Chapitre 19
Au cours de la nuit, Merrine avait déroulé sa queue. L’œuf, désormais privé de son habituelle protection maternelle, tenait debout seul. Du moins, quand il n’était pas secoué par son occupant.
Je l’observai depuis mon réveil, quelques instants plus tôt. Même en l’ayant sous les yeux, preuve que tout ce qui s’était passé la veille n’avait pas été un rêve, je n’arrivais toujours pas à accepter ce qu’on attendait de moi. Cela me semblait trop. Trop de responsabilité, trop de danger, trop d’inconnu, trop de… tout, en fait. Je n’étais qu’une humaine, à peine adulte. J’aurais déjà bien été en peine de m’occuper d’un bébé de ma propre espèce, alors celui d’un dragon !
Refusant de laisser de nouveau la place à des pensées moroses, je décidai de me lever. Merrine dormait encore - elle se trouvait toujours parmi nous, comme l’attestait son poitrail qui se soulevait à intervalles réguliers - et Nyann avait quitté la grotte peu de temps après que j’avais ouvert les yeux, pour s’entraîner à l’extérieur. Après avoir avalé une tasse de thé froid et un morceau de pain rassis, je le rejoignis.
— Tu vois un inconvénient au fait de laisser un peu de place à une camarade de jeu ? lui dis-je pour annoncer ma présence, une fois sur le promontoire.
Nyann cessa de frapper le vide de son épée, un peu essoufflé, pour m’inviter à le rejoindre d’un signe de la tête. Il déposa son arme près de l’entrée de la grotte et entrepris de continuer mon entraînement.
Sans vantardise, j’apprenais vite. Il fallait croire que la marche intensive, combinée à un régime alimentaire sain avait débarrassé mon corps de tout ce qui l’alourdissait d’ordinaire et m’empêchait de briller en cours d’EPS. Si mon prof de sport m’avait vu, il aurait cru halluciner en me voyant aussi agile et volontaire en seulement quelques semaines de pratique. J’étais très loin d’être au niveau de Nyann, bien entendu, mais je savais qu’à la prochaine agression que je subirais, je serais en mesure de me défendre correctement.
Enfin, si je n’étais pas de nouveau tétanisée par la peur.
— Que penses-tu de toute cette histoire ? interrogeai-je Nyann au bout d’un long moment passé à échanger des coups en silence.
Il ne répondit pas tout de suite. Il choisit d’abord de tester mes réflexes en visant mon visage, puis en utilisant son autre poing pour tenter d’atteindre mon estomac en traître. Je parai les deux, même si ce fut de justesse et avec bien moins de grâce que lorsque c’était lui qui le faisait.
— J’ai encore du mal à l’accepter, répondit-il ensuite. Toute ma vie, j’ai été persuadé que tout le monde disait vrai en racontant que les dragons étaient des animaux sauvages extrêmement dangereux, animés par la seule ambition de détruire tout ce qu’ils voyaient. Pourtant, Merrine est la preuve qu’ils sont bien différents de nos histoires.
Trop concentrée sur ses paroles, je ne vis pas son pied qui se tendit pour me tacler. Je m’écroulai lamentablement et douloureusement au sol, avant de me redresser et de me mettre à nouveau en garde.
— Je te remercies d’avoir été aussi ouvert d’esprit. A ta place, j’ignore si j’aurais réussi à donner sa chance à Merrine, surtout au vu de ce que l’on t’a raconté depuis ta naissance.
— Ce n’est pas comme si je l’avais vraiment décidé, m’expliqua-t-il. Tu as bien vu quelle taille elle fait ? Tu crois vraiment que j’aurais pu lui faire le moindre mal avec mon épée ?
— Pourquoi l’as-tu brandi à notre arrivée dans ce cas ? m’étonnai-je en tendant le bras pour attraper le poignet de Nyann - en vain.
— Je comptais te donner le temps de t’enfuir dans le cas où elle se serait montrée menaçante.
Je fus touchée de l’attention. Mais aussi furieuse qu’il n’ait pensé qu’à cette solution suicidaire.
