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L’ensorceleuse que l’aubergiste voulut me faire rencontrer ne se trouvait pas au village. Après m’être restaurée, ma bienfaitrice - qui répondait au nom de Siam, comme elle me l’avait appris dès la première fois où je l’avais interpellé en l’appelant madame - me guida à travers le hameau qu’elle habitait, jusqu’à l’extrémité nord du village, devant une maison de plein pied aux planches de bois d’aspect neuf et aux vitres immaculées. Elle pénétra sur le porche couvert qui circulait sur toute la façade de la maison, colla son visage aux petits carreaux qui ornaient la porte d’entrée et scruta à l’intérieur, avant de revenir vers moi en fronçant des sourcils.

— Elle n’est pas ici ? demandai-je, en espérant que cela n’avait rien d’anormal, même si l’attitude de Siam laissait présager tout le contraire.

— Non, répondit-elle en posant ses points sur ses hanches. Drôle d’histoire. Elle d’vrait êt’ là pourtant. Merrine quitte jamais le village à c’te période de l’année.

Je ne m’en étonnais presque pas. La chance aurait été trop belle.

— Que fait-on alors ?

Siam n’entendit sans doute pas ma question. Elle s’éloignait en direction de la bâtisse accolée à la maison de Merrine, une espèce d’écurie devant laquelle était assis un homme fin et barbu, mâchonnant un fétu de paille d’un air nonchalant. Siam l’interpella, lui demandant des nouvelles de l’ensorceleuse.

— Partie hier, à la tombée de la nuit, avant que les portes se ferment, lui apprit-il. Elle a pas dit où elle allait.

Je lâchai un soupir, déçue par la tournure des événements, puis regardai autour de moi, scrutant d’un peu plus près le village qui m’entourait.

Dorca n’était pas très grande. Une large rue la traversait de part en part, coupée occasionnellement par des ruelles perpendiculaires. Au nord et au sud du village, des portes en bois de deux mètres de haut trouaient l’enceinte qui l’entourait et protégeait les habitant de je ne savais quoi. Les maisons construites ici se ressemblaient toutes plus ou moins, bâties dans le même bois et aux ornements similaires. De temps à autre, une enseigne se balançait, annonçant un commerce ou un corps de métier en particulier. J’en reconnus certaines, telles que celle du boulanger ou de l’épicier, mais d’autres me laissèrent dans le flou total.

— Rentrons à l’auberge, ma jolie, fit Siam en revenant vers moi d’un pas décidé, après avoir échangée encore quelques mots avec l’homme. Inutile d’rester ici à attendre, personne n’sait quand Merrine reviendra.

J’acquiesçai d’un signe de tête et la suivis de nouveau dans la grande rue, jusqu’à rejoindre l’auberge qui se situait près de l’entrée sud du village. Avant de passer la porte ouverte que me tenait Siam, je jetai un œil de l’autre côté de l’enceinte, admirant la plaine herbeuse qui, semblait-il, s’étendait à perte de vue. Cela finit de me convaincre que j’étais vraiment très loin de chez moi.

Dans la salle à manger, Siam me fit signe de prendre place à l’une des tables avant de disparaître derrière la porte qui menait aux cuisines. Seule, je pris le temps de regarder la pièce plus en détails et supposai que les aubergistes avaient de maigres moyens. Il n’y avait aucunes décorations, seulement ce qui semblait être le strict minimum en matière d’objets nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement.

Je me demandai alors ce qu’il allait advenir de ma personne. Siam avait l’air gentille, prête à venir en aide à son prochain, mais cela n’avait peut-être été le cas que parce qu’elle était persuadée de pouvoir refiler le problème à une tierce personne au plus vite. Maintenant qu’il était évident que j’allais avoir besoin d’aide plus longtemps que prévu, qu’allait-elle me dire ?

Elle revint dans la salle à manger assez rapidement, accompagné d’un petit homme a l’air maussade. Je reconnus celui dont elle avait hurlé le nom quand elle m’avait trouvé dans son étable et je supposai qu’il devait être son époux.

