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Chapitre 7

 

En sautant à terre à la fin de cette première journée de voyage, je m’étirai longuement. J’avais le dos fourbu et n’aspirais qu’à une chose, me dégourdir les jambes.

Nous nous étions arrêtés à l’écart de la route, dans un bois dense truffé de rochers et à la végétation luxuriante. Orun s’était engagé difficilement entre les arbres avec son chariot, mais à force de chercher, nous avions finis par trouver suffisamment de trouées où faufiler notre moyen de transport, jusqu’à arriver dans une jolie clairière fleurie, abreuvée par un ruisseau.

A la fin de ma gymnastique, je ne me manquai pas de remarquer que mes compagnons mettaient déjà en branle une routine visiblement bien huilée. Pendant que l’un ramassait des pierres pour former un cercle avec, un autre ramassait du bois  tandis que les deux autres récupéraient notre dîner à l‘arrière du chariot.

Un peu mal à l’aise à l’idée de ne pas mettre la main à la pâte, je m’approchai d’Orun, chargé d’allumer le feu de camp, pour savoir si je pouvais me rendre utile.

— Nous avons passés près de deux mois ensemble sur les routes, nous avons nos habitude. Vous pouvez juste vous asseoir et attendre que le repas soit prêt, répondit-il.

Sur ces mots, il posa les mains au dessus des bûches et ferma les yeux. Intriguée, je me penchai, mains sur les genoux, pour regarder ce qu’il faisait. Au début, il ne se passa rien, m’incitant à penser que le vieux conseiller commençait peut-être à perdre la boule mais, au bout d’une petite minute, j’entendis un craquement et des petites flammes apparurent au centre de la plus grosse bûche. Orun écarta ensuite les mains et le feu suivit son mouvement, embrasant les autres morceaux de bois.

J’en lâchai une exclamation admirative.

— Pratique, ne pus-je m’empêcher de commenter.

Orun lâcha un petit rire discret et se redressa, s’installant dans l’herbe verte de façon nonchalante.

— Le magie a ses bons côtés. Mais je suis un piètre magicien. Sosha, le Mage que vous rencontrerez bientôt, est capable de bien plus grands prodiges.

— Tous les magiciens ne sont pas égaux en termes de puissance ? demandai-je, curieuse, en venant m’installer à côté du conseiller.

— Non, car notre puissance dépend de notre travail. Comme votre corps si vous voulez. Plus vous l’exercez, plus il est fort. C’est pareil avec la magie. Je n’ai étudié que très peu, juste de quoi la contrôler - le passage obligé pour tous les magiciens - puis je suis retourné à mes affaires habituelles.

— Donc, en tant que magicien, vous n’êtes pas obligé de faire un travail en rapport avec votre don ? m’étonnai-je.

— Non, pourquoi ? Pensez-vous que cela devrait être le cas ? s’étonna à son tour Orun.

Je secouai la tête en guise de réponse. J’étais à peu près certaine que si des magiciens avaient vu le jour sur Terre, on les aurait obligés à exploiter cette magie au maximum. Les différents instances régissant mon monde n’auraient jamais laissé une telle puissance servir à des fins uniquement domestiques. J’étais agréablement surprise d’apprendre que ce n’était pas le cas sur Cinq-Iles.

Pendant que nous discutions, Nyann avait terminé de ramasser du bois. Il entassa les branches près d’Orun puis repartit vers le chariot. Les deux autre gardes, eux, en revenaient, les bras chargés. Ils déposèrent vaisselles et victuailles au conseiller avant de rejoindre Nyann. En remarquant ensuite que le magicien s’attelait à la confection de notre dîner, j’en déduisis qu’il était chargé de préparer les repas. Pendant qu’il installait une marmite au dessus du feu qui flambait comme si on l’avait allumé des heures plus tôt, je m’intéressai à ce qu’il passait du côté des soldats. Ils s’étaient débarrassés de leurs cuirasses sur le plateau du chariot, ne conservant que pantalons et chemises, et s’étaient éloignés pour que deux d’entre eux s’engagent dans un duel à l’épée, surveillés par le troisième.

