Lien Facebook



En savoir plus sur cette bannière

- Taille du texte +

 

Ce monde avait certainement décidé de m’avoir à l’usure. Non content de m’infliger des agresseurs visiblement un poil trop persévérants, il s’était apparemment mis en tête de gâcher une majorité de mes nuits.

J’étais couchée depuis des heures, Orun lui-même avait la respiration lente et légèrement bruyante de celui qui était plongé dans les songes les plus profonds, mais j’avais passé tout ce temps à tourner inlassablement dans mon lit sans réussir à trouver le sommeil. J’aurais sans doute mieux fait de m’abstenir de faire une sieste en fin de journée.

Agacée, je changeai à nouveau de position en soupirant et inversai mon oreiller à la recherche d’un peu de fraîcheur. J’avais repoussé les draps au pied du lit à cause de la chaleur qui régnait dans la pièce, à peine calmée par la fenêtre laissée entrouverte dans l’espoir d’y faire passer un filet d’air frais charrié par la nuit.

Un bruit de grattement me fit alors sursauter. Il y avait de nombreux bruits la nuit sur Cinq-Iles, des sons auxquels j’avais dû m’habituer dès les premiers jours. Celui-ci ne faisait pas partie des bruits habituels alors je tendis instinctivement l’oreille. J’entendis un cheval piaffer, un autre hennir puis à nouveau ce petit son inconnu, comme si on grattait le mur extérieur. Je fronçai des sourcils, me demandant si me tourner pour regarder la fenêtre et me rassurer était une meilleure idée que celle qui consistait à faire comme si rien de tout ça n’existait. Je n’eus pas le temps de me poser longtemps la question cependant : je reconnus clairement le grincement que faisait la fenêtre quand on la bougeait, suivi de près par le bruit de quelque chose - ou quelqu’un - qui posait le pied dans la chambre.

Je crus que mon cœur allait définitivement s’arrêter de battre, mais cela ne dura qu’une petite seconde avant qu’il ne reparte au galop. Je serrai fort les paupières en comprenant que quelqu’un se déplaçait dans la pièce avec un maximum de précautions. J’entendis cette personne contourner le lit d’Orun, celui le plus proche de la fenêtre, sans s’arrêter et continuer sur sa lancée. Je compris instantanément qu’elle venait pour moi. Je n’avais que quelques secondes pour décider quoi faire. Je pouvais hurler dès à présent pour réveiller mon compagnon de chambre mais je n’étais pas sûre que cette option dissuaderait l’inconnu de mener à bien son projet, quel qu’il soit, sans compter que Orun, tiré en plein sommeil, ne réagirait peut-être pas immédiatement. Il me fallait donc agir seule. Mais comment ? Je n’avais aucune arme, aucun objet un tant soit peu menaçant à portée de main. Le sol craqua à moins d’un mètre de moi, m’apprenant que l’inconnu se trouvait tout près. Je réagis alors sans réfléchir d’avantage.

J’ouvris brusquement les yeux. La pénombre de la chambre ne m’empêcha pas de constater que l’inconnu s’était penché sur moi et tendait la main vers ma poitrine. Je me relevai subitement et frappai volontairement et violemment son visage avec le mien. Un cri de douleur m’échappa aussitôt, en écho à celui que poussa l’autre. Je fus sonnée quelques instants. Je n’avais sans doute pas pris la meilleure décision de ma vie.

 Heureusement, j’avais dû réussir à frapper assez fort pour étourdir aussi mon assaillant que j’entendis s’écrouler. Orun s’éveilla alors en sursaut en baragouinant quelques mots sans queue ni tête, puis sauta au bas de son lit quand il prit conscience de la scène qui se jouait sous ses yeux. Il réagit immédiatement et glissa la main sous son matelas pour en sortir une petite lame que je l’ignorais posséder. Il s’approcha de l’inconnu qui, entre-temps avait commencé à retrouver ses esprits, et le menaça de son arme. J’espérais que le conseiller savait s’en servir.

