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A mon retour au village, après avoir passé mon après-midi à me balader au pied des montagnes, je fus ralentie près de la porte nord par l’un des fermiers du coin ayant apparemment fait tomber le contenu de l’un de ses sacs entreposés dans une charrette. Beaucoup de monde s’affairait à l’aider à tout récupérer, offrant le spectacle d’une dizaine de personnes à genoux dans l’herbe jaunie par la chaleur, ramassant les navets qui avaient roulés tout autour du chemin. Avisant à mon tour quelques uns des légumes à mes pieds, je me penchai aussitôt pour participer à l’effort commun.

Lors de mes premières balades, il m’était arrivé de tomber sur ce même genre d’incident, sans que je pense spontanément à offrir mon aide. Très rapidement, mon comportement avait été mal vu dans la communauté et on en avait avisé Siam qui, à son tour, m’avait transmis le message. Depuis, je mettais un point d’honneur à mettre de côté mes habitude de citadine nombriliste. J’avais bien compris qu’à Dorca, l’entraide était quasiment élevée au rang de religion.

En rejoignant la charrette autour de laquelle on s’affairait, je ramassai le maximum de navets que je pus puis rendis le tout au malheureux paysan qui voyait une partie de sa récolte abîmée. Il me remercia chaleureusement, comme il le faisait à tout ceux qui avaient pris le temps d’arrêter ce qu’ils faisaient pour lui prêter main forte, puis je repris ma route vers l’entrée du village. Contrairement à d’habitude, il y avait de l’agitation dans la grande rue. En m’approchant de l’auberge à pas tranquilles, je compris que les quelques chevaux qui piaffaient devant l’établissement étaient le centre de l’attention des villageois. Parmi eux, une grande majorité de jeunes filles d’à peu près mon âge. Elles revenaient certainement de leur bain et se retrouvaient au village pour passer la soirée ensemble, comme à leur habitude, avant de retourner dans leurs maisons respectives.

— L’uniforme est si beau, entendis-je murmurer l’une d’entre elles, une brunette aux jolies formes, en m’approchant du regroupement.

— Je trouve que le brun est celui qui le porte le mieux, répondit en gloussant son amie rousse tout en jambes, accrochée à son bras. Si seulement je pouvais trouver l’occasion de lui parler …

Je dus jouer des coudes pour me frayer un chemin au milieu de la vingtaine de personnes qui me barraient l’accès à l’auberge. Les jeunes filles du village semblaient tout excitées par l’arrivée des nouveaux clients et s’agglutinaient autour d’eux. Quand je sortis du demi-cercle formée par une douzaine d’entre elles, je compris que les deux hommes qui discutaient avec les filles les plus proches d’eux ne m’avaient pas facilité la tâche. En leur jetant un bref coup d’œil, je remarquai qu’ils n’avaient rien des voyageurs habituels : des épées pendaient à leur hanche et ils portaient un plastron en métal orné d’un emblème argenté, passée par dessus leur chemise blanche. Des soldats, donc. Une première pour moi.

Alors que je m’apprêtai à contourner les chevaux pour rejoindre la porte d’entrée de l’auberge, un troisième garçon les rejoignit. Je m’arrêtai brusquement en reconnaissant de profil la silhouette athlétique et le cheveu foncé. Sans réfléchir, je me ruai vers lui et l’attrapai par le bras pour l’obliger à me faire face en m’écriant, pleine de joie :

— Anthony ! Comment es-tu … 

Ma voix mourut avant d’avoir terminé ma phrase, stoppée dans mon élan par le visage qui me faisait face. Bien que ressemblant de manière étrange à Anthony, la dernière personne que j’avais vu sur Terre, il ne pouvait être lui : ses cheveux étaient trop longs et une fine cicatrice coupait son arcade sourcilière gauche en deux. Sans compter que le soldat, qui me regardait à présent droit dans les yeux, affichait une surprise non feinte et ne semblait pas me reconnaître le moins du monde. Je sentis le bref espoir qui s’était emparé de mon être en croyant tomber sur une autre personne étrangère à cette terre, s’évaporer comme neige au soleil.

Entendant soudain monter des murmures scandalisés et des halètements outrés, je relâchai le bras du soldat. L’espace d’un instant, j’avais oublié que ce genre de geste était jugé inconvenant par ici. Le soldat lui-même faisait maintenant peser un drôle de regard sur ma personne.