— Une chance pour nous qu’elle était la personne que nous recherchions alors. T’es au courant que tu serais mort dans cette caverne si les dragons avaient été comme tu le croyais ?
Nyann se glissa brusquement dans mon dos et me ceintura, me prenant par surprise puisque c’était la première fois qu’il s’essayait à cet exercice. Je tentai de lui écraser fortement l’un des pieds et balançai ma tête en arrière pour lui administrer un coup de boule. Il évita facilement les deux avant de revenir me faire face et de me féliciter de mes choix de défense. Puis, il reprit le cours de notre conversation :
— Je comptais sur ma taille et ma rapidité pour quitter la caverne sans me faire blesser, une fois que tu aurais été en sécurité. Je te rappelle que je t’accompagne pour te protéger. Si j’étais rentré chez moi après t’avoir laissé mourir, quelle image ma famille aurait-elle eu de moi ? Qu’aurais-je pensé de moi jusqu’à la fin de mes jours ? Je n’ai jamais été un lâche, et je ne compte pas le devenir un jour, quelles qu’en soient les raisons.
Il y eut de nouveau un instant de silence qui dura certainement plusieurs minutes, pendant lequel nous continuâmes à échanger coups et tentatives de mises à terre. Puis je finis par lui poser la question qui me tracassait :
— A ton avis, que devrais-je faire ?
Nyann lâcha un petit rire médusé.
— Je ne pense pas que ce soit à moi de prendre cette décision. C’est toi que Merrine a été cherché dans un autre monde, toi qu’elle a vu dans sa vision et encore à toi qu’elle demande l’inconcevable. Tu es la seule à même de pouvoir décider.
— Tu ne m’es pas d’une grande aide là, tu le sais ?
Nyann lâche un soupir en s’arrêtant momentanément d’essayer de me mettre hors d’état de nuire.
— Tout ce que je peux te dire, c’est que si tu acceptes la tâche qu’elle souhaite te confier, ta vie va devenir très compliquée. Toi et moi sommes les deux seuls personnes à connaître la vérité - ou au moins une partie - sur ce que sont réellement les dragons alors, à moins que tu ne décides de rester dans cette caverne pour élever ce petit, tu vas devoir te préparer à subir bien des désagréments.
Il avait raison, bien entendu. Mais je n’avais pas encore songé à cette évidence, alors même que je savais déjà que je ne ferais aucun mal au petit dragon. Ce n’était qu’un bébé qui était sur le point de voir le jour et dont la mère se préparait déjà à mourir, ne comptant que sur moi pour prendre le relais.
Nous mîmes fin à notre séance d’entraînement alors que j’en étais là de mes pensées, et retournâmes dans la grotte pour récupérer de quoi nous débarrasser de notre sueur et de notre poussière. La rivière qui serpentait sur le plateau menait à un lac, visible un peu plus loin et scintillant sous les rayons du soleil. Il nous offrait un excellent point d’eau où nous rafraîchir.
Toujours étendue de tout son long dans la caverne, Merrine était réveillée, sa queue avait retrouvé sa place autour de l’œuf, mais ses écailles semblaient s’être ternies pendant le peu de temps que nous avions passé à l’extérieur.
— Vous ne semblez pas en forme, dis-je en m’approchant d’elle, me mettant à hauteur de son museau.
— Sans doute parce que c’est le cas. Mes forces me quittent, je le sens. Il ne me reste plus beaucoup de temps.
Je frottai mes mains, gênée et indécise.
— J’imagine que vous n’avez pas changé d’avis ?
— A propos de ma décision de te confier la vie et l’éducation de mon dragonneau après mon trépas ? Effectivement, non, je n’ai pas changé d’avis.
C’était bien ce que je pensais.
En vrai, si j’étais parfaitement honnête avec moi-même, ma décision était déjà prise. Quoi que je décide, Merrine était condamnée, et je ne pouvais pas, en mon âme et conscience, laisser à l’abandon un être innocent. Sans compter que, en fin de compte, ce dragonneau était ma seule chance de pouvoir rentrer un jour chez moi. J’avais déjà passé un trimestre sur Cinq-Iles, cela s’était passé sans trop de désagréments et j’avais un point de chute à Nashda, gracieusement offert par Orun, ce qui me permettrait d’être un peu plus à l’abri qu’en restant sur les routes.
