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Chapitre 15


 


Quand Nyann m’obligea à m’asseoir auprès du petit feu qu’il avait allumé en mon absence, je tremblais encore. Ce fut sans doute pour cela qu’il s’empressa de m’enrouler dans l’une de nos couvertures et de me servir une tasse du thé qui chauffait au dessus des flammes. Je le remerciai du bout des lèvres, à moitié absente, mon esprit encore près de la mare, mes yeux toujours en train d’assister à cette mise à mort sanglante.


— Elle est en état de choc, diagnostiqua une voix féminine.


— Je le vois bien, riposta aussitôt la voix sèche de Nyann, qui s’était assis à côté de moi.


Je me tournai lentement vers lui. Il semblait perdu, ignorant de ce qu’il pouvait faire pour m’aider.


Je me tournai ensuite vers ma sauveuse qui avait repoussé sa capuche, découvrant son visage partiellement brûlé et ses longs cheveux roux, parsemés de petite tresses et ramenés en chignon. L’air inquiet qu’elle faisait peser sur moi me rappela aussitôt Alicia, me donnant l’illusion qu’elle était là, avec moi. Cela suffit à me faire reprendre pied.


Je fermai les yeux, pris une grande inspiration et soufflai lentement par la bouche, tentant par là de chasser de mon cerveau les images traumatisantes qui tournaient en boucle comme une vieille rengaine.


Puis je rouvris les yeux et bus une gorgée de mon thé avant de m’adresser au double cinq-ilien de mon amie d’enfance :


— Merci d’être intervenue. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans votre aide.


Je préférais ne pas m’attarder sur cette idée : aucun des scénarios qui se présentaient à mon esprit ne finissaient bien pour Nyann et moi.


— Inutile de me remercier, je n’ai fait que ce qui me semblait juste, répondit-elle en restant debout, sans faire mine de vouloir se mettre à l’aise. Six hommes s’attaquant à une femme sans défense … il faut vraiment être plus bas que tout pour agir de la sorte, ajouta-t-elle ensuite en grondant à moitié.


J’étais ravie d’apprendre que les valeurs de cette femme allaient dans mon sens.


— Il faut faire quelque chose pour ta gorge, m’annonça alors Nyann en tournant mon visage vers lui et en soulevant mon menton pour pouvoir mieux observer les coupures dont j’avais oublié la présence jusqu’à ce qu’il fasse sa remarque.


Mon compagnon de voyage s’empara de mon sac qui contenait les produits de premier secours et en sortit un petit pot de terre cuite qui contenait une crème verdâtre. Il en appliqua une couche généreuse sur chacune de mes coupures.


— Et si vous nous disiez votre nom ? demandai-je alors à ma mystérieuse sauveuse.


Elle nous observait, poings sur les hanches et sourcils froncés. Elle semblait indécise sur la conduite à tenir.


— Ilaïc, finit-elle quand même par nous apprendre au bout de quelques secondes.


— Enchantée de faire votre connaissance, répondis-je en faisant fi du regard assassin que Nyann m’envoyait. Moi, c’est Myriam.


Nyann pinça des lèvres, en signe évident de sa réticence à être aimable.


Je ne comprenais pas pourquoi il s’obstinait avec son comportement. Même si elle était une mercenaire, nous avions la preuve qu’elle ne nous voulait aucun mal, puisqu’elle ne nous avait pas laissé nous faire massacrer sans rien dire.


Face au silence obstiné du prince, j’ajoutai :


— Mon compagnon, quant à lui, répond au nom de Nyann.


Ilaïc fit un bref signe de tête dans sa direction, gardant son visage austère. Je voulais la dérider, lui faire tomber ce que jugeais être un masque, mais j’ignorais comment m’y prendre. Après tout, je ne connaissais rien d’elle.


— Une chance que vous vous soyez trouvée au bon endroit, au bon moment, continuai-je, alors que Nyann rangeait le pot là où il l’avait pris.