Tous deux me rejoignirent, Siam s’installant près de moi et l’homme s’asseyant sur le banc d’en face en posant ses mains jointes sur la table. Son regard voyageait de sa femme à moi, paupières plissées, avec l’air de celui qui s’attend à une entourloupe. Je me sentis un peu rassurée par la tournure que prenaient les choses. J’imaginais que, puisque Siam s’était assise à côté de moi, c’était en signe de soutien. Sauf que j’ignorais quel soutient elle allait bien pouvoir me fournir.

— Merrine est pas chez elle, elle est partie, annonça alors Siam en fixant son mari droit dans les yeux. Personne sait pourquoi ni pour combien de temps, alors j’propose qu’on garde la d’moiselle avec nous jusqu’à son retour.

Je vis l’homme se redresser, prêt à riposter, mais Siam poursuivit sans lui laisser le temps d’intervenir :

— J’sais c’que t’en penses, nous avons eu le temps d’en parler c’deux derniers jours. Mais la d’moiselle vient de très loin et sans possibilité de rentrer chez elle pour l’instant. T’veux vraiment la mettre à la porte ?

Il plissa des yeux, les coins de sa bouches s’arquèrent vers le bas et il me jeta un regard suspicieux. Enfin, il lança calmement :

— Nous n’avons pas les moyens d’entretenir une personne gracieusement, Siam. Les temps sont assez durs comme ça, c’est pas la peine de nous compliquer la vie. Et on sait pas d’où elle vient, qui sait quels genres de problème elle pourrait nous causer !

Ses arguments étaient bons, je devais en convenir, même si ça n’arrangeait pas mes affaires. Entendre Siam proposer de me garder près d’eux jusqu’au retour de celle qui pourrait peut-être m’aider me mettait cependant du baume au cœur. Je n’en aurais jamais attendue autant de la part d’une totale inconnue.

Cette dernière, ignorante de mes pensées, riposta d’ailleurs très vite à son mari d’un ton indigné :

— J’ai jamais dit qu’ce serait gratuit ! Tu n’cesses de répéter qu’on a besoin d’une paire de bras en plus mais qu’on a pas les moyens d’engager quelqu’un. Alors elle va nous aider à l’auberge. Hein, ma jolie ?

Siam se tourna vers moi à la fin de sa phrase. Comme je ne m’attendais pas à ce qu’on me demande mon avis dans cette discussion, je mis un peu de temps avant de répondre en hochement vivement la tête de haut en bas. Peu importait ce qu’on attendait de moi, il était hors de question de laisser filer l’occasion d’avoir un toit au dessus de ma tête et de la nourriture dans une assiette.

En face de nous, l’époux de Siam demeura silencieux. A sa manière de nous regarder, je devinais qu’il cherchait comment contrer sa femme. Siam eut la délicatesse de lui laisser un peu temps pour trouver un argument à lui opposer puis, au bout d’une minute ou deux de silence de la part de l’homme, elle frappa énergiquement sur la table du plat de ses mains et se redressa.

— Alors, c’est décidé ! La d’moiselle reste avec nous jusqu’à c’que Merrine rentre au village. J’préfère te prévenir ma jolie, il y aura du travail !

Peu m’importait. J’étais reconnaissante de ne pas finir à la rue, seule et ignorante de tout ce qui faisait ce monde, alors s’il fallait me salir les mains pour mériter un matelas où m’allonger la nuit et une assiette remplie matin, midi et soir, j’étais prête à le faire.

Siam me tira alors par le bras pour me forcer à me lever à mon tour et m’obligea à marcher jusqu’à la cuisine.

— J’vais tout de suite t’expliquer c’que j’attends de toi, dit-elle d’un ton joyeux. Suis-moi.

Avant de disparaître dans l’autre pièce, je me retournai pour observer l’homme rester en arrière. Il avait abandonné sa posture droite et carré pour laisser tomber sa tête entre ses main : la position de celui qui avait été vaincu.

