Laetitia écrasa son mégot avant de franchir les portes de l’établissement. Elle tenta de se recoiffer rapidement, aplatissant ses cheveux tant bien que mal, puis se présenta au guichet. Un frisson d’angoisse lui traversa l’échine, elle avait en horreur les hôpitaux. Elle se faisait violence pour sa grand-mère, si chère à son coeur. Elle venait normalement une fois tous les quinze jours et passait le dimanche après midi avec la douce vieille dame. Nous étions mardi. L’infirmière l’avait appelée.
— Bonjour Lieutenant, heureusement que vous avez fait vite.
— C’est la fin ?
— Le médecin craint que oui.
Sans perdre plus de temps, Laetitia se dirigea vers les ascenseurs. 4e étage. Chambre 406, celle tout au bout du couloir, à gauche. À peine dans la pièce, l’odeur si familière et si précieuse lui saisit les narines. Jasmin. Cette exquise fragrance la ramenait chaque fois à son enfance, aux promenades et aux jeux dans le jardin embaumé de ce si voluptueux parfum. Il avait fallu faire des pieds et des mains avec les services, mais elle avait obtenu l’autorisation d’en apporter un pot dans la chambre de sa grand-mère, pour le plus grand plaisir de cette dernière. Sa fleur favorite. Et tellement de souvenirs.
— Tu es venue…
La voix n’était plus qu’un souffle. La jeune femme se précipita au chevet de la malade.
— Bien sûr que je suis là.
— Tu n’aurais pas dû quitter ton travail pour moi.
— Ne dis pas de sottises enfin. Ne dis rien. Garde tes forces.
— C’est inutile à présent, mon petit. Je sens bien que la vie s’échappe.
Laetitia ne releva pas, elle n’était pas prête à l’admettre. Elle ne souhaitait pas l’accepter.
— Ils n’ont même pas ouvert tes volets ! blâma-t-elle.
— Et alors ? Ne soit pas absurde. Il fait un vent à écorner les cocus dehors. Je ne suis pas sourde, tu sais, j’entends les bourrasques. Je n’ai pas envie de voir la grisaille.
— Mais…
— Ne fais pas triste mine, viens près de moi. Et rapproche un peu le jasmin tu veux ! Je n’ai plus mon nez d’autrefois.
Laetitia s’exécuta. Sa grand-mère avait été nez pour une grande parfumerie lorsqu’elle était encore en activité. Et l’odeur du jasmin avait toujours été sa favorite. Elle la trouvait à la fois si entêtante et si délicate. Subtile. C'est pour cela qu'elle en avait rempli son jardin, et que cette plante et surtout son odeur était source de nostalgie pour toutes les deux.
— Raconte-moi ta journée.
Cette requête prenait un sens tout particulier dans cette pièce. Il ne s’agissait pas ici de décrire les évènements, mais les odeurs. Celle du café, l’amertume du petit déjeuner. Puis la gourmandise des croissants ramenés par les collègues au bureau, exquise friandise à laquelle il faut résister. Relater la sueur du vestiaire, les pneus brulés sur l’asphalte au cours de la mission, le parfum musqué du suspect, qui envahit l’habitable. C’était un exercice auquel le lieutenant se prêtait volontiers tant il ravissait la patiente.
Laetitia lui saisit la main. Elle posa sa tête contre le matelas, tout près de son corps frêle. Et elle raconta. Elle récita durant plus d’une heure, relancée chaque fois par les curiosités de la vieille dame. Elle fit le récit tant attendu, jusqu’à réaliser qu’il n’y avait plus de pression dans les doigts de sa grand-mère, que le souffle — qui s’était fait de plus en lent — s’était totalement arrêté et que les faibles battements de cœur ne résonnaient plus près de son oreille. Elle essuya la larme qui coulait sur sa joue avant d’appeler l’infirmière de garde.
Dehors, le soleil s’en allait.
Quel cruel crépuscule que celui de nos vies.