— Rien à voir avec la chance, je vous surveillais.


Je sourcillai de surprise. Nyann, lui, se mit aussitôt sur pied, main sur la garde de son épée et les yeux flamboyant de colère. En réponse, la jeune femme leva deux mains en signe d’apaisement et expliqua rapidement :


— Seulement parce que votre amie ressemble à une personne que l’on m’a chargé de retrouver. Je vous ai suivi parce que je voulais être sûre de moi avant d’intervenir, mais la jeune femme que je recherche a les yeux marrons, ce qui n’est pas le cas de cette demoiselle.


Son explication stoppa Nyann mais il ne lâcha pas pour autant son arme, conservant un air suspicieux. Ilaïc comprit qu’elle devait être plus précise. Elle lâcha un soupir exaspéré et poursuivit :


— Un couple d’haïmenois a perdu leur fille sur cette île, il y environ trois lunes de cela. Avant de repartir pour leur royaume, ils m’ont engagé pour la retrouver ou, à défaut, savoir ce qui lui est arrivé. Tout ce qu’ils m’ont donné, c’est une description orale de leur fille et un point de départ pour mes recherches. En vous voyant à l’auberge, j’ai pensé que ma cible avait peut-être faussé compagnie à ses parents pour choisir l’homme avec qui elle voulait faire sa vie, et c’est pourquoi je vous ai surveillé. Je sais à présent que vous n’avez rien à voir avec l’individu que je recherche et je m’excuse pour ma méprise.


J’étais convaincue. Je connaissais par cœur le visage d’Alicia et les mimiques qu’elle adoptait lorsqu’elle mentait : si Ilaïc avait le même défaut lorsqu’elle émettait des mensonges, son histoire était l’entière vérité.


A la façon dont les épaules de Nyann se détendirent lorsqu’elle eut finit de parler, je sus qu’il était du même avis que moi.


— Nous vous croyons, dis-je alors. Et vous n’avez pas à vous excuser, votre présence nous a certainement sauvé la vie à tous les deux.


Je tirai sur la manche de la tunique de Nyann, resté debout, pour l’inciter à se rasseoir près de moi. Je trouvais que ce manque de désinvolture donnait l’impression que nous nous méfions d’elle, ce qui n’était pas le cas - du moins, pour moi.


Nyann obtempéra, non sans m’adresser un regard qui me suppliait de faire quand même preuve de prudence. Il me montrait ainsi qu’il me faisait suffisamment confiance pour prendre des décisions qui nous impliquaient tous les deux et j’en étais heureuse.


— Pour vous remercier, fis-je ensuite, accepterez-vous de partager notre repas et notre compagnie ? Nous voyageons seuls tous les deux depuis plus d’une quinzaine de jours, la présence d’une tierce personne nous ferait du bien.


Ilaïc nous jaugea. Je pouvais presque voir les rouages de son cerveau s’activer, se demandant si c’était une bonne idée d’accepter ma proposition. Elle semblait du genre méfiant, mais pas méchant. Impossible pour une personne qui avait protégé une inconnue, comme elle l’avait fait avec moi, d’avoir mauvais fond. Après tout, elle aurait pu rester cacher dans les frondaisons, sans intervenir, mais elle avait fait le choix inverse : pour moi, c’était la preuve d’un cœur généreux.


— J’accepte, finit-elle par déclarer, son corps se détendant presque imperceptiblement. J’ai laissé mes affaires un peu plus au nord. Je vais les chercher et je vous rejoins.


J’acquiesçai d’un signe de la tête pour lui signifier qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’elle fasse les choses de cette manière et elle disparut entre les arbres. Nyann eut la politesse d’attendre quelques secondes de plus, en profitant pour commencer à préparer notre souper, avant d’attaquer :


— Tu es sûre de toi ? Nous ignorons tout de cette personne, en dehors du fait que c’est certainement une mercenaire. Et on ne peut pas faire confiance à une personne qui accepte de donner la mort en échange d’argent, quelles qu’en soient les raisons.