Des gémissements et quelques jurons m’échappèrent soudain quand je ressentis une forte douleur irradier de mon nez et se répandre dans tout mon visage. Je pris ensuite conscience qu’un liquide chaud coulait le long de ma bouche et mon menton. Je m’étais très certainement pétée le nez. Génial.

— Qui êtes-vous ? gronda Orun.

La porte de la chambre s’ouvrit sur ces entrefaites, laissant passer le profil de Nyann, suivit par ceux de Born et Issa. Avant qu’ils n’aient pu faire quoi que ce soit, l’homme repoussa violemment Orun, l’envoyant valdinguer contre son lit et courut jusqu’à la fenêtre par laquelle il sauta. Nyann se précipita à sa suite et se pencha pour regarder au dehors.

— Ils sont deux, déclara-t-il. Ils prennent le direction de la place.

Issa et Born n’eurent pas besoin de plus pour sortir de la chambre et se lancer à la poursuite de mon agresseur. Nyann releva alors Orun en lui demandant si ça allait puis il se tourna vers moi. A la tête qu’il tira, je compris que je ne devais pas être très jolie à voir.

— Ca fait un mal de chien, dis-je la voix nasillarde et les larmes aux yeux, en tentant d’endiguer le flot de sang qui continuait à s’écouler de mon nez à l’aide de mes mains.

Je n’étais pas sûre d’avoir déjà expérimentée une douleur comparable, même quand je mettais foulée la cheville en cours de sport en quatrième.

Nyann et Orun s’approchèrent. Le premier m’obligea à m’asseoir sur le bord du lit, tête penchée en avant pour arrêter de ruiner le linge de maison tandis que le second trempait un morceau de tissu dans la bassine d’eau. Orun entreprit ensuite de nettoyer mon visage. Le contact avec mon nez m’arracha un autre cri de douleur.

— Stop, lui intimai-je en haletant. N’y touchez plus.

— Le nez doit être fracturée, diagnostiqua Orun en reposant le linge dans la bassine. Où se trouve le guérisseur le plus proche ?

Sa question s’adressait à une personne dans mon dos. J’imaginai que le raffut que nous avions fait avait réveillé et attiré beaucoup de curieux.

— Il y en a un à trois rues d’ici, répondit une voix masculine. Je vais le chercher.

J’entendis du bruit dans mon dos quand l’homme s’exécuta.

— Je vais aller prévenir la garde de Paset de ce qu’il vient de se passer, décréta Orun en se levant. Nyann, faites-moi plaisir, ne la quittez pas des yeux.

— Vous n’aviez pas besoin de le demander, conseiller Orun.

La douleur commençait à refluer et il me semblait que le saignement perdait en intensité. Je récupérai le chiffon humide et Nyann se leva pour allumer la bougie près de la bassine pendant que je commençais à nettoyer mon visage, en prenant bien soin d’éviter la zone nasale.

— Allez, tout le monde retourne se coucher ! s’écria soudain une voix dans le couloir. Le spectacle est terminé.

J’entendis une ou deux personnes ronchonner un peu mais tous ceux qui avaient joué les voyeurs repartirent tout de même dans leur chambre, guidés par la voix de la propriétaire. Elle revint cependant très vite et dit :

— Vous devriez vous installer au rez-de-chaussée, le guérisseur y verra plus clair.

Son conseil n’était sans doute pas mauvais.

Je reposai le chiffon dans la bassine qui se teinta aussitôt de rouge et laissai Nyann m’aider à me relever. Il me tint par le bras jusqu’à la salle de restaurant, ce dont je lui fus reconnaissante : mon corps tout entier tremblait et mes jambes menaçaient de céder à tout moment. Il m’installa sur la chaise la plus proche dès notre arrivée alors que la propriétaire s’activait à allumer les bougies de la pièce. Une des gamines qui avait participé au service du soir sortit des cuisines, bassine et linges en main, avant de tout déposer sur la table près de moi. Nyann la remercia et la petit disparut ensuite dans les escaliers.