— Toutes mes excuses, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, me justifiai-je à mi-voix en sentant me monter les larmes aux yeux, déçue par ma méprise.

 Je courus ensuite me réfugier à l’auberge, loin des regards, et claquai la porte sans le vouloir, attirant ainsi l’attention de Siam attablée en compagnie de Reddi et d’un homme aux cheveux blancs qui me tournait le dos.

— Myriam, s’écria-t-elle, sourire joyeux aux lèvres, en se levant du banc pour me rejoindre. Mon cousin, Orun, vient d’arriver. Approche que j’te présente.

Je fis de mon mieux pour repousser au loin la déception et le chagrin que j’avais ressenti puis accédai à la demande de Siam, la laissant me guider jusqu’à la table alors que son cousin se retournait.

Orun devait avoir dans les soixante ans, avait un visage longiligne dans lequel s’enchâssait une paire d’yeux globuleux d’un bleu vif lui conférant un air de hibou, et était habillé d’une tenue de voyage fatiguée mais de qualité certaine, étirée par sa corpulence généreuse, et qui n’avait rien à voir avec les fripes dont les gens du coin se revêtaient. Il m’adressa un signe de tête courtois auquel je répondis sans bien comprendre pourquoi Siam m’invitait à me joindre à eux.

— Orun, poursuivit-elle à l’adresse de l’homme tout en me forçant à m’asseoir près de lui en faisant pression sur mes épaules, c’est la jeune femme dont j’t’ai parlé tantôt, Myriam. Qu’en penses-tu ?

Euh … pourquoi ce monsieur devrait avoir un avis à mon sujet au juste ? Je lançais un regard un peu paniquée à Siam, tentant de chasser l’idée déplaisante qui venait de m’effleurer l’esprit. Siam n’était tout de même pas en train de me préparer un mariage arrangé avec ce vieux hibou, hein ?

— Siam m’a raconté votre histoire, damoiselle, dit Orun d’un ton calme, les yeux emplis de curiosité et étranger à mes pensées. Je vous avoue que ce qui vous est arrivé est pour le moins intriguant. Accepteriez-vous de répondre à quelques questions ?

Les battements de mon cœur ralentirent quand je compris que mes doutes ne se confirmaient pas.

— Vous êtes un ensorceleur ? demandai-je, pensant que Siam lui avait parlé de mon aventure pour cette raison.

— Oh non, loin de là. Ma magie n’est pas aussi puissante, je le crains, fit-il avec un petit sourire amusé. Mais je suis tout de même un magicien et, puisque je travaille à la cour royale, je pense pouvoir être d’une aide assez conséquente. Siam me disait que, sans un certain collier, vous ne comprenez pas ce que disent les gens autour de vous ?

J’hésitai un instant. Je n’étais pas à l’aise avec l’idée de raconter mon histoire au premier inconnu venu alors je jetai un œil aux aubergistes. Je doutais sincèrement que l’un ou l’autre puisse chercher à me nuire - si c’était le cas, il l’auraient fait depuis longtemps - alors je décidai de leur faire confiance :

— C’est le cas, oui. Et nous pensons aussi que c’est à cause de lui que je me suis retrouvé à Dorca.

Je glissai la main sur la chaîne apparente pour sortir le médaillon de sous ma robe, consciente qu’à un moment ou un autre, il allait demander à le voir. Je posai ensuite ce dernier à plat sur ma main pour inviter Orun à l’observer. Il ne se fit pas prier.

— La matière dans lequel ce médaillon a été travaillé me semble bien étrange, dit-il d’un ton hésitant. Cela a la couleur de l’or mais n’en est certainement pas. Sans parler du choix de gravure assez curieux.

Je jetai un œil à mon tour sur le médaillon en me demandant quel était le problème exactement avec le dragon apparent. Puisque le bijou était magique, que la magie existait dans ce monde et qu’il était plus que probable qu’il soit originaire d’ici, j’en avais déduit que les dragons faisaient aussi parti de leur mythologie. Peut-être m’étais-je trompée en fin de compte …

— Penses-tu pouvoir l’aider ? s’enquit Siam avec empressement, avant d’ajouter : nous avons pris rendez-vous avec l’ensorceleuse avant l’dîner pour lui demander son avis, mais puisque t’es là …

— L’ensorceleuse ne vous sera d’aucune aide, répondit-il à sa cousine en relâchant mon médaillon que je m’empressai de cacher à nouveau sous ma robe.