— Si on suit ta logique, je ne peux donc pas non plus faire confiance aux soldats alors.


Nyann m’envoya une œillade indignée. Je soupirai.


— Je veux juste souligner le fait que son travail ne fait pas d’elle la personne que tu crois. Elle a donné la mort ce soir et n’a rien exigé en contrepartie.


Je frissonnai encore, rien que d’en parler. Je me demandai combien de temps il allait me falloir pour digérer cette scène, cette mise à mort brutale qui avait pourtant été nécessaire à ma protection. Je le savais pourtant : à ce moment-là, c’était lui ou moi.


— Pas encore. Mais rien ne dit qu’elle ne réclamera pas un paiement pour ses services à la première occasion.


— Je suis sûre qu’elle n’est pas comme ça.


Mes certitudes mirent fin à la discussion. Nyann se contenta ensuite de faire rissoler des champignons et cuire des cailles chassées en chemin, laissant un silence confortable s’installer entre nous. Malheureusement, ce n’était pas ce dont j’avais besoin à ce moment précis ; les images revenaient tourner dans mon esprit, me torturant un peu plus à chaque fois. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si quelqu’un attendait le retour de ces hommes, quelque part.


Secouant la tête, je me forçai à penser différemment. Ces personnes avaient attenté à ma vie et à celle de Nyann - sans compter Ilaïc, une fois quelle avait fait comprendre sa présence. Ils étaient certainement au courant des risques qu’ils encourraient en agissant de la sorte. Je ne devais pas m’apitoyer sur le sort de ces types qui n’avaient pas semblé avoir eu de remords à l’idée de nous faire du mal.


Une fois notre repas prêt, Nyann posa ses ustensiles au sol et revint s’installer près de moi. Il remonta la couverture sur mes épaules, l’air pensif, puis me demanda :


— Pourquoi lui fais-tu autant confiance alors que tu la rencontres pour la première fois ?


— Je ne sais pas, éludai-je en collant mon regard sur les flammes de notre feu.


— Tu en es sûre ?


Je mordillai ma lèvre inférieure, pas vraiment certaine de ce que je devais répondre.


— J’ai vu la façon dont tu l’as observée après être tombée sur elle à l’auberge, poursuivit-il. Si tu n’avais pas été originaire d’un autre monde, j’aurais juré que tu la connaissais.


Je gardai le silence. Nyann se tut à son tour. En coulant un regard dans sa direction un peu plus tard, je constatai qu’il était perdu dans ses pensées, sourcils froncés. Il choisit ce moment pour reprendre la parole :


— Je me souviens que tu as aussi eu une réaction inattendue lors de notre rencontre. Tu m’as confondu avec un autre, si mes souvenirs sont exacts.


Je me repassai la scène : l’auberge de Siam et Reddi, l’attroupement de jeunes filles, les soldats et leurs montures. De dos, j’avais cru que Nyann était Anthony et je m’étais jeté sur lui sans réfléchir. Je n’aurais jamais pensé qu’il se souviendrait de cet épisode, que j’aurais cru anecdotique à ses yeux.


— Nous sommes les seuls personnes avec qui tu as eu ce genre de réaction, comme si nous t’étions familiers.


Avec un soupir, je passai une main agacée dans mes cheveux. A la façon dont Nyann me dévisageait, je compris qu’il ne me lâcherait pas si facilement. Il avait mis le doigt sur quelque chose, et il le savait. Je le détestais d’être aussi observateur.


— Ilaïc ressemble presque trait pour trait à ma meilleure amie, Alicia, cédai-je alors. Je la connais depuis mon enfance. J’imagine que c’est idiot de croire que, parce qu’elle est le portrait caché d’une personne que je connais depuis dix ans, Ilaïc ne me fera aucun mal mais c’est ainsi que je ressens les choses. Et je décide de faire confiance à mon instinct. Ca m’a plutôt porté chance jusqu’à présent.