— Que font-ils ? demandai-je, surprise par leur manège.

Orun glissa une œillade rapide sur ce que je regardais, puis retourna à sa préparation en me répondant :

— Entraînement. Ce sont des soldats, ils ne doivent pas perdre la main. Donc, tous les soirs, ils font des duels. Ca leur permet de continuer à travailler leur habilité, leur endurance, leur force et les différentes techniques qu’ils connaissent.

Et le moins qu’on pouvait dire, c’était qu’ils ne plaisantaient pas. Même si je me trouvais à plusieurs mètres d’eux, j’entendais clairement le bruit qui résonnait à chaque fois que leurs larmes entraient violemment en contact, m’arrachant systématiquement un sursaut. Je croisai les doigts pour qu’aucun d’entre eux ne se blessent.

— Au fait, je ne connais que votre nom et celui de Nyann, dis-je à Orun au bout de longues minutes passées à observer les soldats, le cœur battant d’angoisse. Comment s’appellent les deux autres ?

- Born et Issa, répondit-il en désignant tour à tour le blond à la mâchoire carré et le brun aux yeux bleus, qui s’obstinaient à vouloir s’étriper.

Il retourna ensuite s’occuper du dîner en silence. Il me semblait qu’il préférait que je le laisse tranquille, aussi, plutôt que de continuer à m‘angoisser à chaque son de métal s’entrechoquant qui retentissait dans la clairière, je décidai de me lever et d’aller observer d’un peu plus près l’entraînement des soldats. Je me glissai près de Nyann, resté à bonne distance des duellistes mais doté du regard perçant de celui qui jugeait chaque geste effectué, tel un entraîneur. Je trouvais cela plutôt étrange, vu qu’il me semblait être le plus jeune des trois. A moins, bien sûr, que je ne me trompai et qu’il ne les scrutait de manière si appuyé qu’à la seule fin d’apprendre.

Le duel des deux hommes était plutôt statique. A travers les films et séries que j’avais visionné sur Terre, j’avais pourtant toujours pensé que ce genre de combats étaient plus spectaculaires, truffé de pirouettes en tous genres. Il fallait croire que ce n’était que pour la magie du cinéma : Issa et Born, eux, ne faisaient guère qu’avancer ou reculer de quelques pas, leurs bras faisant la majeure partie du travail. Le plus impressionnant dans ce duel était la vitesse d’exécution, certains de leurs enchaînements me paraissaient presque flous.

Je restai à les regarder - rejointe par Issa lorsqu’ils échangèrent leurs places, puis par Born - jusqu’à ce que Orun nous annonce que le repas était prêt. Les trois jeunes hommes étaient en sueur et ils prirent le temps d’aller se rafraîchir au ruisseau avant de nous rejoindre pour un dîner qui débuta dans un silence un peu gênant. Je devinai être certainement la cause de ce malaise, ma présence soudaine mettant sans doute à mal des habitudes gagnées par un voyage effectué à quatre pendant longtemps. Je décidai donc de briser la glace la première :

— Une question m’a taraudée l’esprit toute la journée, dis-je, en ne m’adressant à personne en particulier. Cette nuit, quand je suis sortie du village pour aider à éteindre le premier incendie, j’ai vu des boules de feu tomber du ciel. Juste après, quelqu’un à hurler qu’il y avait un dragon. Ca a créé la panique.

Je laissai un blanc, me permettant ainsi d’observer les réactions de chacun. Tous affichaient un intérêt poli, sauf Orun qui fronçait des sourcils d’un air soucieux.

— Alors, il y avait vraiment un dragon au dessus de Dorca la nuit dernière ? finis-je par demander.

Orun secoua la tête sans se départir de son air.

— Possible mais peu probable.

J’en frissonnai. J’avais espéré qu’on se moquerait de moi pour avoir cru à de telles idioties, pas qu’on confirme la présence de telles créatures fantastiques dans un monde où tout me paraissait déjà bien dangereux.