Même si ce n’était pas l’idéal, rester plus longtemps sur ce monde était une solution viable.
— Quelques années vous avez dit, avant que votre bébé atteigne l’âge où il pourra me ramener chez moi, c’est bien ça ?
— C’est ce que j’ai dit. D’ici un an, deux tout au plus, elle pourra te renvoyer dans ton monde.
Je m’étais attendue à ce qu’elle m’annonce plutôt une attente de près d’une dizaine d’années, c’était donc une heureuse surprise.
— Dans si peu de temps ? m’étonnai-je.
— Les dragons ne grandissent pas à la même vitesse que les humains. Bien que nous vivions bien plus longtemps que les hommes, nous atteignons l’âge adulte bien avant aussi. Tu ne devras t’occuper d’elle que jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de se protéger elle-même des hommes, et de rejoindre ceux de son espèce.
Je sourcillai. A cause de tout ce que j’avais entendu dire, je pensais que Merrine était la dernière de sa race.
— Il y a d’autres dragons ?
Je vis Nyann se rapprocher de nous, l’air profondément intéressé par la question.
— Oui, nous sommes encore quelques uns.
Une pensée censée m’effleura alors.
— Pourquoi ne pas confier le dragonneau à son père alors ? Il doit bien se trouver quelque part !
Le rire de Merrine, bas et grave, résonna dans toute la caverne.
— Le mode de reproduction et la façon de vivre des dragons ne ressemblent pas aux vôtres. Elle n’a pas de père. Juste moi.
Incrédulité et désappointement firent leur apparition. Puis, je relevai enfin le détail qu’elle n’avait cessé de me donner depuis le début, sans que je ne m’y attarde.
— Vous n’arrêtez pas dire "elle" en parlant de votre petit. Pourquoi ?
— Certainement parce que c’est une fille.
Logique. J’imaginais qu’elle le savait grâce à sa vision.
— Je suis de nouveau fatiguée, m’apprit-elle en papillonnant des yeux. Je vais me reposer encore un peu.
J’échangeai un regard avec Nyann. Merrine était restée éveillée moins d’une demi-heure. Ce n’était vraiment pas bon signe qu’elle fatigue aussi vite.
— On vous laisse dormir dans ce cas. Nous allons jusqu’au lac pour nous laver, nous reviendrons juste après.
Merrine ne répondit pas, déjà repartie dans les bras de Morphée, alors nous récupérâmes nos affaire et nous éclipsâmes. Avant de quitter la caverne, je glissai un coup d’œil sur l’œuf.
Ma décision était prise, j’en étais à présent sûre : j’élèverais le dragonneau qui attendait encore patiemment de sortir de sa coquille.
Maintenant, j’espérais juste que Merrine tiendrait le coup suffisamment longtemps pour que je puisse en apprendre assez sur son espèce, afin de remplir au mieux ma tâche.
Le lac était une immensité d’un bleu si pure que j’hésitais un moment avant de m’y glisser. Cela laissa tout le loisir à Nyann de sauter sans tergiverser, troublant ainsi le calme des eaux. Il disparut dans un concert d’éclaboussure, avant de réapparaître au bout de quelques secondes en s’ébrouant, dans un immense éclat de rire.
— Du coup, je te laisse te laver en premier, lui dis-je.
Il accepta d’un signe de tête et je m’éloignai de quelques pas pour lui laisser un peu d’intimité. J’attendis qu’il ait terminé en m’installant derrière un gros rocher, allongée dans l’herbe pour profiter des rayons du soleil. D’après mes estimations, nous approchions de la fin de l’été, je tentais donc d’emmagasiner le plus de chaleur possible avant l’arrivée de la saison froide de ce monde, dont j’ignorais tout des rigueur.
Nyann m’appela assez vite pour me signaler qu’il avait fini. Quand je revins sur les rives du lac, il était déjà hors de l’eau. Je lui indiquai de la main où je m’étais posée, un endroit parfait pour se faire sécher au soleil. J’expédiai ensuite ma propre toilette, voulant profiter du lac pour nettoyer ma robe, mais sans passer trop de temps loin de la grotte. J’étais consciente que Merrine s’affaiblissait d’heure en heure et je ne voulais pas restée éloignée d’elle plus de temps que nécessaire. J’estimais qu’elle avait le droit de ne pas être seule au moment où elle s’éteindrait.