Nyann acquiesça d’un signe de tête, apparemment plus troublé par autre chose ques mes décisions très arbitraires.


— Et pour moi ? voulut-il savoir après un petit temps de silence. Qui est la personne qui me ressemble ?


— C’est un garçon dont j’ai fait la rencontre récemment, nous commencions tout juste à faire connaissance lorsque j’ai quitté mon monde, lui répondis-je. C’est aussi la dernière personne que j’ai vu avant d’arriver sur Cinq-Iles, d’où ma réaction lorsque je t’ai croisé à Dorca. J’ai cru qu’il lui était arrivé la même chose qu’à moi.


— Tu as dû être déçue en comprenant que ce n’était pas le cas.


J’acquiesçai d’un signe de tête avant de me rendre compte de son manque de réaction, le front plissé par la curiosité :


— Je trouve que tu prends cette histoire de double avec beaucoup de calme. Comment tu fais ? Moi, ça me perturbe encore.


Nyann esquissa un sourire moitié amusé, moitié perplexe.


— Tu dis venir d’un monde où des engins de métal volent dans le ciel et où tu peux parler à une personne qui se trouvent à des jours de voyages de toi grâce à un objet qui fait la taille de ta main. Alors savoir qu’il existe quelque part, quelqu’un qui me ressemble, ne me semble pas si extraordinaire en comparaison.


Un point pour lui.


 


 


Lorsque je m’éveillai le lendemain de mon agression, c’était le petit matin. Le soleil peinait à transpercer à travers les frondaisons et à nous arroser de ses rayons réconfortants. Je remarquai que Nyann, qui s’était couché près de moi la veille, s’était rapproché pendant son sommeil, débordant de son couchage. De l’autre côté du feu éteint, Ilaïc était emmitouflée dans sa couverture, roulée en boule. J’étais apparemment la seule déjà réveillée, ce qui n’était pas dans mes habitudes. Je m’interrogeai sur ce qui avait bien pu mettre fin à ma nuit à une heure si matinale.


Décidée à replonger entre les bras de Morphée, je m’agitai pour trouver une position plus propice pour me rendormir. Une douleur cinglante m’étira aussitôt le flanc gauche, terminant de m’éveiller. Le cri qui m’échappa arracha Nyann à sa léthargie. Il se redressa prestement, le regard alerte, avant de constater qu’il n’y avait aucun danger et de se détendre. La tête que je tirais, mes mains plaqués contre mon ventre, l’interpella ensuite.


— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-il aussitôt avec inquiétude.


— J’ai mal, lâchai-je dans un souffle douloureux.


Je repoussai ensuite ma couverture et soulevai ma chemise, révélant une entaille boursouflée et purulente d’une dizaine de centimètres de long en travers de mon flanc.


— Oh merde.


Nyann ne s’offusqua même pas de ma vulgarité.


— Pourquoi tu n’as rien dit hier ? s’écria-t-il en se mettant debout pour se précipiter sur mon sac, à la recherche de quoi me soigner.


— Je ne l’ai pas senti, expliquai-je, en fouillant dans ma mémoire à la recherche d’une quelconque sensation pendant le dîner mais ne trouvant rien. J’aurais pourtant dû …


Le bruit que nous faisions finit par réveiller Ilaïc, qui émergea de sous sa couverture, l’air un peu perdu. Elle se frotta les yeux et demanda ce qu’il se passait. Quand mon ami lui expliqua ma blessure et son aspect peu rassurant, elle se leva vivement pour venir vérifier par elle-même.


