choisi pour être le compagnon de celle qu’il estimait être la plus extraordinaire créature au monde. Il la serra un peu plus fort contre lui. Elle poussa un soupir de satisfaction, tandis qu’il déposait un baiser sur sa joue. Enlacés après leurs ébats, Jayden ressentait toujours l’étrange et magnifique sensation qu’ils ne faisaient qu’un. Mais ce jour était particulier. Le jeune homme repartait le lendemain et il refusait de partir sans lui donner la plus belle des déclarations. Il murmura :
- J’ai une surprise pour toi, mon amour.
Elle laissa poindre un œil et le contempla quelques instants tandis qu’un petit sourire malicieux apparaissait.
- Une surprise ? susurra-t-elle sur un ton qu’elle espérait être sensuel.
Jayden secoua la tête, amusé, puis répondit :
- Pas une surprise de ce genre, j’en ai peur.
Il se décolla d’elle délicatement et sortit du lit en tenu d’Adam tandis qu’elle protestait dans un gémissement de mécontentement. Il lui prit la main et tira légèrement, l’incitant à le rejoindre. Elle l’étudia quelques secondes, étonnée, puis consentit à se mettre debout à côté de lui, absolument pas dérangée par leur tenue. Il farfouilla rapidement le tiroir de la commode, en sortit une petite boîte et se retourna dans sa direction. Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent lorsqu’elle comprit ce qu’il était en train de faire. Il lui fit un sourire timide mais empli de tendresse, puis se mit à genoux sous son regard :
- Je n’ai plus de mot pour décrire ce que je ressens pour toi, ma Tessa. Tu es la femme qui a capturé mon cœur, maintenant et pour toujours. Je m’incline face à toi aujourd’hui pour te montrer à quel point je te respecte et t’adore. Je t’aime.
Il prit une petite inspiration et, tandis que les larmes se mettaient à couler sur les joues de la jeune femme, il se prépara à présenter le contenu de la boîte puis continua :
- Mademoiselle Tessa Garnier…
Un sourire nostalgique apparut chez Jayden lorsqu’il se remémora la suite. Toute l’après-midi et toute la nuit dans le lit à se démontrer leur amour l’un pour l’autre, lui qui n’aurait jamais cru ressentir de telles émotions un jour pensait être l’homme le plus chanceux du monde. Puis tout bascula. La guerre prit une tout autre tournure. Des massacres furent perpétrés des deux côtés. La brutalité atteint son paroxysme tandis que les combats de chasseurs étaient de plus en plus dangereux. Jayden perdit les cinq pilotes de son escadrille, et ce durant la même journée. Il ne restait plus que lui, le dernier soutien aérien sur la ligne de front. Alors qu’il contemplait son unique compagnie dans le cockpit, la photo de sa fiancée, son objectif n’était plus de remporter le combat mais de simplement s’en sortir pour retourner dans ses bras réconfortants. Jayden se rappela comment, animé par une étonnante rage intérieure, il accomplit l’impossible : abattre les quatre aéronefs ennemis. C’était alors que dans un court instant de méfiance, une mitrailleuse ennemie réussit à détruire l’une de ses ailes. Il admettait que ce jour-là, la mort était plus proche de lui que jamais. Mais le destin, semble-t-il, pensait à d’autres projets pour lui. A peine son appareil toucha le sol qu’il fut capturé par le camp des opposants. Il ignorait à l’époque qu’il n’existait aucun témoin de son accident. Tous étaient bien trop concentrés sur leur propre protection pour se préoccuper des autres. Il croyait dur comme fer que ses alliés allaient le secourir. Il y crut longtemps.
Les années passèrent.
Coups, chocs électriques, gaz, liquide, l’imagination que ces gens possédaient impressionnait Jayden !
Son compagnon de cellule, un Russe du nom de Dmitri, subissait le même traitement. Pilote comme lui, ils partageaient les mêmes idées, sans jamais le montrer aux… autres. Ils se refusaient à prendre le risque d’être séparés. Jayden parlait longuement de sa chère Tessa à Dmitri, son aîné de presque quinze ans qui ne cessait de lui répétait qu’il allait la « увидеть ее снова и заняться с ней любовью снова и снова », dans un ton amusé. Jayden possédait une maîtrise basique de la langue et rougit légèrement en comprenant ce que l’homme lui disait.