— J’en doute sincèrement, ajouta aussitôt Nyann en rompant un morceau de pain pour saucer le fond de son assiette, vidée de sa soupe de légumes. Nous n’avons plus vu de dragons depuis des siècles.

— C’est vrai. Sans compter que, si une créature d’une telle envergure s’était bel et bien trouvée à voler au dessus de nous la nuit dernière, nous l’aurions au moins entendu, poursuivit Orun qui, comme moi, mangeait son repas plus lentement que les soldats. Et plus certainement encore, nous aurions senti les bourrasques de vent que son déplacement dans les airs auraient occasionnés. Il n’y avait rien de tout cela, alors je ne pense pas qu’il y avait réellement de dragons la nuit dernière.

— Mais les boules de feu alors ? D’où venaient-elles ? Je les ai clairement vu tomber du ciel ! objectai-je.

— Moi aussi, je les ai vus, intervint Issa en déposant son assiette quasi propre sur l’herbe, près de son pied.

— Cela ne prouve rien, insista Orun. Il faisait nuit noir, la lune était caché derrière des nuages. Nous n’avons aucune certitude sur ce qu’il s’est passé, mais les chances que la destruction de Dorca soit du fait d’un dragon sont quasi nulles. Comme l’a dit Nyann, personne n’a aperçu une seule de ces créatures depuis des siècles. C’est probablement une espèce éteinte.

Même si cela ne faisait qu’épaissir le mystère sur ce qu’il s’était dérouler la nuit précédente, la confiance d’Orun me rassura. Ma présence sur Cinq-Iles était assez stressante, pas besoin d’y ajouter la menace potentielle de se faire dévorer vivante ou brûler vive par un gros lézard volant.

 

 

Nous passâmes les trois jours et les deux nuits suivantes sur la route avant d’atteindre la ville la plus proche. Paset, de son nom, n’avait rien à voir avec Dorca. Elle était trois ou quatre fois plus étendue que le village que j’avais quitté et avait été bâtie à l’extrémité d’un fleuve, le surplombant légèrement. Bien que Paset était elle aussi ceinte d’une muraille, cette dernière était faites de rondins de bois beaucoup plus massifs que ceux qui composaient la barricade de Dorca et l’on apercevait des soldats montant la garde à l’extérieur, aux différents points d’entrée de la ville. Il y avait un va-et-vient constant de personnes en tous genres, à pied, en chariot ou à cheval. Je vis même passer une calèche.

— Ce soir, nous dormirons dans un lit confortable, clama Born avec bonne humeur depuis sa monture.

J’esquissai un sourire à cette perspective, ravie moi aussi. Je n’avais jamais eu de soucis particuliers avec les nuits passées à la bonne étoile - avec mes parents, du temps de leur mariage, nous avions pour habitude de partir camper tous les étés pour voir du pays - mais sur Cinq-Iles, le camping avait une toute autre saveur, bien plus sauvage. Et puis, j’avais dû faire une croix sur un semblant d’intimité. Hormis pour nos besoins, nous étions toujours restés groupés, je n’avais donc pas eu droit à une toilette digne de ce nom depuis plusieurs jours, m’étant contentée de débarbouillage rapide au dessus d’un point d’eau, à l’instar de mes compagnons. J’espérais pouvoir m’éclipser un moment pour aller barboter dans le fleuve.

Nous pénétrâmes lentement dans la ville, Orun menant son attelage avec douceur au milieu des badauds. Ici, les rues étaient bien plus larges qu’à Dorca et les maisons de meilleures qualités. Certaines étaient en pierre, d’autres en bois, quelques unes avaient plusieurs étages, mais toutes étaient étroites, serrées les unes contre les autres comme des sardines dans leur boîte de conserve. Il n’y avait de l’espace entre elles que pour des ruelles sombres et étriquées.