— C’est infecté, diagnostiqua-t-elle sans hésiter, à genoux près de moi, sa main voletant au dessus de ma peau. Les eaux de la forêt de Dolimo ont des vertus calmantes, ce qui explique que vous n’ayez pas senti votre blessure hier soir. Vous ne vous souveniez pas avoir été blessée ?


Je secouai la tête. Au milieu de tout ce qu’il s’était passé, le coup d’épée que j’avais reçu dans la mare m’était complètement sorti de l’esprit. Je ne m’en étais souvenue qu’en voyant ma plaie.


— Il lui faut un guérisseur, dit Nyann, le nez toujours dans le sac à la recherche de ce qu’il voulait. Nous n’avons que des baumes utiles en cas de petites blessures, mais rien pour ce genre de cas.


Ilaïc se releva en soupirant avant d’esquisser un petit sourire amusé.


— Vous avez vraiment de la chance tous les deux, s’exclama-t-elle avec incrédulité avant que Nyann ou moi n’ayons pu nous offusquer de son amusement face à la situation. Je suis en chemin pour rejoindre un ami guérisseur. Il doit déjà m’attendre au village d’Anior, qui se trouve à moins d’une journée de marche, à l’est d’ici. En partant dès à présent, nous pourrons y être avant la tombée de la nuit.


Nyann cessa aussitôt de mettre le bazar dans mon sac.


— Il saura la soigner ? s’enquit-il.


— Bien entendu, assura Ilaïc.


Il n’en fallut apparemment pas plus pour convaincre Nyann qui s’empressa de ramasser nos affaires. Ilaïc me tendit la main pour m’aider à me remettre debout et, se faisant, me laissa découvrir les fins cercles noirs qui enserraient la base de ses doigts. Un sourire ravi s’épanouit sur mes lèvres quand je compris qu’elle faisait parti des nomades.


La position debout envoya alors des éclairs de douleurs dans toute la partie gauche de mon torse. Je serrai les dents, jugeant inutile de me mettre à jurer dans tous les sens dès que j’avais mal puisqu’il semblait que j’en aurais pour la journée. Je tentai ensuite d’avancer d’un pas, histoire de voir si marcher était à ma portée. C’était douloureux, mais pas impossible. Il me suffirait de souffrir en silence pendant les douze heures qui suivraient.


Je me mis à faire les cents pas autour du campement, dans l’espoir de m’habituer à la douleur, sans résultat. Plus je posais le pied à terre, plus les élancements étaient violents - et plus je grimaçais.  


— Je retourne à la mare, annonça Ilaïc après avoir roulé mon couchage et le sien. Il serait sans doute préférable d’utiliser ses vertus apaisantes pour soulager votre douleur : vous ne tiendrez jamais jusqu’à Anior vu les grimaces que vous faites.


Je soupirai de soulagement en la voyant se fondre entre les arbres. Heureusement qu’elle y avait songé car, tout à ma douleur, je ne parvenais à penser à rien d’autre.


Je profitai de son absence pour signaler à Nyann, essoufflée :


— Si ça peut te rassurer au sujet d’Ilaïc, elle porte la marque des nomades. N’est-ce pas une excellente raison de lui faire confiance ?


Il ne cacha pas sa surprise lorsqu’il commença à se charger de nos sacs.


— J’ignorais que les nomades étaient versés dans l’art du combat, s’étonna-t-il. Ca explique peut-être qu’elle n’en ait pas parlé hier soir, alors que cela aurait été une excellente manière d’attiser notre confiance.


— Comment ça ?


Nyann prit le temps de finir de se charger de toutes nos affaires, dédaignant les mains que je tendais dans sa direction pour récupérer ce qui était à moi, avant de m’expliquer le fond de sa pensée :


— De ce que l’on sait des nomades, ce sont des gens du spectacle, parcourant Cinq-Iles pour offrir au monde ce qu’ils savent faire de mieux : divertir les autres. Ilaïc ne semble pourtant pas verser dans les arts du divertissement. Elle ne souhaite sans doute pas être la source de mauvaises rumeurs au sujet de sa communauté, du coup, elle ne dévoile pas son appartenance à leur groupe. Je pense qu’il n’était pas intentionnel de sa part de te dévoiler ses marques.