 Il enchaîna ensuite à mon attention :

— Siam a laissé sous-entendre que vous étiez étrangère à toutes formes de magie. Cela me semble hautement improbable. N’avez-vous pas un indice sur la région où vous viviez avant votre arrivée à Dorca ?

Je n’avais jamais parlé de mon monde d’origine à Siam et Reddi, me doutant que ça ne m’avancerait à rien de leur expliquer d’où je venais et supposant que trop parler pouvait m’attirer plus de problèmes qu’en résoudre. Je m’étais contentée de sous-entendre que j’étais victime d’une forme d’amnésie. Quelque chose me disait que je ne devais pas en faire autant avec cet homme.

Je coulai une œillade désolée sur le couple avant de me confier à Orun :

— Je suis originaire d’un autre monde. Du moins, c’est ce que j’en ai déduis après mon arrivée, en constatant qu’il n’y a rien ici de commun avec ce que je connais. Et là d’où je viens, la magie n’existe pas.

Orun fronça des sourcils. Je supposai qu’entendre parler d’un autre monde devait l’interpeller mais étonnamment il préféra s’intéresser à autre chose.

— Aucune forme de magie ? Jamais ?

Je confirmai d’un signe de tête.

— Ce qui expliquerait l’état dans lequel vous l’avez trouvé, poursuivit-il en se tournant vers Siam et Reddi. Si elle n’a réellement pas grandi sur Cinq-Îles, entrer en possession du collier aurait été son Premier Contact avec la magie, une magie d’une forme apparemment très puissante qui plus est. Son corps aurait donc réagi en conséquence.

— C’est la magie qui m’a rendu malade ? relevai-je.

Orun se tourna de nouveau vers moi pour m’expliquer :

— C’est exact. Tout magicien qui entre en possession de ses pouvoirs subit quelques jours de désagréments, les symptômes et la durée variant selon que vous ayez été souvent en contact avec elle avant d’en être possesseur et la puissance de votre propre magie. Dans votre cas, si ce que vous dites est vrai, même si vous n’êtes pas détentrice de cette magie, le voyage que vous auriez effectué a dû faire entrer en contact chaque parcelle de votre corps avec la magie, déclenchant les symptômes de ce que l’on appelle communément le Premier Contact.

Je hochai la tête pour lui signifier que j’avais bien tout compris à son explication, m’attardant sur la fâcheuse habitude qu’il semblait avoir depuis notre présentation de mettre ma parole en doute.

— Donc mon malaise est bien la preuve que ce que je dis est vrai, n’est-ce pas ? soulignai-je en sourcillant. Dans ce cas, vous pourriez peut-être cessé de parler de moi comme si tout ce que je disais était potentiellement un mensonge ?

Le magicien sourcilla à son tour, visiblement surpris de m’entendre lui parler de cette façon. Même Siam m’interpella à mi-voix pour me faire comprendre que j’étais malpolie.

— Si il le faut, je peux aller chercher les vêtements que je portais quand Siam m’a trouvé dans son étable, je suis sûre qu’il finiront de vous convaincre, insistai-je, ignorant volontairement leurs réactions.

Orun esquissa un léger sourire et s’expliqua :

— Ne vous vexez pas, damoiselle, je me dois de prendre votre récit avec la plus extrême prudence. Tout ce que je viens d’entendre est tellement extraordinaire qu’il est difficile d’y croire sur parole.

Je pouvais comprendre son point de vu. Aussi, décidée à lui prouver que je n’avais rien d’une affabulatrice, j’ôtai mon collier en le faisant glisser par dessus ma tête et le glissai sur la table, juste sous son nez. Puis je lui dis, tout à fait consciente qu’il ne comprendrait pas le moindre mot qui sortirait de ma bouche :

— Et maintenant, vous me croyez ? Ou vous continuer à penser que ce n’est qu’une blague de mauvais goût que votre cousine ferait pour vous faire perdre votre temps ? J’ose espérer que vous la connaissez suffisamment pour être conscient que c’est impossible de sa part.. Sans compter qu’inventer une toute nouvelle langue serait quand même se donner beaucoup de mal juste pour une plaisanterie.