J’ignorai quel jour de la semaine on était - ce monde ne semblait pas connaître le calendrier auquel j’étais habituée - mais il régnait une ambiance particulière, comme un jour chômé. Il y avait du monde dans la rue que nous remontions en direction du centre de la ville, me semblait-il. Hommes, femmes et enfants se baladaient, s’interpellaient, discutaient avec animation. Orun avait du mal à s’insérer au milieu de tous ces gens qui traversaient sans prêter attention aux attelages ou aux chevaux. Les soldats, eux, avaient mis pied à terre, tirant leurs montures par la bride et protégeant notre convoi.

J’avais fini par comprendre aux cours des derniers jours que Orun et sa garde rapprochée ne s’étaient pas retrouvés à Dorca pour une simple visite de courtoisie, contrairement à ce que j’avais pensé. Le conseiller effectuait une fois tous les deux ans un tour des plus grandes cités pour recueillir les pensées des sujets du royaume. Il restait dans chaque ville pendant quelques jours pour échanger avec eux à propos de leurs vies, de ce qu’ils appréciaient, de ce qu’ils auraient aimé voir changer. Au passage, il arrivait que certains offraient des cadeaux à leur roi que Orun était ensuite chargé de ramener à bon port. Si pour les plus pauvres des habitants il s’agissait souvent de denrée périssables, les plus fortunés eux, n’hésitaient pas à être généreux, d’où la garde, qui devait veiller sur ces précieux présents. Dorca ne faisait pas partie de la liste des villes qu’il devait visiter, mais c’était son rituel d’y faire un crochet à la fin de sa tournée pour rendre visite à Siam et Reddi, d’où notre rencontre.

Le soleil éclatant de cette belle journée d’été reparut soudain alors que nous quittions la grande avenue ombragée pour s’arrêter sur une place entièrement pavée et ornée d’un bassin en son centre. L’ endroit était large et encombré par les étals d’un marché plein de vie. Face à nous, un magnifique bâtiment aux vitres colorées, à la pierre blanche et dotée d’une coupole rutilante occupait la moitié de la largeur de la place. Elle respirait l’opulence et me laissait ébahie par son évident contraste avec le reste de la ville.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Orun qui descendait du chariot en désignant le bâtiment de la main.

— La demeure du seigneur Arrah, répondit-il. C’est le protecteur de la ville, il représente le roi dans cette partie du royaume.

Sans ajouter un mot de plus, il me fit signe de descendre. J’en déduisis que nous étions arrivés à bon port.

Orun avait rangé le chariot le long d’un bâtiment en bois, en face de la maison du protecteur de Paset, et s’occupait maintenant de détacher les chevaux et d’accompagner Issa et Born derrière l’édifice à deux niveaux, d’où je sentais provenir une odeur de fumier. Il y avait certainement une écurie dans ce coin, donc nous étions arrivés à l’auberge qui allait nous accueillir pour la nuit. Je levai la tête pour regarder l’établissement. Des pierres assombries par le temps ornaient le rez-de-chaussée, contrastant avec l’étage en bois plus clair et aux fenêtres rutilantes. Certaines étaient ouvertes, nous faisant parvenir le bruit des conversations qui avaient cours au sein des chambres habitées.

Les trois hommes revinrent rapidement et entreprirent immédiatement de décharger le chariot de tout ce qu’il contenait.

— Nous allons confier tout cela au seigneur Arrah pour la nuit, nous annonça Orun. Issa et Born suffiront pour m’aider.

Je glissai un œil sur Nyann, prié lui aussi de rester en retrait. Il proposa au magicien :

— Je me charge de nous réserver des chambres à l’auberge dans ce cas.

Sa offre fut aussitôt refusée d’un signe désinvolte de la main.

— Pas tout de suite, il n’est pas impossible que le protecteur nous offre le gîte et le couvert. Installez-vous dans l’auberge et désaltérez-vous en attendant si vous voulez. Nous devrions être rapidement de retour.