 

A environ une heure de marche de Dorca, il y avait un petit lac caché au milieu d’un bois, dans lequel venait se jeter une cascade d’eau claire descendant directement des montagnes. Les habitants du village avait pour habitude de s’en servir aux beaux jours pour se laver et s’amuser. La première fois, trois jours après mon réveil, Siam m’y avait emmené comme à son habitude, au même moment que le reste des femmes du village. J’avais refusé de me dénuder devant autant d’inconnues, l’idée m’ayant mise trop mal à l’aise : j’étais habituée à l’intimité d’une salle de bain et n’aurait cédé sur ce point pour rien au monde, même si cela me condamnait aux toilettes de chat jusqu’à mon retour à la maison. Du coup, Siam avait accepté de changer ses habitudes et de faire son bain seulement en ma compagnie, à une heure où personne d’autre ne s’y trouvait.

Cela ne faisait que la douzième fois que nous y venions, et j’avais encore un peu de mal à me sentir à l’aise dans ma nudité en présence d’une tierce personne, fusse-t-elle aussi agréable que l’était Siam. J’avais pris l’habitude de traîner un peu au déshabillage pour lui laisser le temps de s’éloigner du rivage et ainsi récolter un semblant d’intimité. J’ôtai ensuite mes vêtements à la va vite et sautai à l’eau le plus rapidement possible, manquant à chaque fois de faire une attaque au contact de l’eau particulièrement froide. Cette fois-ci ne dérogea pas à la règle. Je revins à la surface, haletante et le corps crispée par le choc thermique. A la brasse, je rejoignis ensuite Siam près de l’affleurement sur lequel nous avions déposés le savon en arrivant. Elle terminait de se frotter, indifférente au fait qu’elle n’avait de l’eau que jusqu’aux hanches. J’attendis qu’elle termine avant de prendre sa suite.

Notre toilette faite, nous nous attardâmes un peu dans l’eau, Siam faisant la planche en se laissant dériver et moi révisant quelques nages apprises en cours de natation lorsque j’étais plus jeune. Lorsque le soleil commença à disparaître derrière le plus haut pic des montagnes, ce fut le signal pour plier bagage. Nous nous séchâmes, rhabillâmes et prirent le chemin de retour, un sentier de terre sèche qui sillonnait à travers les arbres avant de rejoindre une large route dans la plaine qui ramenait à Dorca.

Ce fut au milieu des frondaisons, peu de temps avant d’atteindre l’orée du bois, que nous rencontrâmes une femme blonde, vêtue d’une robe poussiéreuse et chargée d’un sac volumineux qu’elle portait en bandoulière.

— Merrine ! s’exclama Siam d’un ton enjouée en pressant le pas.

Je sourcillai en détaillant la nouvelle arrivante qui devait très certainement être l’ensorceleuse dont j’attendais le retour avec impatience depuis plusieurs semaines. Elle portait une longue natte qui lui tombait au milieu du dos, dont quelques mèches s’échappaient, volant autour de son visage pâle et fatiguée. Ses yeux, d’un marron aux curieux reflets rouge grenat, affichaient une certaine lassitude. Mais malgré cela, elle marchait d’un pas vif et alerte et ne cessait de jeter des regards en arrière, comme si elle craignait qu’on ne la suive. A l’appel de Siam, elle jeta un regard surpris dans notre direction avant de visiblement se détendre et de presser le pas à son tour pour nous rejoindre au croisement de nos deux routes.

— Nous désespérions d’vous revoir un jour, enchaîna Siam dès qu’elle eut pris une des mains de Merrine entre les siennes en un signe de salut que j’avais souvent observé depuis mon arrivée. Tout le village était persuadée qu’vous aviez fini par être convaincue qu’vos talents s’raient bien plus utiles dans une grande ville.

— Jamais je ne quitterais Dorca, je vous l’ai assez souvent répété pourtant, répondit Merrine en saluant Siam à son tour. J’ai eu une urgence, je suis désolée de vous avoir inquiétés. Mais je rentre au village maintenant.