Les yeux d’Orun s’arrondirent de plus en plus de surprise au fur et à mesure de mon monologue, mais il finirent par se plisser et l’homme prononça quelques mots dont la compréhension m’échappa totalement, bien entendu. Mais pas à Siam qui cria le nom de son cousin d’un air offusqué, ni à celle de Reddi que je vis prendre un air choqué. Je récupérai mon collier et l’enfilai de nouveau par dessus ma tête à toute vitesse avant de m’exclamer avec curiosité :

- Qu’est-ce que vous avez dit ?

- Orun, j’t’interdis d’te répéter ! s’écria aussitôt Siam, adoptant l’air de celle qui n’hésiterait pas à devenir violente le cas échéant.

Voilà qui me donnait encore plus envie de savoir ce qu’avait dit Orun. J’imaginais qu’il en fallait quand même pas mal pour choquer des personnes tels que Siam et Reddi.

— Ne t’en fais pas, répondit Orun avec amusement, je n’en avais pas l’intention. Mais maintenant je suis sûre que vous ne mentez pas Myriam. Si vous m’aviez comprise, vous auriez réagi, je n’en doute pas un seul instant.

Je m’apprêtai à insister, vraiment curieuse de connaître la phrase qui avait pu choquer ainsi Reddi - je ne pensais honnêtement pas qu’on pouvait faire afficher une telle émotion à cet homme - mais le bruit de la porte de l’auberge qui s’ouvrait m’en empêcha. Les trois gardes pénétrèrent alors dans l’auberge et s’installèrent aux places les plus proches de la cuisine, adressant un signe de tête à Orun et aux aubergistes au passage.

— Je devrais ramener Myriam avec moi, à Nashda, poursuivit Orun comme si de rien n’était, à l’adresse de Siam. Je la présenterais à notre Mage, qui sera certainement plus à même de lui venir en aide. Avec le soutien de l’Académie et de ses confrères, je ne doute pas que Sosha trouvera une solution pour la renvoyer chez elle.

Je vis le chagrin s‘imprimer sur tous les pores de la peau du visage de Siam.

— C’est une excellente nouvelle, fit-elle d’un ton plat en faisant mine de vouloir aussitôt se lever. J’vais tout d’suite aller emballer ses affaires.

— Il n’y a pas d’urgence, l’arrêta aussitôt Orun d’un signe de la main. Nous ne reprendrons la route que demain en fin de mâtinée. Notre tournée étant finie, mon escorte mérite une bonne nuit de repos.

Il désigna d’un petit mouvement de tête les trois gardes installés un peu plus loin. Je sourcillai, comprenant avec surprise que les quatre hommes étaient arrivés ensemble. Et je grimaçai en comprenant que j’allais me joindre à eux dès le lendemain et que la situation risquerait d’être bizarre, vu ce qu’il s’était passé un peu plus tôt devant l’auberge.

— Sans compter que les premiers clients vont arriver, renchérit Reddi. Il faut que je retourne en cuisine d’ailleurs.

Il se leva aussitôt ces quelques mots prononcés et disparut dans son antre. Siam parut hésiter un instant puis, elle se tourna vers moi et me dit :

— Nous avons toujours rendez-vous avec Merrine, tu d’vrais y aller, au moins pour lui ramener son sac. Puis, r’viens aider pour l’service.

La mine chagrinée de Siam me donnait envie de rester près d’elle pour la réconforter, mais comme elle semblait prendre sur elle pour rester digne et ne rien laisser paraître de ses émotions, je me levai à mon tour et m’éclipsai.

 

 

Le dîner fut plus animé qu’aucun de ceux que j’avais connu jusqu’ici, Siam et moi ne fûmes pas trop de deux pour assurer le service. D’un côté de la salle, il y avait Orun et son escorte, mangeant et discutant de manière assez réservé ; à l’autre extrémité, le groupe des six hommes du midi-même, qui se restauraient et se soûlaient avec animation, et entre les deux, quelques habitués qui appréciaient de passer du temps à l’auberge après leur journée de labeur, ainsi que les jeunes femmes du village qui bavardaient et piaillaient bruyamment sans lâcher les soldats du regard.