Sur ces mots, il s’empara des deux derniers sacs du chariot et suivit Issa et Born qui fendaient déjà la foule du marché en direction de la splendide demeure. Je poussai un soupir et descendis enfin du chariot, avant de récupérer à mon tour mes effets personnels, peu désireuse de les abandonner là sans surveillance, à la merci du premier chapardeur venu.

— Je n’éprouve aucunement l’envie d’aller m’installer où que ce soit après toutes ces heures passées assis, fit alors Nyann. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous marchions un peu autour du marché en les attendant ?

Pour toutes réponses, je secouai silencieusement la tête. J’appréciai sa proposition car j’étais dans le même état d’esprit que lui : mes fesses étaient endolories par ces quatre jours de voyage, installée sur un banc de bois dur et peu confortable. Je devrais peut-être suggérer à mes compagnons d’investir dans des coussins ?

Nyann se mit en route aussitôt son offre acceptée et me guida dans le dédale du marché. Les étals étaient alignés en cercle autour du bassin, laissant entre eux suffisamment d’espace pour que les habitants puissent circuler facilement. L’ambiance était animée, chacun des marchands jouant de sa voix pour interpeller, enjôler ou convaincre les passants. Il se vendait de tout sur ce marché : viandes, poissons, fruits et légumes, pain, étoffes, bijoux ou armes. Je ne savais plus où donner de la tête. Nous flânions entre les tables abritées sous d’immenses toiles colorées et, une fois mon émerveillement face à tous ces produits inconnus passé, je finis par m’apercevoir que, comme à Dorca, Nyann attirait les regards de la gent féminine. Lui semblait ne pas en faire cas, se contentant de poser un regard plus ou moins intéressé sur les produits quand il ne s’assurait pas que j’étais bien toujours près de lui. J’avais l’impression que son rôle de garde du corps, imposé par Orun après l’incendie, était toujours d’actualité, ce que je trouvais étrange puisqu’il n’avait plus lieu d’être.

Au cours de notre déambule, nous tombâmes sur un drôle de spectacle. L’un des emplacements du marché ne contenait pas de stand, mais seulement une petite estrade sur laquelle était juché un homme d’une trentaine d’année à la barbe rousse fourni et au regard fiévreux. Il portait une espèce de robe de bure jaune sale et hurlait par dessus le vacarme de la foule pour se faire entendre.

— Écoutez mes paroles ! Voyez la vérité ! clamait-il de toute la force de ses poumons en agitant un petit livre au dessus de sa tête. Ils nous mentent depuis des siècles. Ils ne sont pas nos ennemis. Croyez la Prima ! Ayez confiance en ses prophètes !

Je fronçai de sourcils, interpellée par l’homme et la signification de ses paroles nébuleuses.

— La guilde du culte, lâcha alors Nyann dans un soupir juste à côte de moi en regardant la scène avec dédain.

— La quoi ? m’étonnai-je, peu sûre d’avoir bien compris.

— La guilde du culte, répéta-t-il en me regardant comme si j’aurais dû comprendre ce que cela impliquait.

J’étais intriguée, j’aurais bien voulu lui poser d’autres questions au sujet de cette rencontre surprise avec les premiers signes de religion que je croisais sur Cinq-Iles mais, lors d’une discussion privée avec Orun le lendemain de notre départ, il m’avait prié de cacher autant que possible mes origines. Pour les gardes, j’étais une malheureuse orpheline que le conseiller ramenait à la capitale à la demande de sa cousine, je devais donc cacher que j’ignorais beaucoup de choses sur ce monde.

— Ah oui, c’est vrai, la guilde du culte. Et si on continuait ? proposai-je en désignant de la main le reste du marché qui s’ouvrait devant nous, frustrée de ne pouvoir interroger Nyann.