Quand je fus propre à mon tour, je retournai auprès de Nyann.
— Nous pouvons retourner à la grotte, déclarai-je.
Sans ouvrir les yeux, il me demanda :
— Tu ne veux pas sécher d’abord ?
— Pas besoin, je me suis changée.
Interpellé, il ouvrit alors un œil. Puis les deux, quand il vit que je portais mes vêtements terriens. Il me scruta de la tête aux pieds.
— Ces vêtements sont plus surprenant encore lorsque tu les portes.
Je tirai sur le tissu de mon débardeur que j’avais toujours porté plus ample qu’exigée par la mode à cause de mes rondeurs. Dorénavant, il paraissait un poil trop grand, et même mon jean aurait mérité une ceinture pour éviter de glisser. Je ne prenais conscience que maintenant que j’avais sans doute perdu le poids que ma mère s’était acharné à essayer de me faire perdre pendant des mois, quand je m’étais arrondie quelques années auparavant, perturbée par la relation mourante de mes parents et n’arrivant à trouver du réconfort que dans les sucreries.
— Ils n’ont rien d’extravagant par chez moi, dis-je. Et je crois me souvenir qu’Ilaïc portait un peu le même style mais en plus seyant.
— Ilaïc n’avait pas autant de …
Il désigna son torse pour finir sa phrase sans employer le mot pensé, qui semblait le mettre mal à l’aise.
— Décolleté ? terminai-je pour lui. D’habitude, ce n’est pas mon cas non plus, mais j’ai perdu du poids depuis que je suis arrivée, du coup, mon débardeur est devenu un peu large.
Il haussa des sourcils puis se releva en me demandant :
— Pourquoi avoir remis les vêtements de chez toi ?
— Pourquoi pas ? Après tout, nous ne sommes pas prêts de croiser qui que ce soit ici, et c’est la seule tenue de rechange qu’il me reste en attendant que ma robe sèche.
Il attendit ensuite que nous ayons quitté le lac et fait quelque pas avant de me confier :
— Je crois que cette tenue te va bien. En tout cas, je te préfères avec ces vêtements. Sans doute parce que tu t’y sens plus à l’aise.
Je le remerciai d’un sourire. J’appréciais le compliment.
Nous étions à mi-chemin de la grotte lorsque je pris conscience que mon collier, et plus particulièrement le médaillon, commençait à devenir froid. C’était bien la première fois depuis que je le possédais. Je me rappelai alors qu’il faisait encore partie intégrante de Merrine, reliée à elle par la magie, et j’eus un mauvais pressentiment.
Poussés par ma peur, nous parcourûmes la reste du chemin au pas de course.
Dans la caverne, la dragonne n’avait pas bougé depuis notre départ et le son de sa respiration était sifflante, inquiétante. Sa tête reposait sur le sol, elle d’ordinaire nichée entre ses pattes avant. Je me précipitai à ses côtés.
— Merrine ! Est-ce qu’on peut faire quoi que ce soit pour vous aider ?
Elle ne répondit pas, se contentant de bouger sa queue mollement, découvrant entièrement son œuf. Il s’agitait violemment et des bruits de craquement résonnaient entre les parois : il était sur le point d’éclore.
J’étais partagée entre mon envie d’assister à la naissance du dragonneau, et le devoir que je ressentais envers Merrine de ne pas la délaisser. Nyann était déjà près de l’œuf, même s’il restait à bonne distance, et se préparait à assister à son éclosion avec fascination.
— Merrine ? répétai-je.
Elle souleva une paupière avec difficulté. Sa respiration se fit hiératique.
— Je pensais avoir plus de temps … Pardonne-moi de t’en avoir dit si peu …
Elle prit une profonde inspiration apparemment douloureuse puis poursuivit :
— J’ai encore une chose importante à te confier … C’était dans ma vision … J’ignore si c’est important mais … au cas où ce serait le cas … Tu dois retrouver la princesse disparue …
Je fronçai des sourcils, peu sûre d’avoir bien entendu.