Siam et moi nous arrangeâmes pour que je n’ai pas à m’occuper du groupe de mon agresseur de tout le dîner. Mais comme ils exigeaient plus régulièrement que la norme qu’on remplisse leurs chopes vides, je me retrouvai quasiment seule à assurer le service des deux douzaines de personnes qui restaient. Mes pieds suppliaient pour qu’on leur offre un peu de répit.

Alors que je débarrassai la table qui avait accueilli un couple de voyageurs et leur petit garçon, je m’interrogeai sur la possibilité de retourner chez Merrine après mon service. J’étais monté jusqu’à sa maison un peu plus tôt, comme l’avait voulu Siam, mais après avoir attendu près d’une demi-heure, je n’avais vu arriver personne ; j’étais donc rentrée à l’auberge avec la besace, que j’avais de nouveau abandonné dans un coin de la salle à manger. Je lorgnai du côté de cette dernière, peu rassurée de la savoir à portée des mains de n’importe qui un soir de si grande influence : je savais que des larcins avaient lieu au village, beaucoup s’en plaignaient depuis quelques semaines, et je ne voulais pas que les possessions d’une personne ayant accordée sa confiance à Siam se volatilisent sous ma surveillance.

— Remplis les verres des amis d’Orun une dernière fois, m’ordonna Siam en passant près de moi avec un plateau aussi chargée de vaisselle salle que le mien. Ensuite tu pourras r’tourner voir si Merrine est rentrée.

J’acquiesçai vivement d’un signe de tête, sentant au passage que mon chignon avait laissé s’échapper quelques mèches au cours des dernières heures, puis me ruai dans la cuisine pour me débarrasser de mon plateau encombré. Je lâchai bruyamment toute la vaisselle dans le bac prévu à cet effet et attrapai un pichet de bière frais avant de retourner en salle.

— Nous nous sommes mis d’accord pour un départ en début de matinée, m’annonça Orun alors que je lui servais une nouvelle tournée de bière.

Je sourcillai avant d’objecter :

— Je croyais que vous vouliez rester dormir demain matin.

— Contrairement à ce que je pensais, mes compagnons préféreraient attendre d’être de retour chez eux pour prendre une nuit de repos grandement méritée.

Mon regard glissa sur le trio qui accompagnait le cousin de Siam. Les deux plus vieux se partageaient le dernier morceau de fromage, indifférents à ma présence, mais le dernier, celui que j’avais confondu avec Anthony, me regardait avec surprise. Orun ne les avait sans doute pas averti de ma présence pour la suite de leur voyage.

— Très bien, j’emballerais mes affaires dès ce soir dans ce cas.

Sur ces mots, je terminai ma tâche avant de ramener le pichet en cuisine et de récupérer la besace de Merrine. En sortant de l’auberge, je croisai Siam qui nettoyait la table de ceux dont elle s’était essentiellement occupée pendant la soirée et la prévins que je reviendrais sitôt que j’aurais vu Merrine. Elle m’adressa un vague signe avec son torchon pour me signifier qu’elle m’avait bien entendu.

Dehors, l’air était frais, un délice après une soirée épuisante passée à courir dans tous les sens. Je décollais de mon visage les quelques mèches folles qui s’y étaient déposé au cours du service et pris la direction du nord du village, persuadée de trouver Merrine confortablement installée dans sa maison et attendant ma venue. Mais il ne me fallut que quelques minutes pour comprendre qu’il n’en était rien : l’ensorceleuse n’était toujours pas rentrée.

Intriguée par cette absence qui se prolongeait inexplicablement, je collai mon visage contre l’une des fenêtres de la porte pour tenter de voir s’il y avait quoi que ce soit d’inhabituel à l’intérieur. Merrine était peut-être tombée, incapable de se relever, et attendant des secours ? Mais en dehors de quelques ombres dévoilant des formes appartenant à des meubles, je ne distinguai rien. Je jetai un œil sur la besace qui reposait contre ma hanche en lâchant un soupir contrarié. Quand elle nous l’avait remis, l’ensorceleuse avait semblé tenir véritablement au contenu du sac alors je me demandais ce que je devais faire. La nuit n’était pas encore totale, une lueur bleutée continuait à éclaircir une large bande au dessus de l’horizon, il était donc tout à fait probable que Merrine soit de retour sous peu. La meilleure décision était peut-être de patienter devant chez elle jusqu’à son retour. Après tout, les portes de la ville resteraient ouvertes encore un peu, au moins jusqu’à ce que la nuit soit complète.