Nous déambulâmes encore quelques instants jusqu’à ce que nous soyons rejoints par le reste de notre groupe. Orun fut ravi de nous trouver sur le marché, même si ce fut par hasard qu’il nous tomba dessus en rebroussant chemin. Comme il fallait nous réapprovisionner en nourriture pour le reste du voyage, il nous proposa alors de nous scinder en plusieurs groupes pour plus d’efficacité. Chacun d’entre nous se retrouva muni d’une certaine somme, tirée de la bourse du conseiller, et désigné pour s’arrêter à un étal en particulier. Les trois gardes partirent aussitôt chacun de leur côté et j’attendis qu’ils soient suffisamment éloignés de nous pour rattraper Orun, surpris par mon geste, et lui rendre son argent.

— Je ne suis pas familière de votre économie, lui expliquai-je. Je serais incapable d’éviter les arnaques.

— Siam et Reddi ne t’ont jamais chargé des commissions ?

— Je me contentais de suivre Siam pour porter les affaires quand elle en avait besoin, mais la plupart du temps, ils se faisaient simplement livrer à l’auberge.

L’explication donné, je suivis Orun sur le marché. Nous fumes chargés de récupérer assez de fruits et légumes pour tenir jusqu’à la capitale : il n’y aurait pas d’autres arrêts en ville avant notre arrivée à Nashda et il n’était pas sûr que nous croisions des fermes sur notre itinéraire.

Orun m’expliqua que d’année en année, beaucoup de choses changeaient dans les campagnes et que, même si la fois précédente il avait eu la chance de tomber sur des fermiers généreux qui n’avaient pas manquer de lui offrir - à hauteur de leurs moyens évidemment - ce dont il avait besoin, rien ne lui garantissait que ce soit de nouveau le cas la fois suivante. Il fallait donc en prévoir en conséquence.

Nous ne fûmes pas trop de deux pour rapporter tout ce que nous avions achetés au point de rendez-vous, l’auberge qui nous accueillerait pour la nuit vu que le protecteur de la ville et sa famille étaient absents. L’établissement choisi semblait plutôt bien tenu. La longue et étroite salle à manger qui s’ouvrit à nous à notre entrée était quasiment vide en ce milieu d’après-midi. Seuls deux vieux hommes aux cheveux blancs et parsemés discutaient devant une chopine, installés au comptoir derrière lequel une femme d’une trentaine d’année s’occupait de la vaisselle à nettoyer.

— Bienvenus ! s’écria-t-elle chaleureusement d’une voix claire dès qu’elle nous vit. Que puis-je pour vous ?

Orun réclama deux chambres. La jeune femme hésita et loucha sur moi avant que le conseiller ne lui certifie que j’étais de sa famille et que nous partagerions l’une des chambres tandis que la seconde serait pour nos trois compagnons. Elle attendit un signe d’assentiment de ma part puis redevint chaleureuse une fois rassurée sur mon sort. Je sourcillai devant son manège. Apparemment, je n’avais pas compris à quel point la position de la femme sur Cinq-Iles était réglementée puisque je n’avais même jamais envisagée ne pas pouvoir voyager avec une personne de sexe masculin sans que celle-ci ne soit de ma famille. Je prenais doucement conscience d’à quel point j’avais été chanceuse d’être recueillie par Siam et Reddi lors de mon atterrissage tonitruant dans leur étable.

Une fois nos deux chambres allouées, nous montâmes y déposer nos provisions et nous y reposer avant le dîner. Comme annoncé à la jeune femme au rez-de-chaussée, Orun et moi occupèrent la même pièce, meublée de deux lits simples et séparés par un petite table de chevet. Nous avions vu sur l’arrière de l’auberge et l’écurie où reposaient les montures, impossible du coup d’ouvrir les fenêtres pour aérer la pièce surchauffée sans être incommodée par les odeurs de fumiers. Mais de toute façon, fatiguée comme je l’étais par les précédentes nuits écourtées et peu reposantes, je m’écroulai rapidement sur le premier lit et m’endormis presque sans m’en rendre compte.

Je me réveillai des heures plus tard, si j’en jugeais à la luminosité de la chambre qui avait grandement diminué, secouée par Orun.

— C’est l’heure du dîner, Myriam, voulez-vous vous joindre à nous ? 