— Une princesse ? Quelle princesse ?
Merrine ne répondit pas. Pire, elle avait refermé ses yeux. J’eus un instant de panique et empoignai mon médaillon, à peine tiède. Je sentais la vie la quitter par le biais de ce morceau d’écaille que je possédais. C’était une expérience bouleversante.
— Myriam ! m’appela alors Nyann d’un ton pressant.
Je me détournai de la dragonne pour le voir m’intimer de le rejoindre d’un geste de la main. Je me relevai et courus jusqu’à l’œuf, dont la coquille se lézardait dans tous les sens. Je me laissai tomber à genoux au moment où le chapeau se désolidarisa du reste. Aussitôt, deux cornes mauves apparurent, poussant le morceau de coquille. Puis, avec un violent coup, une patte antérieure fit voler un autre éclat. En moins de dix secondes, le dragonneau fit craquer entièrement son œuf, éparpillant les restes tout autour de lui.
Et soudain, la sensation d’oppression omniprésente que je subissais depuis des jours disparut, remplacée par une forme de soulagement, de libération. Dans un frisson, je compris que cette sensation ne m’avait jamais appartenue.
J’entendis Nyann lâcher une exclamation abasourdie lorsque le dragonneau se redressa, enfin libéré de sa cage. Il tourna en rond deux ou trois fois avant de s’immobiliser face à moi et de plonger son regard dans le mien.
Il avait les yeux aussi dorés que les écailles de sa mère. Son corps, contrairement à ce à quoi je m’attendais, n’était pas recouvert des mêmes écailles que Merrine mais d’une épaisse fourrure mauve, identique à la couleur qu’avait son œuf. Sur sa tête, deux minuscules cornes pointaient entre ses oreilles en triangle, et sa gueule était déjà dotée de crocs acérés. Ses ailes étaient collés à son abdomen, encore recouvertes de la substance gluante qui le recouvrait de partout. Sa queue de cuir, presque aussi longue que son corps, se terminait en flèche.
Je ne me rendis pas compte du temps qui passait alors que nous nous contemplions l’une l’autre. Nous étions toutes entières à notre fascination, à notre découverte de celle qui était en face de nous.
De celle qui avait été partie intégrante de nous pendant tout ce temps, sans que l’on s’en rende compte.
Je comprenais enfin que je la sentais en moi depuis des semaines, sans savoir que toutes les bizarreries que j’avais ressenties depuis mon arrivée n’avaient jamais été miennes, mais siennes. Je pouvais sentir sa surprise et sa peur en expérimentant pour la première fois les sensations hors de l’œuf, comme si je naissais moi-même une seconde fois. C’était grisant.
Ce fut Nyann qui me ramena à l’instant présent. D’un regard, il me désigna Merrine. Je me retournai rapidement. Elle avait réussi à se déplacer légèrement, suffisamment pour voir sa fille naître. Elle avait rouvert les yeux et couvait son enfant du regard.
Le dragonneau trottina maladroitement jusqu’à elle, venant frotter son museau contre celui de sa mère. Une unique larme coula des yeux de Merrine alors que, dans son ultime souffle, elle eut la force de nommer sa petite :
— Kimophelia.
Pour notre retour, nous avions décidé de prendre le même chemin qu’à l’aller. C’était ce qui nous avait semblé le plus prudent, étant donné que ni Nyann, ni moi ne connaissions suffisamment les montagnes pour pouvoir tenter un autre itinéraire sans danger.
Nous avions quitté la grotte rapidement après que Merrine se soit éteinte, peu désireux de rester dans ce qui serait dorénavant son tombeau. J’avais laissé Nyann se charger de sortir nos affaires de la caverne pendant que j’étais restée me recueillir un instant près de la dragonne. Kimophelia était restée avec moi, prostrée près de sa mère, comme si elle avait déjà compris ce qu’il s’était passé. Grâce à notre étrange lien, elle avait semblé ressentir mon chagrin, créant ainsi le sien en écho, et en retour, j’avais pu comprendre qu’elle était perdue. Elle n’avait pas compris ce qu’il se passait, et je n’avais pas jugé bon de le lui expliquer. De toute manière, je n’étais même pas sûre qu’elle puisse me déjà me comprendre.