Ma décision prise, je me laissai glisser contre le bois de la porte et m’assis à même le sol, jambes étendues. Je fermai ensuite les yeux et calai la besace contre mon ventre, goûtant avec plaisir la brise fraîche qui circulait dans les rues de Dorca. Tout était calme, l’auberge se trouvait assez loin pour que l’animation qui la secouait sans doute encore un peu ne parvienne jusqu’à moi, et le reste du village dormait déjà à poings fermés. Aussi, je repérai facilement les bruits de pas qui se rapprochèrent progressivement de ma position. Il me semblait qu’il y avait plusieurs personnes et leur silence me mit instantanément mal à l’aise. Je rouvris brusquement les yeux et me remis debout au moment où une demi douzaine de silhouettes se détachèrent de la pénombre de la rue, s’approchant de la maison de Merrine. Celle qui se trouvait en tête du groupe, mains sur les hanches en une position se voulant décontracté, s’arrêta à quelques pas de ma personne. C’était la pleine lune, la faible lumière qui émanait de l’astre me permit de reconnaître l’homme qui m’avait attrapé le bras lors du déjeuner.

— Alors, ma jolie, il n’est toujours pas à vendre ton collier ?

Ses compagnons s’arrêtèrent eux aussi, deux pas derrière lui et formant un demi cercle autour du porche de la maison. J’eus la sensation d’être prise au piège - ce qui était d’ailleurs le cas.

— Non, toujours pas, répondis-je dans un filet de voix en plaquant d’une main le sac de Merrine contre mon corps.

Alors que je gardais les yeux rivés sur l’homme le plus proche, celui que je jugeais le plus dangereux, j’aperçus du mouvement du coin de l’œil, juste à ma gauche. Je me tournai dans cette direction mais trop tard : un autre type était déjà sur moi. Il me ceintura par derrière et me bâillonna avant que je n’ai eu le temps de comprendre, m’ôtant par là toute possibilité de crier et d’appeler à l’aide. Son ami en profita pour m’arracher mon sac. Il l’ouvrit en grand et je vis un sourire ravi s’étaler sur son visage.

— Alors ? s’enquit l’un des hommes rester en arrière.

Tout occupés qu’ils étaient à vouloir découvrir ce que renfermait le sac de Merrine, ils ne prirent pas garde à ce qui se déroulait dans leur dos. Aussi, je fus la seule à repérer la silhouette qui s’approchait d’un pas vif. Je priai silencieusement pour que cette bonne âme ne passe pas à côté de nous sans intervenir.

— Lâchez la fille ! ordonna le nouvel arrivant, dès qu’il fut assez proche.

Je sentis un immense soulagement m’envahir en voyant mes espoirs se concrétiser. Mes attaquants se retournèrent brusquement, surpris par l’éclat de voix, et je crus voir certains d’entre eux faire un mouvement étrange, comme si ils voulaient prendre quelque chose sous leur chemise. Celui qui me tenait contre lui fit glisser sa main de ma bouche à ma gorge. Je compris aussitôt qu’il tentait de m’arracher mon collier. Je ne pouvais pas le laisser faire, ce bijou était l’objet le plus important de toute ma courte existence. Je décidai donc de lui écraser le pied gauche de toute mes forces. Quand je m’exécutai, il poussa un cri de douleur qui attira l’attention de ses amis, et me lâcha. J’en profitai pour m’éloigner en courant et rejoindre celui qui m’était venu en aide. Je ne cachai pas ma surprise en découvrant qu’il s’agissait du sosie d’Anthony.

— Vous n’avez rien ? s’enquit-il immédiatement sans lâcher mes assaillants du regard.

— Non, répondis-je, le souffle encore un peu coupé par la frayeur que j’avais ressenti.

Je remarquai qu’il avait une main posé sur le pommeau de son épée et l’autre sur le fourreau, comme s’il se préparait à devoir dégainer à tout moment. J’imaginai que c’était à grâce à ça que les autres ne tentaient rien alors qu’ils étaient en supériorité numérique.