— Ca tombe très bien ! Nous avons b’soin de votre expertise, renchérit Siam en se retournant à demi pour me faire signe de les rejoindre. Ma jeune amie ici présente voudrait qu’vous regardiez son collier d’un peu plus près. Son histoire est étrange, j’espère qu’vous pourrez l’aider.

Je les rejoignis, le regard de Merrine fixée sur ma personne. Et lorsque son regard tomba sur le médaillon que je ne prenais jamais la peine de cacher, son regard sembla briller d’émotion un quart de seconde avant de reprendre l’air las qu’elle traînait depuis notre rencontre.

— Je le ferais dès que je serais de retour chez moi, promit Merrine, mais je dois encore chercher quelques herbes dans la forêt avant de rentrer. Pouvez-vous attendre jusqu’à ce soir ?

— Bien entendu, assura Siam en lâchant les mains de Merrine, j’voulais pas dire que vous d’viez jeter un œil à ce bijou tout de suite ! Ce soir, sans faute. Nous viendrons avant l’dîner, ça vous va ?

Merrine esquissa un sourire puis fit glisser son sac volumineux devant elle en disant :

— C’est parfait. En attendant, puis-je vous demander un service ? Je suis fatiguée et mon sac est très lourd, pourriez-vous le ramener à Dorca avec vous ? Vous me le rendrez ce soir.

Siam glissa un regard empli de curiosité sur le sac en cuir avant d’accepter avec entrain.

— Faites attention, je vous prie, ce qu’il contient est très fragile, précisa l’ensorceleuse.

La besace changea de mains et Merrine prit ensuite le chemin vers l’ouest en nous promettant de nous retrouver chez elle. Je vis Siam tenter de passer la bandoulière du sac par dessus sa tête, mais il semblait trop lourd pour cette femme d’une cinquantaine d’années.

— Attends, Siam, je vais le porter, dis-je en lui prenant la besace des mains avant même qu’elle n’ait eu l’idée de protester.

Je fus surprise par le poids du sac. Vu l’avertissement de Merrine, je m’étais attendue à quelque chose de bien moins lourd. Cependant, je passai la bandoulière par dessus mon épaule sans rien dire et pris le chemin du retour avec Siam.

Nous fûmes de retour à l’auberge à temps pour le service du déjeuner. Reddi était affairé en cuisine depuis des heures, comme à son habitude, et les premiers clients s’attablaient. Je laissai la besace de Merrine près de la cheminée, enfilai un tablier et me mis au travail.

Depuis mon arrivée à Dorca, les jours se suivaient et se ressemblaient. Tous les matins, j’aidais Siam à nettoyer les chambres puis je filai en cuisine pour épauler Reddi, sauf tous les six ou sept jours environ, quand Siam décrétait qu’il était temps d’aller au lac. Ensuite, nous assurions le service et, enfin, il fallait nettoyer la salle à manger avant le service du soir. Là, j’avais droit à une pause de quelques heures que je mettais à profit pour explorer les alentours : je m’étais d’abord intéressée au village, puis j’avais commencé à aller régulièrement au delà des remparts pour me balader dans les champs et les pâturages environnants. Les gens du coin, ceux qui vivaient en dehors des remparts, étaient si habitués à me voir marcher le long de leurs terres qu’ils avaient pris pour habitude de me saluer à chaque fois qu’il me voyait, même s’ils ignoraient tout de moi. J’avais appris à apprécier ce geste amical qui me faisait presque me sentir à ma place. Presque.

Malheureusement, j’avais régulièrement droit à une piqûre de rappel : ce monde et cette société m’étaient tout à fait étrangers. Par exemple, environ trois semaines après mon arrivée, l’aînée des filles de l’épicier s’était mariée. Elle avait seize ans, un an de moins que moi, et elle avait épousé un fils de fermier de dix-huit ans à peine. Personne n’avait paru surpris ou choqué ; c’était la norme. Et on parlait déjà de marier la sœur de la jeune mariée, âgée de tout juste quatorze ans. Je doutais sincèrement que les filles aient eu leur mot à dire.