— Votre nez continue de saigner, dit le soldat en s’asseyant sur une des chaises près de moi.

Il prit l’un des linges qu’il trempa avant de continuer le nettoyage que j’avais commencé un peu plus tôt. Étonnamment, ses gestes furent très doux et il prit bien soin de ne pas toucher la zone la plus douloureuse.  

— Vous avez déjà eu le nez fracturé ? lui demandai-je.

— Oh oui, plus que je l’aurais voulu. Cela fait partie des conséquences désagréables du temps passé à l’entraînement.

Je grimaçai quand il frôla mes narines par mégarde. Il s’excusa et continua de me débarbouiller en silence. Pendant ce temps, la propriétaire ne quitta pas la pièce, surveillance discrète installée sur un des tabourets du bar, légèrement en retrait.

— Vous pouvez retourner vous coucher, lui dis-je. J’imagine que vous avez besoin de repos avec les journées que vous faites à l’auberge.

Elle ne répondit pas, se contenant de continuer à nous fixer. Je me rapprochai légèrement de Nyann pour lui chuchoter :

— Pourquoi elle reste là à votre avis ? A-t-elle peur qu’on lui vole quelque chose ?

Le soldat fut surpris par ma remarque, comme le prouvèrent ses mains qui s’arrêtèrent de rincer le linge quelques instants. J’avais certainement raté une occasion de me taire.

— Elle reste pour votre sécurité.

Je sourcillai - ce qui réveilla la douleur dans mon visage.

— En tant que soldat, vous me semblez plus à même d’assurer ma sécurité qu’une aubergiste.

Il sourcilla à son tour. Je savais que ne j’aurais pas dû répondre, que j’aurais plutôt dû faire semblant de comprendre ce qu’il sous-entendait par là, mais j’avais besoin de me changer les idées. Discuter avec Nyann retardait l’obligation de repenser à ce qu’il s’était passé dans la chambre.

— Maman, gémit soudain une petite voix ensommeillée provenant des escaliers. Qu’est-ce qu’il se passe ?

Un petit garçon de cinq ou six ans se tenait sur la deuxième marche, flottant dans une chemise de nuit trop grande pour lui et se frottant les yeux.

— Tout va bien, retourne te coucher Nyann, dit l’aubergiste d’une voix douce. J’arrive tout de suite.

Le petit garçon obéit en repartant aussitôt d’où il était venu. J’esquissai un sourire amusé et dit au soldat :

— C’est drôle, vous portez le même prénom.

A la tête qu’il tira, je décidai de fermer définitivement mon clapet pour le reste de la nuit. Je n’avais pas envie de subir une remontrance d’Orun pour avoir vendu la mèche. Bien que j’avais tout de même un sérieux doute sur le fait que ce ne soit pas déjà fait.

Le conseiller revint à l’auberge alors que le soldat continuait de me regarder avec suspicion, vite suivit par deux hommes. L’un des deux prit aussitôt la direction de l’étage tandis que l’autre emboîta le pas d’Orun pour nous rejoindre.

— Je suis le guérisseur Nol, se présenta le nouvel arrivant, un vieil homme aux cheveux longs et grisonnants, noués en chignon bas, en posant une sacoche sur la table. Vous semblez avoir pris un coup sacrément violent, dites-moi.

— En fait, c’est plutôt moi qui l’ai donné, ce coup, rectifiai-je alors qu’il faisait signe à Nyann de lui laisser sa place. Et j’espère que l’autre est au moins dans le même état que moi.

L’homme ne répondit pas, se contentant de commencer à m’ausculter d’un air concentré. Il palpa ma mâchoire et remonta sur mes joues puis sur mon nez. J’en sifflai de douleur.

— Certainement une fracture. Vous en garderez sans doute une légère déformation sur l’arrête du nez, me prévint-il.

Tant que c’était léger, ça m’allait. Même si, en vérité, j’aurais préféré ne garder aucune souvenir physique de mon périple sur Cinq-Iles.