Sa très chère Tessa.
Jayden en était certain aujourd’hui, il ne s’en était sorti que grâce à la puissance de leur amour. Mais encore une fois, le destin n’était pas décidé à abandonner son jouet. Son sourire s’effaça tandis qu’une colère sourde montait en lui, animée par sa haine du monde. La blessure de son cœur, nul ne pourrait jamais la refermer. C’était pourquoi il se tenait-là, au bord de cette falaise. Lui seul détenait la capacité à surmonter le plus grand obstacle qu’on ait jamais dressé sur sa route.
Bus.
Auto-stop.
Tram.
Animé par son désir de la rejoindre, il réussit à atteindre Maltot, un petit bourg de Normandie dans lequel ils achetèrent une petite maison ensemble, quatre années plus tôt. Alors qu’il s’approchait de ce qui était autrefois sa demeure, il remarqua que l’entrée était maintenant belle et accueillante, ainsi qu’un portail d’une finesse remarquable. Une promesse qu’il ne pourrait pas tenir puisqu’elle s’en était occupée elle-même. Un sourire soulagé apparut. Elle était là, à quelques pas de lui. Il allait enfin la serrer dans ses bras. De petites larmes coulèrent sur ses joues. Ce moment… celui qu’il attendait depuis quatre ans… était enfin là. Il allait frapper à la porte quand il crut entendre un homme parler, probablement le père ou le frère de Tessa. Curieux, il s’approcha de la fenêtre du salon et posa son regard sur une femme de petite taille, qui tenait dans ses bras un enfant. Le cœur de Jayden se mit à battre à une allure folle. Était-ce… le sien ? Son sourire s’élargit. C’était une petite fille à la longue crinière blonde, comme sa mère. D’où il était, Jayden n’aperçut pas ses yeux. Mais il en était presque sûr.
Alors qu’il allait donner un petit coup sur la fenêtre, un homme entra dans la pièce et encercla la taille de Tessa qui souriait, sans remarquer la personne qui les regardait. Ce n’était pas le père de la jeune femme, ni son frère. Il lui était inconnu. Tessa posa la petite au sol, se retourna et embrassa l’homme qui la serra plus fort contre lui. Les larmes coulèrent à flot.
Un gémissement torturé s’échappa de la bouche de Jayden dont le cœur explosait en morceaux. Il recula à pas lent, sous le choc. Aucun mot ne saurait décrire ce qu’il ressentait à cet instant. Quatre longues années de souffrance, uniquement pour elle.
Elle qui était aujourd’hui dans les bras d’un autre.
Elle qui embrassait un autre.
Elle qui caressait la tête de sa fille, à elle et à un autre.
Toutes pensées rationnelles quittèrent la tête du jeune homme qui recula, trébuchant sur un jouet d’enfant. Trois têtes se tournèrent dans sa direction. Il croisa le regard qu’il espérait tant croiser depuis quatre ans.
Il prit la fuite, brisé par la malédiction qui s’abattait sur lui.
- Jayden, Не делай этого ! S’écria quelqu’un.
- J’ai pris ma décision, murmura-t-il.
- Пожалуйста, supplia Dmitri.
- J’ai tout sacrifié. Tout sacrifié. Et j’ai tout perdu. Je l’ai perdue, elle. Dmitri, toi mieux que quiconque peut comprendre pourquoi, après tout ce que je t’ai raconté. C’est inutile de chercher à m’en dissuader. Sans elle…
Il ne put terminer sa phrase.
- Jaaaaaaaaaaaaay ! Hurla une femme.
Le jeune homme gémit de souffrance. L’obstacle allait gagner en difficulté. Il refusait de se retourner. Il refusait de croiser son regard une fois de plus. Il n’était pas en colère contre elle. Comment aurait-il pu ? Son amour pour elle ne le lui aurait jamais permis. Mais il était incapable de la contempler aux côtés d’un autre, alors que lui n’aurait plus rien. C’était le moment. Le moment de se montrer courageux. Il accueillerait la mort telle une bénédiction après toutes ses souffrances.
Il posa son regard sur les immenses rochers, en contrebas. Tessa n’était plus sienne. Ce fut son ultime pensée. Il fit le pas en direction de son destin, les larmes coulant sur ses joues.
Pour elle.