Autre exemple, la magie qui trouvait sa place dans tous les aspects de leur vie. Il avait fallut que je m’habitue à la cruche d’eau de la chambre qui se remplissait à nouveau, à peine l’avais-je vidée, ou au couteau fétiche de Reddi, un hachoir de taille impressionnante, qui découpait la viande sans l’aide de qui que ce soit dès que l’aubergiste se sentait trop fatiguée pour le faire lui-même. Ainsi, j’avais compris à quoi servait le métier d’ensorceleuse de la fameuse Merrine, et pourquoi chacun des habitants du village s’était senti légèrement trahi par son départ précipité : elle était la seule au village qui pouvait leur faciliter le quotidien en donnant vie à certains objets.

Le déjeuner touchait à sa fin, je m’activais à débarrasser les dernières tables désertées par les clients, quand je fus stoppée dans mon travail par une main épaisse qui m’attrapa par le poignet au moment où je passais près des six derniers hommes encore attablés. Je faillis en lâcher mon plateau encombré de chopes de bière vides. Je coulai un regard surpris à l’homme qui avait osé ce geste ; en peu de temps, j’avais compris que par ici, les contacts corporels entre personnes de sexes opposés étaient réduits au strict minimum. On ne se permettait pas de telles familiarités si on était bien élevé.

— Dis, ma mignonne, c’est un bien joli collier que tu as là, dit-il en lorgnant ma poitrine et le bijou qui l’ornait. Et moi, j’aime les belles choses. Ca te dérangerait si je le regardais d’un peu plus près ? Je pourrais même t’en proposer un bon prix, si t’es intéressée …

Je tordis mon poignet dans tous les sens pour me libérer de la poigne de ce malappris aux cheveux crasseux et au regard trop dérangeant pour être honnête, mais je n’étais pas assez forte pour échapper à sa poigne de fer.

— Navrée de vous décevoir mais il n’est pas à vendre, répondis-je platement, avant de proposer, dans l’espoir de me débarrasser de ce type : voulez-vous que je vous apporte plus de bière ?

L’homme refusa d’un mouvement de tête et avec un rictus amusé, sans faire mine de vouloir me lâcher, se penchant même un peu vers moi comme pour regarder le médaillon de plus près. Je jetai alors un œil dans la salle à la recherche de Siam, sans succès. Par contre, je vis Reddi passer la porte de la cuisine d’un air mauvais, couteau à la main et son tablier tâchée de sang frais. De quoi filer les chocottes de sa vie aux plus téméraires.

Sa lourde main s’abattit sur le bras de l’homme qui me retenait et ce dernier se tourna vers Reddi, affichant l’air de celui qui ne s’attendait pas à voir débarquer quelqu’un et prêt à lui faire part de sa façon de penser, mais il se calma dès qu’il avisa la silhouette imposante de l’aubergiste.

— Vous lâchez la demoiselle de suite ou vous et vos amis dormirez à la belle étoile ce soir. Compris ? gronda Reddi d’un air méchant.

Un profond soulagement s’empara de mon corps au moment où la menace fit son effet et que l’homme me lâcha. Je reculai aussitôt de trois pas et décidai que je pouvais laisser la suite à mon sauveur. Je partis me réfugier dans la cuisine, quasiment en courant, où je fus accueillis par Siam qui m’agrippa les bras en un geste de réconfort.

— Ce malotrus t’a pas fait mal, hein ? s’enquit-elle sans attendre, caressant mes bras d’un geste vif.

Je la rassurai d’un sourire que j’espérais confiant. Mes battements de cœur se calmaient déjà mais mes mains continuaient à trembler un peu. L’homme n’avait pas été particulièrement menaçant mais constater que je ne pouvais pas me libérer de sa prise par moi-même avait suffit à m’effrayer. La bienveillance de Siam et l’acceptation boudeuse de Reddi m’avaient fait oublier que ce monde recelait des dangers qui m’étaient encore inconnus.