J’acquiesçai d’un signe de tête, l’esprit encore embrumée par cette sieste tardive puis m’étirai. Orun quitta la pièce en m’indiquant que je n’aurais qu’à les rejoindre au rez-de-chaussée dès que je serais prête. Je me levai en baillant, m’approchai de la table sur laquelle était posée une bassine d’eau fraîche dont je m’aspergeai généreusement le visage pour chasser les dernières bribes de sommeil, puis passai rapidement la main dans mes cheveux pour les démêler. Je remarquai alors qu’ils avaient bien poussé pendant les quelques semaines écoulées, leur pointe m’arrivant désormais à la poitrine. Je les rattachai vite fait en une queue de cheval haute, dans l’espoir de dégager suffisamment ma nuque pour y sentir passer un brin d’air frais rafraîchissant, et rejoignis la salle à manger.

La pièce était bondée et animée. Il n’y avait pas moins de trois jeunes filles - sans doute âgée de pas plus de quinze ans pour la plus vieille - pour assurer le service, en complément de la femme qui nous avait accueilli et qui tenait toujours son bar. L’ambiance était différente de celle qui avait régné dans l’auberge de Siam et Reddi, qui avait été plus posée qu’ici où les rires et les cris n’essayaient aucunement de se faire discrets. Orun me fit un signe de la main depuis sa place, installé en compagnie des trois soldats à une table ronde dans un coin de la pièce. J’eus presque du mal à me frayer un chemin jusqu’à eux sans heurter qui que ce soit dans la foule agglutinée. En m’asseyant, je remarquai que les plats étaient déjà servis et qu’ils ne m’avaient pas attendue pour attaquer. Je me jetai à mon tour sur mon assiette, plus affamée que je ne le pensais. 

— Myriam, fit soudain Nyann au milieu du repas, brisant le silence qui s’était installé entre nous cinq. Par hasard, les deux hommes à l’extrémité gauche du comptoir ne vous seraient-ils pas familiers ?

Je me retournai sans même me demander si j’aurais dû au moins tenté de le faire discrètement. Les deux hommes d’une quarantaine d’années discutaient joyeusement en sirotant une chope de bière, boisson de prédilection dans ce monde. L’un portait des cheveux bruns et très longs attachés dans la nuque, l’autre arborait un blond très clair coupé aux oreilles, et tous deux portaient des tenues poussiéreuses, signe d’un long voyage. Je ne voyais pas leurs visages puisqu’ils me tournaient le dos. Je restai quand même les fixer un moment, attendant que l’un d’eux finissent par bouger pour que je puisse apercevoir plus qu’un profil. Mon attente fut récompensée très vite. Un frisson me parcourut quand je reconnus aussitôt celui qui avait bougé. Je me détournai, le cœur battant.

— Je crois que ce sont deux des hommes qui m’ont agressé à Dorca, lâchai-je dans un souffle, l’appétit soudain coupé.

— C’est bien ce qu’il me semblait, confirma le soldat en posant à son tour ses couverts.

— Ils nous auraient suivis jusqu’ici depuis le village ? s’étonna Issa, notre échange n’ayant pas échappé aux autres membres de la tablée. Plutôt persistants pour de simples voleurs.

— C’est une possibilité, renchérit Nyann. Mais ça pourrait être aussi une coïncidence. Nous ferions mieux de surveiller nos arrières quand nous aurons repris la route.

Je glissai un œil sur Orun qui avait gardé le silence. Il terminait son assiette, les sourcils froncés. Son regard rencontra le mien et j’y lu les mêmes doutes que ceux qui assaillaient mon esprit. Le souffle saccadé, je posai les mains sur mon médaillon que je sentais à travers ma robe. Le magicien lui-même avait été interpellé par le bijou quand je le lui avais montré, signe qu’il n’avait rien de commun. Je me demandai à présent à quel point il pouvait être spécial pour convaincre de simples voleurs de prendre autant de risques.

 

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