— Alors, il vaudrait sans doute mieux faire comme si je n’avais rien vu ? demandai-je.


— Je pense, oui. Mais sache qu’apprendre qu’elle est une nomade n’écarte pas la possibilité qu’elle soit aussi une mercenaire : les deux ne sont pas incompatibles.


Je fis la moue. J’étais pourtant persuadée que lui dire qu’elle portait la marque des nomades effacerait sa méfiance.


Ilaïc revint peut de temps après la fin de notre échange, sa gourde de cuir pleine d’eau. Elle se chargea elle-même d’en faire couler une partie sur ma plaie avant notre départ. Le soulagement fut immédiat et la douleur disparut en quelques instants, nous permettant de nous mettre en route plus vite que je ne l’aurais cru.


Au vu de mon état, il fut décidé que je serais celle qui monterait sur le cheval d’Ilaïc, qu’elle avait récupéré la veille à son campement, en même temps que le reste de ses effets personnels. Quand je lui fis part de ma méconnaissance totale en matière d’équidé, elle m’assura que sa monture à la robe couleur chocolat était d’une douceur et d’une patience sans égal et que je n’avais rien à craindre. Cela ne m’empêcha pas de ressentir un certain malaise quand je me retrouvai perchée à califourchon sur la bête aux muscles puissants. Vu la hauteur du machin, je craignais plus de périr d’une chute mortelle que des suites d’une septicémie au cours de la journée.


Nous voyageâmes à vitesse tranquille, Ilaïc tirant son cheval par les rênes et nous ouvrant la voie, et Nyann marchant à mes côtés, chargé comme une mule. Je lui proposai bien à un moment de se défaire d’au moins un des sacs qu’il pouvait me confier, mais il refusa. Je ne compris pas vraiment pourquoi, puisque c’était la monture que le poids supplémentaire allait fatiguer et non moi. Et encore … le sac qui contenait seulement mes habits terriens ne pouvait pas être si lourd.


Nous nous arrêtâmes régulièrement pour baigner ma plaie avec l’eau miraculeuse récupérée dans la forêt, quand je ne supportais plus ma douleur. Nous en profitions aussi pour boire et manger un peu puisqu’il avait été décidé que nous ne ferions pas de pause déjeuner en milieu de journée, histoire d’arriver plus vite au village.


Une fois passé midi, je commençai à somnoler sur le cheval. Quand Nyann me voyait dodeliner dangereusement de la tête, il me donnait un coup dans la jambe pour me réveiller. Je savais pourtant que, même si je n’avais pas mal, les effets de l’infection se répandaient dans mon corps et qu’il m’était donc vivement déconseillée de m’endormir. Mais c’était plus fort que moi. Je résistais difficilement à l’appel du sommeil …


 


 


Je finis très certainement par perdre cette bataille.


Sans même pouvoir me souvenir d’avoir perdu connaissance, je m’éveillai à un moment, allongée sur un couchage moelleux et une couverture montée jusque sous le menton, en admirant les mouvements lents d’une toile beige bercée par le vent au dessus de ma tête. Il me fallut un peu de temps pour remettre les connexions neuronales en place.


Une fois parfaitement consciente, je me redressai précipitamment, un peu paniquée et brièvement étourdie par mon mouvement, avant de m’apercevoir que Nyann se trouvait à quelques pas de la tente sous laquelle je dormais, assis près d’un feu ronflant en compagnie d’Ilaïc et d’un homme à la peau sombre. Aucun d’eux ne remarqua mon réveil.