Et j’aurais dû comprendre bien avant que mon collier, bijou ayant une valeur évidente, risquait d’attirer les convoitises.

— Je vais bien Siam, insistai-je en voyant que mon sourire seul n’avait pas suffit à la convaincre. J’ai juste été surprise et je suis sûre que Reddi s’est assuré que ça ne se reproduira pas.

Tout en parlant, je glissai mon médaillon sous le col bateau de ma robe. Aucune raison de prendre le risque que ce genre d’incident se reproduise.

— J’vais finir le service, décida Siam, les sourcils froncés. Toi, tu restes en cuisine avec Reddi pour l’aider à préparer l’dîner. Il faut éplucher des pommes de terre.

Je n’allais certainement pas laisser passer cette occasion de me réfugier loin de la salle et du malappris. Malgré la confiance que j’essayais d’afficher, je n’avais aucune envie de me retrouver immédiatement en contact avec lui, et j’espérais aussi parvenir à l’éviter pendant le dîner.

Siam passa la porte avec un pichet de bière plein qu’elle venait de récupérer sur la table, croisant en même temps son époux qui revenait prendre son poste. Il  m’adressa l’une de ses grimaces qui, je l’avais appris avec le temps, était sa manière à lui de se montrer aimable. Puis, sans échanger un mot, il retourna découper sa carcasse de je ne savais quoi pendant que je prenais place un peu plus loin à l’imposante table de travail pour éplucher les fameuses pomme de terre.

La cuisine de l’auberge était une pièce de taille honorable qui réussissait tout juste à contenir l’immense cheminée qui restait allumée à longueur de journée, quelque soit la température extérieure, ainsi que l’imposante table en bois sur laquelle tout était préparé. Un buffet ouvert recouvrait le mur nous séparant de la salle à manger et terminait d’encombrer la pièce à l’aspect exigu.

Cela ne me prit qu’une dizaine de minutes pour m’y retrouver en nage. C’était l’été sur ce monde - tout comme chez moi certainement puisque j’étais partie début mai et que la période de l’année semblait être la même - et le feu ronflant dans la cheminée nécessaire pour cuisiner aurait transformé n’importe qui en flaque d’eau en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Rien d’étonnant du coup à ce que Reddi soit toujours seulement vêtu de son pantalon en toile fin et de son tablier : inutile pour lui de s’encombrer de vêtements superflus, surtout qu’il n’était quasiment jamais au contact des clients, laissant ce privilège à son épouse - et à moi, depuis mon arrivée.

— La prochaine fois qu’un client t’importune, crie, lâcha soudain Reddi d’une voix bourru alors que je m’étais déjà occupée d’un bon quart des pommes de terre. Siam ne sera pas toujours là pour me prévenir de ce qu’il se passe en salle. Et il est hors de question de laisser un seul de ces idiots embêter mon personnel, compris ?

Je jetai un œil du côté de l’homme. Il continuait à découper sa viande en parts égales, comme s’il n’avait rien dit, indifférent à ce que je pouvais faire. Je ne pus retenir le sourire attendri qui se dessina sur mon visage : si cela n’avait tenu qu’à Reddi, je n’aurais jamais passé une nuit dans cette auberge, mais au bout du compte, il avait fini par m’accepter et peut-être même à m’apprécier un tant soit peu.

Au bout de quelques jours passés en leur compagnie, à aider Siam à tenir l’auberge et à entretenir leur maison, Reddi avait fini par m’accepter dans sa cuisine et à commencer à m’enseigner les rudiments de son travail, histoire de soulager un peu son épouse. Il avait en permanence les sourcils froncés et l’air bougon, mais sous son apparence d’ours mal léché, il cachait un cœur d’artichaut, incapable de refuser quoi que ce soit à la femme qu’il avait épousé. Il n’avait donc pas été très compliqué pour Siam de m’imposer dans leur vie et de me faire accepter comme faisant partie intégrante des meubles et ce, en moins d’un mois.