L’homme relâcha mon visage et ouvrit sa sacoche. Il y récupéra une petite boîte en fer qu’il ouvrit, découvrant une pâte rouge foncé dans laquelle on s’était déjà servi. Il en badigeonna des carrés de tissu qu’il avait préalablement découpé dans les chiffons propres apportés par la fillette pour me nettoyer, puis appliqua le tout avec précaution sur mon nez. Je sentis aussitôt une fraîcheur presque glaciale pénétrer ma peau et soulager ma douleur. Cela se répandit même jusque dans les échos lancinants de ma tête et du bas de mon visage. J’en lâchai un soupir de soulagement.

— Laissez le cataplasme toute la nuit. Je passerai dans la matinée pour voir comment vous vous êtes remise.

Je tâtai les compresses du bout des doigts par curiosité. Elles recouvraient entièrement mon nez et débordaient même un peu sur les joues. J’espérais que ça n’allait pas m’empêcher de dormir.

— Nous devons reprendre la route en début de journée, intervint Orun. Pourrez-vous venir à l’aube ?

— Je ferais ce que je pourrais, répondit le guérisseur en se levant de chaise. Ne partez pas avant que je ne l’ai vu surtout, il est possible que je doive refaire le cataplasme.

Sur ces mots, l’homme récupéra ses affaires et quitta l’auberge en baillant. La propriétaire étant déjà repartie, il ne restait plus que Orun, Nyann et moi dans la salle à manger. Aucun de nous trois ne semblait vraiment prêt à regagner son lit.

— Je propose que nous attendions le retour de Born et d’Issa, fit le soldat.

Orun acquiesça d’un signe de tête et se laissa tomber avec lassitude sur le siège le plus proche. Nyann, lui, s’approcha des fenêtres et commença à scruter la rue. Toujours peu encline à laisser mes pensées vagabonder, je me levai et me mis à admirer les quelques tableaux qui ornaient les murs. Il y avait des peintures et des gravures de toutes sortes. L’une d’elle attira particulièrement mon attention. La peinture au papier jauni et à l’encre délavé semblait représenter une carte. Je ne m’étais jamais interrogé sur la signification du nom que les habitants d’ici donnaient à leur monde mais en apercevant les différents territoires dessinées sur le papier, je compris que la dénomination Cinq-Iles n’était pas anodine. A certains endroits, je distinguai des signes alignés comme pour former des ensembles et me demandai si ce n‘était pas tout simplement des lettres formant des mots. Avec stupeur, je compris alors que si le collier traduisait la langue orale, il n’en était visiblement pas de même avec l’écrit, auquel je n’avais encore jamais été confronté. Pour confirmation, je demandai à Orun de me rejoindre.

— Est-ce une carte représentant Cinq-Iles ? lui demandai-je d’emblée, en prenant soin de parler suffisamment bas pour que Nyann ne nous entende pas.

— Effectivement, répondit-il sur le même ton. Vous n’en avez jamais vu ?

De la tête, je fis signe que non. Orun entreprit alors de m’expliquer : au centre de la carte se trouvait Drïa, le royaume dans lequel nous nous trouvions ; un peu plus haut que le nord-ouest, il y avait Micone, un peu plus bas, Fyxas, la plus petite île de la carte ; au sud on trouvait une île plus grande que Drïa qui répondait au nom de Haïmen et enfin à l’est, il y avait Liponimus. Des alignements de pics renseignaient sur la présence de massifs montagneux et des zones ombrés localisaient les forêts. Du doigt, Orun me montra ensuite le trajet que nous avions parcouru et ce qu’il nous restait encore à faire jusqu’à la capitale. Son tracé contournait une immense forêt qui occupait une bonne partie du centre de l’île.

— Pourquoi faisons-nous un aussi grand détour ? demandai-je. Nous aurions pu raccourci le trajet en passant par là.