J’en profitai pour repousser la couverture à mes pieds et soulever ma chemise déchirée et tachée de sang afin de regarder ma plaie. Il n’y avait plus qu’une ligne fine et rosée, signe d’une cicatrisation en cours, et aucune trace de l’infection qui m’avait fait tourner la tête des heures durant, perchée sur le cheval d’Ilaïc. J’en déduisis que nous étions arrivés au village dans les temps et que l’homme de haute stature qui se trouvait plus loin devait être le guérisseur que nous recherchions.


Mon ventre se mit à gargouiller quand une bonne odeur de viande rôtie parvint jusqu’à mes narines. Vu les nœuds que faisaient mon estomac, j’avais dû rester inconsciente quelques jours.


Prudemment, je tentai de me relever. Le monde tangua un instant avant de retrouver sa stabilité et je pus rejoindre le petit groupe à l’extérieur de la tente. L’inconnu étant installé face à elle, il fut le premier à remarquer mon approche. Il se mit aussitôt sur pied et se précipita vers moi pour m’apporter son soutien.


— Ravi de vous voir sur pied, dit-il avec un sourire soulagé. Pendant un temps, j’ai craint qu’on ne vous ait amené à moi trop tard.


Je lui rendis son sourire et il m’aida à m’asseoir entre Nyann et Ilaïc, sur un tas de tapis et de larges coussins, avant de découper un morceau du lapin qui rôtissait au dessus des flammes. Il l’accompagna de pomme de terre roses, typiques de Cinq-Iles, et me tendit l’assiette que j’acceptai avec reconnaissance.


— Je suis Dalyn, se présenta-t-il ensuite.


— Myriam, répondis-je d’une voix enrouée d’avoir été forcée au silence trop longtemps.


— Oui, je le sais. Votre compagnon s’est déjà chargé des présentations.


J’aurais sans doute pu le deviner moi-même, mais mes capacités de reflexion étaient légèrement émoussées à cause de la faim et de mon état global assez peu reluisant.


Nyann me tendit ensuite un verre d’eau fraîche que j’avalai d’une rasade avant d’attaquer mon repas. Je constatai qu’eux-même était en plein milieu de leur dîner, si j’en jugeais au crépuscule qui nous entourait.


— Tu m’as fait une belle peur, me confia Nyann après m’avoir laissé le temps d’avaler tranquillement quelques morceaux. Tu t’es évanouie alors que nous n’étions plus qu’à une heure de marche d’Anior. Tu as failli tomber de cheval. Heureusement qu’Ilaïc a d’excellents réflexes.


Je levai mon verre en direction de la nomade, en signe de remerciement. Elle me répondit d’un petit signe de la tête, accompagnée d’un sourire en coin que j’estimais soulagée. Je supposais qu’elle l’aurait eu mauvaise de me voir rendre l’âme après avoir risquer sa peau pour sauver la mienne. Moi, en tout cas, c’est comme cela que j’aurais vécu la chose.


Je remarquai que son visage était débarrassé de la vilaine brûlure ; j’en déduisis que Dalyn avait aussi œuvré sur elle. Comme les habitants de mon monde aurait adoré avoir des guérisseurs pour les débarrasser de toutes leurs vilaines cicatrices !


— Comment vous sentez-vous ? s’enquit soudain Dalyn en engouffrant son dîner par portions gigantesques.


— Faible, répondis-je sans mentir. J’ai la tête qui tourne un peu.


— C’est normal, vous avez besoin de reprendre des forces : vous êtes restée alitée trois jours entiers. Je vous conseille de vous reposer toute la journée de demain et de ne reprendre votre route vers le nord qu’ensuite. Cela me permettra aussi de vérifier que tout va bien avant de vous laisser repartir ; j’ai à cœur de faire mon travail correctement.


Souriante, j’acquiesçai d’un signe de tête. Prendre une journée de repos ne me semblait pas être du superflu. De plus, avec un peu de chance, Ilaïc resterait elle aussi, me permettant de prolonger ce sentiment de confort et de familiarité si plaisants.


 

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