- J’ai terminé d’éplucher les pommes de terre, dis-je au bout d’un moment. Est-ce que je peux t’aider pour autre chose ?

Occupé à remuer le contenu de sa marmite installée au dessus du feu de cheminée pendant que son hachoir fétiche terminait de débiter la viande pour lui, Reddi me fit un simple geste vague de la main pour me signifier que je pouvais partir et profiter du reste de mon après-midi. Je ne me fis pas prier.

En passant dans la salle à manger, je pris le temps de vérifier que tout était en ordre puis je me rendis dans la demeure du couple.

A défaut d’avoir une maison à proprement dit, mes bienfaiteurs avaient quelques pièces réservées à leur usage personnel. Elles se situaient au rez-de-chaussée ; on y accédait via une porte près de la cheminée après avoir traversé un petit couloir et étaient composé de seulement deux pièces. Comme ils avaient pour habitude, avant même mon arrivée, de dormir sur une paillasses près de la cheminée dans la pièce principale qui servait de salon, ils m’avaient tout naturellement alloué la seule chambre de leur maison. Cette pièce était exigu, n’abritant qu’une petite cheminée, un lit simple, une table de chevet et une armoire, mais je m’y étais sentie comme chez moi en peu de temps. Il fallait dire qu Siam avait tout fait pour : des fleurs fraîches étaient régulièrement déposées dans le vase prévu à cet effet sur la table de chevet et des bouquets de lavande apparaissaient continuellement dans l’armoire, glissés entre mes vêtements terriens et ceux qu’elle m’avait donné.

En rentrant dans ma chambre justement, je croisai Siam qui en sortait, un bouquet fané à la main. La pièce embaumait les fleurs fraîchement coupées, repoussant les odeurs émanant de l’étable toute proche et qui reprenaient souvent le dessus. Cette femme était un amour.

— Comment tu t’sens, ma jolie ? s’enquit-elle dès qu’elle m’aperçut, sourcils froncés.

— Je vais bien, Siam, je t’assure ! m’empressai-je de la rassurer, sans mentir cette fois-ci. Des clients qui ne savent pas bien se comporter, je risque d’en voir d’autres, autant m’y habituer dès maintenant.

Une ombre passa sur le visage vieillissant de Siam.

— Si tu dis qu’tout va bien, ma belle, alors j’te crois, fit-elle d’un ton bas en m’adressant un sourire teinté de tristesse.

Elle me caressa ensuite le bras en passant à côté de moi et sortit de la pièce. Je me rappelai alors seulement que mon temps auprès de Siam et Reddi était sûrement compté, vu que Merrine était enfin de retour.

Dérangée à l’idée de faire de la peine à une âme qui avait été si bonne avec moi, je m’approchai de la table de chevet pour me rincer le visage et chasser la fatigue du service à grands coup de jets d’eau. J’essuyai ensuite mon visage puis ressortis de la chambre.

Siam ne se trouvait pas au salon mais je remarquai immédiatement que le sac que Merrine nous avait confié se trouvait dorénavant sur l’immense buffet de la pièce qui servait de fourre-tout - le couple y rangeait aussi bien leur linge de maison que les objets chers à leur cœur. Je m’interrogeai brièvement sur le contenu de la besace avant de décider que ça ne me regardait pas, et que comptait seulement le fait que Merrine pourrait peut-être me renvoyer chez moi dès le soir-même.

En prenant la direction de la sortie de l’auberge, j’hésitai entre deux options pour occuper mon après-midi : je pouvais aller marcher à travers champs, profiter des odeurs que je n’avais senti qu’ici et qui, je le savais, me manqueraient dès que je serais de retour à la maison, ou partir dans la direction opposée et me promener aux pieds des montagnes, à la découverte de nouveaux paysages.

En passant la porte de l’établissement, je me décidai finalement pour le nord du village et le massif, peu sûre d’avoir une autre fois dans ma vie, la chance de pouvoir admirer une nature aussi sauvage.

 

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