— Nous ne pénétrons jamais dans la forêt de Dolimo, m’apprit Orun. C’est le territoire des centaures depuis aussi loin que remontent les souvenirs de notre peuple et aucun de nos monarques n’a jamais réussi à s’entendre suffisamment avec eux pour que nous puissions traverser leurs bois. Les rares courageux qui ont osé tenter ne sont jamais revenus.

Il tendit son doigt ensuite vers un petit point à l’extrémité ouest de la forêt.

— Vous voyez ce village, juste à la lisière des arbres ? C’est Enos, le seul endroit de Cinq-Iles où il est possible, en de rares occasions, de faire affaire avec les centaures. Ils travaillent le bois comme personne et sont à l’origine de plus belles créations que vous pourrez trouver dans ce monde. Malheureusement, il y en a très peu puisqu’ils se servent seulement de bois mort naturellement et que, la forêt étant énormément imprégné de magie, il tombe très peu de branches.

Des centaures … Je tentai de m’imaginer une vie où croiser de telles créatures n’avait rien d’incroyable. Sans succès. Si je devais un jour me retrouver face à face avec autre chose qu’un être humain ou un animal dont j’avais la connaissance, je risquais d’avoir une drôle de réaction, même si j’ignorais encore de quelle nature elle pourrait être.

Born et Issa revinrent à ce moment-là, m’empêchant d’interroger un peu plus Orun au sujet des curiosités de ce monde.

— Nous les avons perdu, annonça Born dès que la porte se referma derrière eux. Visiblement, ils connaissent la ville mieux que nous.

De rage, Issa donna un coup de pied dans une chaise qui vola à travers la pièce.

— Quand je pense qu’ils n’ont pas hésité à s’en prendre à une personne sous la protection de la garde royale ! s’écria-t-il. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir à ce point ?

— Le collier de la demoiselle, répondit aussitôt Born avec justesse. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Il y eut un instant de flottement. Apparemment, aucun de nous ne s’attendait à ce que l’homme en ait compris autant.

— Est-ce que vous l’avez volé ? ajouta-t-il, sourcils froncés.

— Bien sûr que non ! m’insurgeai-je aussitôt avec véhémence.

Du moins, pas volontairement. Ce n’était qu’un emprunt, j’étais déterminée à le ramener à son propriétaire légitime, même si j’ignorais toujours comment j’allais pouvoir expliquer ma disparition subite avec le collier et répondre à toutes les interrogations qui n’allaient pas manquer de suivre. Et puis, comme le bijou venait de mon monde, personne sur Cinq-Iles ne pouvait réellement m’accuser de vol. Enfin, je l’espérais.

— Je ne pense pas que ce soit le moment idéal pour avoir cette conversation, intervint Orun en posant une main protectrice sur mon épaule. Je propose que nous retournions nous coucher.

Sans attendre, il m’intima d’une pression à le suivre dans les escaliers. J’entendis les trois gardes nous emboîter le pas, et chacun de nous regagna son lit en silence. Contrairement à ce que je pensais, je m’écroulai comme une souche et dormis d’un sommeil de plomb jusqu’aux première lueurs du jour.

 

 

La chaleur était déjà accablante quand je soulevai une paupière lourde de fatigue, interrompue dans mes songes par les rayons du soleil qui s’infiltraient par la fenêtre. Je grognai de mécontentement, tournai le dos à la clarté dérangeante et enfouis mon visage dans l’oreiller. Le tiraillement que je ressentis au niveau de mon nez termina de me réveiller complètement. Un peu à l’ouest, je m’assis et tâtai prudemment le milieu de mon visage. Je semblais aller beaucoup mieux que quelques heures plus tôt.

Après un regard sur la silhouette toujours endormi d’Orun dans le lit adjacent, je sortis du lit, fis une toilette de chat et troquai ma chemise de nuit pour ma robe de voyage habituelle. Comme j’aurais aimé pouvoir porter ma tenue terrienne pour le reste de notre périple jusqu’à la capitale. Je me consolai en portant mes tennis, bien plus confortables que les petits souliers en cuir que portaient les femmes d’ici, et que je pouvais aisément cacher sous la jupe trop longue qui traînait au sol. D’ailleurs, en jetant un œil à l’ourlet, je constatai que la tenue offerte par Siam disait déjà adieux à ces plus beaux jours.