— Il me semble que le sac appartient à la demoiselle, ajouta ensuite mon sauveur en faisant un signe sec du menton vers l’homme qui tenait le sac de Merrine.

L’homme hésita quelques secondes avant de jeter le sac dans ma direction. Je le rattrapai de justesse, lui évitant une chute qui aurait pu endommager son contenu - fragile, d’après les dires de l’ensorceleuse - et trouvai assez de courage pour envoyer une œillade assassine au type. Il y eut ensuite quelques secondes de flottement, chacun des deux groupes s’interrogeant certainement sur la suite des événements.

— Allons-y, murmurai-je alors au jeune homme en tirant légèrement sur la manche de sa chemise, peu désireuse de voir les choses dégénérer bêtement.

Mon sauveur acquiesça d’un signe de tête et recula de quelques pas prudents, les mains toujours sur son arme. Je fis de même puis tournai clairement le dos à mes assaillants une fois que leurs silhouettes se confondirent avec la pénombre environnante. Nous redescendîmes jusqu’à l’auberge en silence. Le jeune homme garda l’une de ses mains sur son épée tout du long de notre retour tandis que j’étais attentive au moindre bruit qui aurait pu signifier le retour des hommes. Nous atteignîmes l’auberge sans autre incident.

A l’intérieur, les rires et les discussions allaient bon train, contraste saisissant avec l’atmosphère particulière qui avait régné dans la rue quelques secondes plus tôt. Je remarquai Siam attablée avec son cousin et Reddi qui trinquait avec quelques uns des ses amis près de la cheminée. J’en déduisis que le service était terminé.

Je ne m’attardai pas dans la pièce et me précipitai dans ma chambre où je m’assis comme une masse sur le lit. L’air frais qui passait par les fenêtres, que Siam avait certainement eut la prévenance d’ouvrir dès le coucher du soleil pour rafraîchir la pièce, me fit un bien fou. Il me fallut tout de même quelques secondes pour retrouver mes esprits. Je m’accrochai aussitôt à mon collier, soulagée de le sentir contre ma peau. J’ignorais ce que j’aurais fait s’ils avaient réussi à me le prendre. Comment aurais-je pu m’en sortir dans ce monde sans possibilité de communiquer avec les gens qui m’entouraient ? Sans parler de mon retour à la maison … Heureusement que le soldat avait eu la formidable idée de s’octroyer une balade nocturne.

Me sentant de nouveau en sécurité, mon cœur commença enfin à retrouver un rythme normal. Je pris alors conscience que j’avais toujours le sac de Merrine sur les genoux. Il était mal refermé, ce détail ayant été le cadet de mes soucis au moment où je l’avais récupéré. Me souvenant de la réaction du voleur quand il avait découvert le contenu, je me demandais ce que Merrine avait bien pu confier à la garde de Siam qui soit lourd mais fragile, et suffisamment intéressant pour de vulgaires voleurs. Poussée par une soudaine curiosité, je me relevai et allumai l’épaisse bougie déjà fondue de moitié qui trônait sur ma table de chevet. Une fois fait, je me rassis et repoussai les bords de l’ouverture du sac pour voir ce qu’il s’y trouvait. Je n’aperçus qu’une surface arrondie, d’une teinte sombre. Je glissai les mains à l’intérieur pour attraper l’objet et le voir de plus près, mais je dus les retirer très vite quand elles me brûlèrent. Le sac était visiblement ensorcelé pour garder son contenu à une température excessivement élevée. Puisque je ne pouvais sortir l’objet de la besace en cuir, j’entrepris de le découvrir au maximum sans toucher l’intérieur. Je me retrouvai alors avec une espèce de pierre oblongue sur les genoux, haute d’une trentaine de centimètres, à l’aspect lisse et d’une couleur mauve assez particulière. Je pris le risque de poser la main dessus. Au toucher, elle était chaude, mais bien moins que l’intérieur du sac. Sous ma paume, je sentis alors quelque chose faire vibrer l’intérieur de la pierre. Surprise, je retirai aussitôt ma main. Puis, je compris ma méprise. Ce n’était pas une roche quelconque, c’était un œuf.

 

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