Derrière Merrine, dans un renfoncement de la caverne que son imposant corps de dragon nous avait caché, nous avions découverts toutes les affaires humaines qu’elle avait entassé là avant d’être blessée. Nous avions trouvé entre autres un couchage, des vêtements de rechange, de quoi manger et se réchauffer et quelques affaires qu’il ne m’avait pas semblé nécessaire d’emporter pour une retraite dans les montagnes. J’en avais déduit que c’était sans doute les objets que Merrine, sous son identité de magicienne, s’était préparée à ensorceler pour soulager la vie quotidienne des habitants du village.
Parmi tous ces objets, j’étais tombée sur la besace dans laquelle j’avais promené l’œuf de Kimophelia quand il était en ma possession. Je l’avais récupéré, jugeant qu’il serait pratique pour transporter le dragonneau qui faisait à peu près la même taille que son œuf pour le moment. Il n’avait plus sa fonction de chauffage interne cependant, puisque à la mort de Merrine, il avait perdu ses vertus magiques, comme certainement tout le reste des affaires qu’elle avait ensorcelé.
Troublée par mes souvenirs, j’effleurai des doigts mon collier désormais froid alors que je suivais Nyann à travers le plateau où on avait trouvé l’antre de Merrine, nous rapprochant peu à peu des montagnes que nous allions devoir redescendre. Si les sorts de Merrine n’étaient plus actifs, qu’en était-il de mon collier ?
— Nyann ! interpellai-je alors mon compagnon qui marchait deux pas devant. Est-ce que je parle toujours ta langue ?
Il se retourna, surpris.
— Bien entendu. Pourquoi cette question ?
Je lâchai un soupir de soulagement.
— Je pensais qu’il avait perdu ses pouvoirs, comme tous les autres objets créés par Merrine.
Nyann s’arrêta un instant. Kimophelia, que je portais dans la sacoche, en profita pour glisser un œil curieux vers l’extérieur.
— Je ne pense pas que ton collier perdra ses pouvoirs dans l’immédiat. Certes, comme l’a dit Merrine, tu ne pourras pas te servir des dons propres aux dragons maintenant qu’elle n’est plus là, mais son écaille reste un réservoir phénoménal de magie qui devrait suffire à alimenter les sorts . Pourquoi crois-tu que la guilde des chasseurs de dragons existe encore, alors que mon peuple estime que l’espèce s’est éteinte il y a presque un siècle ?
— Je ne m’étais pas vraiment posé la question, avouai-je.
Nyann entreprit alors de m’expliquer :
— Nous savons tous que les restes de dragons conservent la magie, même après leur mort. Les chasseurs de dragons se sont alors mis à en faire un trafic intensif, permettant ainsi à leur guilde de survivre dans le temps. Aujourd’hui encore, ils parcourent Cinq-Iles à la recherche de ses reliques, même si elles se font de plus en plus rare puisqu’ils ont sans doute déjà plus ou moins tout ramassé.
Je coulai un regard en arrière, vers la grotte où nous avions laissé Merrine en l’état, incapable que nous étions de lui offrir une sépulture - si tant était que cela faisait partie de la culture des dragons.
— Nous devrions peut-être sceller la caverne dans ce cas, non ? Pour que les chasseurs de dragons ne profanent pas sa dépouille.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Qui viendrait jusqu’ici ? Sans compter qu’il faudrait avoir l’idée de grimper jusqu’au promontoire. Je pense que Merrine est en sécurité.
Je décidai de le croire sur parole.
Nous reprîmes notre route. Dans le sac, Kimophelia s’agita brusquement. Je glissai un coup d’œil à l’intérieur et eus la surprise de constater qu’elle s’installait pour dormir, s’enroulant sur elle-même. Avant de fermer les yeux, elle croisa mon regard. Je sentis qu’elle se sentait en sécurité avec moi.
J’espérais de tout mon cœur qu’elle avait raison.