Orun finit par émerger alors que je nouai mes cheveux en une queue de cheval haute à l’aide du petit miroir accroché au mur près de la porte. J’attendis les quelques minutes réglementaires avant de s’adresser à quelqu’un à son réveil puis interrogeai le conseiller qui se débarbouillait bruyamment à la bassine :

— Que comptez-vous dire à Born à mon propos ? Je doute qu’il ait oublié ses interrogations de cette nuit. Il risque de remettre le sujet sur le tapis.

Orun prit le temps d’essuyer son visage avant de me répondre.

— Je resterai évasif. Il n’est que simple soldat, il comprendra quand j’expliquerai que je me dois de garder le secret jusqu’à votre rencontre avec le roi.

— Le roi ? répétai-je, interloquée, en abandonnant mon reflet dans le miroir pour me tourner vers lui. Je croyais que je devais voir un Mage ?

Orun me fit signe de me retourner pour qu’il puisse se changer. Je m’exécutai.

— Vous verrez les deux. Je suis dans l’obligation de parler de vous à Sa Majesté et je suis sûr qu’il demandera à vous voir. Je connais peu de personnes qui refuseraient de faire la rencontre d’un individu venu d’un autre monde.

Soudain mal à l’aise, je croisai les bras sous ma poitrine.

— Je n’ai pas pour habitude de rencontrer des têtes couronnées, dis-je. Je n’ai aucune idée du protocole à respecter lors d’une présentation à un roi.

— Ne vous inquiétez pas, me rassura-t-il aussitôt. En dehors d’une révérence en signe de respect, il ne vous sera rien exigé d’anormal.

— Je ne sais pas faire la révérence !

Mon ton paniqué déclencha un petit rire amusé chez Orun. Il passa devant moi, apprêté, et se dirigea vers la porte.

— Vous vous contenterez de vous incliner dans ce cas.

Sur ce, il sortit de la pièce. Je roulai des yeux, excédée à l’idée de devoir continuer à marcher sur des œufs une fois que nous serions arrivés à la capitale. J’avais espéré un peu de répit à notre arrivée, cachée dans un recoin sombre où j’aurais pu arrêter de dissimuler ma vraie nature. Faire la potiche assise sur le banc du chariot à côté d’Orun commençait sérieusement à me courir, et j’en avais encore pour une quinzaine de jours à ce tarif.

En retenant un soupir de lassitude, je quittai moi aussi la chambre et rejoignis le rez-de-chaussée pour le petit-déjeuner. Comme il était encore très tôt, la salle était très peu bondée. Je repérai très facilement mes compagnons, installés à la même table que la veille. L’une des filles de la propriétaire déposa un ensemble de fruits et légumes crus, de petits pains et de fromages à mon arrivée, complétant les tasses de thé déjà servies. D’un simple coup d’œil, je remarquai que l’ambiance ne semblait pas aussi amicale que d’ordinaire. Je me demandai si c’était à cause des doutes de Born à mon sujet ou s’il s’était passé autre chose durant la nuit.

Le petit-déjeuner fut expédié. Comme le guérisseur apparut à l’auberge à la fin de notre repas, je laissai le soin à Orun de récupérer mon sac en même temps que le sien pendant que je me faisais ausculter. Le guérisseur décréta avec contentement que je n’avais plus besoin de ses soins et attendit que le conseiller l’ait réglé avant de retourner à ses affaires habituelles pendant que je m’étonnais de l’efficacité de son traitement. Sur Terre, aucun médecin n’aurait pu traiter et réparer un os cassé aussi rapidement. La magie pouvait vraiment être pratique.

Issa, Born et Nyann furent ensuite envoyés récupérer les cadeaux entreposés dans la demeure du protecteur pendant que nous restions régler à son tour l’aubergiste puis nous fûmes prêts pour le départ. La sortie de la ville se fit encore dans ce silence de plomb, et je profitai que l’animation naissante de la ville puisse couvrir mes paroles pour m’entretenir à mi-voix avec Orun.

— Il s’est passé quelque chose, non ? Je trouve que l’ambiance est glaciale depuis notre réveil.

— J’ai échangé quelques mots avec Nyann pendant que le guérisseur s’occupait de vous. Born estime que je leur dois un peu plus d’informations à votre sujet, compte tenu du danger de plus en plus grand que vous semblez représenter pour notre convoi ; Nyann est d’un avis tout à fait opposé, comprenant l’importance qu’il peut y avoir de garder certains secrets sous silence, et Issa semble vouloir se borner à ne pas avoir d’avis du tout. Cela a endommagé leur bonne entente.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas arranger les choses en ne divulguant que certaines choses ? Voyager pendant une quinzaine de jours dans cette ambiance risque d’être gênant, vous ne pensez pas ?

Orun garda le silence lorsque nous dépassâmes les portes de Paset, peu empruntées à une heure aussi matinale. Il continua à le garder alors que nous longions le fleuve et je compris que le calme de la campagne l’empêcherait de me donner une réponse. En soupirant, je me fis à l’idée que nous allions passer une longue journée.

Et effectivement, ce fut de loin la journée la plus interminable que je n’avais jamais connu. Le soir-même, quand nous fîmes halte pour la nuit dans l’immense plaine herbeuse que nous n’avions toujours pas fini de traverser au bout de plusieurs heures de route, je fus reconnaissante de pouvoir enfin me soustraire à cette ambiance délétère. Oisive pendant que tous les autres s’occupaient avec leurs tâches habituelles, je profitai de l’inattention générale pour m’éloigner de quelques pas et me rapprocher du fleuve que nous avions longé toute la journée, emportant mon sac avec moi.

Je m’installai sur une roche rosâtre, enlevai mes chaussures et retroussai le bas de ma robe pour plonger mes pieds dans l’eau clair avec délice. Je regardai le fleuve avec envie, regrettant que le courant soit trop fort pour que je puisse y piquer une tête sans danger et me changer les idées. Un peu rafraîchie, j’ouvris ensuite mon sac et en sortis le tee-shirt que je portais lors de mon départ de la Terre pour y fourrer mon visage et inspirer profondément.

Je n’avais jamais remis mes vêtements après que Siam m’ait prêté ses propres affaires pour que je puisse me fondre dans le décor et le linge portait encore l’odeur de la lessive que maman utilisait. La sentir me rassura d’une certaine manière : c’était la preuve que, quelque part, ma maison m’attendait et que mon horrible périple dans ce monde finirait par prendre fin. Malheureusement, l’impression fugace d’être de retour sur Terre me rappela aussi cruellement la douleur que je gardais enfouie depuis des semaines et occasionnée par l’absence de tous mes repères et de tout ceux que j’aimais.

Un sanglot m’échappa. Puis un deuxième. Et un troisième.

Contrairement à d’habitude, j’échouai à repousser les souvenirs de ma famille et de mes amis et je me retrouvai bientôt pliée en deux à pleurer toutes les larmes de mon corps.

De multiples interrogations m’assaillaient : Supposait-on que j’étais partie de mon plein gré ou que j’avais été la victime d’un rapt quelconque, voire pire ? Est-ce que ce qu’il m’était arrivé avait apporté des problèmes à Anthony et sa famille ? Comment mes parents réagissaient à ma disparition ? Et mes amis ? Le fossé entre mon père et ma mère, déjà creusé par leur divorce, s’était-il agrandi avec ma disparition ? Que retrouverais-je à mon retour ? Que dirais-je ?

Et à toutes ces questions s’ajoutait maintenant une autre crainte, plus récente : ces hommes croisés à Dorca et qui semblaient convoiter mon collier comme personne d’autre, jusqu’où étaient-il prêts à aller pour l’obtenir ? Ma vie pouvait-elle être en danger ?

 

Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.