Ils s'étaient levés il y a quelques heures, en pleine nuit, pour accomplir le long périple qui devait les mener à cet endroit, à ce moment précis. Pauline, peu coutumière de ce genre de randonnée, se sentait dégoulinante de sueur. Tous ses muscles semblaient lui hurler leur mécontentement. Ses dizaines de kilos en trop n’étaient pas une sinécure, mais elle avait appris à vivre avec au quotidien. Là, c’était une tout autre histoire. Gravir cette montagne la confrontait à tant de choses. Elle se trouvait tellement monstrueuse. Un sac de viande rance dont personne ne voulait. Personne pour l’aimer. Elle ne pouvait pas les blâmer, les autres, elle-même se débectait.
Une main réconfortante vint appuyer sur son épaule, faisant fléchir encore un peu plus ses genoux.
— Tu peux être fière de toi, lui assura Sébastien.
Sébastien, c’était une idée, un nième projet, désespoir de sa mère qui ne supportait plus de la voir souffrir en silence. Alors, elle lui imposait ses résolutions : régime hyperprotéiné, régime dissocié, jeûne intermittent. Intermittent de quoi ? Du spectacle qu’elle offrait chaque jour en luttant contre ses pulsions ? Elle mangeait par nécessité. Pas pour donner à son corps les nutriments dont il avait besoin, pas parce qu’elle avait faim, pas pour satisfaire une quelconque obligation physiologique. Non. Mais s’empiffrer, se bâfrer et se gorger, pour reprendre les mots des railleurs, permettait de combler le vide dans son cœur.
La dure loi du cercle vicieux. Manger pour se sentir mieux, pleurer ses kilos de trop, se sentir mal. Manger pour se sentir mieux…
Pauline força un maigre sourire en réponse au soutien de Sébastien. Ce dernier est coach sportif. Cela fait à présent un mois qu’il la suit, sans trop de résultats. Cette randonnée, c’est une tentative de dernière chance. Pauline le sait. Elle l’avait deviné, et de toute façon il lui a dit. Étrangement, c’est l’une des choses qu’elle apprécie chez lui : sa sincérité. Il ne tourne pas autour du pot, pas de pincettes. Mais toujours avec un respect dont peu font preuve en sa présence.
— Comment te sens-tu ?
— À bout de tout.
— C’est bien.
Mais bien sûr. C’est bien. Que croyait-il ? Gravir une montagne lui permettrait certainement de perdre un kilo, allez, peut-être deux. Pour combien de temps ? Pour la journée, pas plus. Pauline le savait d’expérience.
— Assieds-toi s’il te plait.
Elle s’exécuta tant bien que mal, pas évident de faire s’assoir ce corps si encombrant sur le sol. Il s’accroupit près d’elle et la regarde, bienveillant.
— Tu me fais confiance ?
— Oui.
— Vraiment ?
— Oui.
— Alors maintenant, j’aimerais que tu fermes les yeux. Je ne te toucherais pas, sauf si tu me le demandes.
Pauline ne comprit pas bien le but de l’exercice, mais il était vrai qu’elle avait confiance en lui. Elle ferma les yeux. Une chose étrange se produisit : elle eut envie de pleurer. Elle qui n’avait pas versé une larme depuis ce qui semblait être une éternité. Elle retint cette goutte qui perlait au coin de sa paupière close et se concentra sur la voix de Sébastien.
— Maintenant, tu vas écouter. Tu n’as pas à me répondre, et je souhaiterais même que tu ne m’interrompes pas. D’accord ?
Il marqua une respiration.
— Pauline, j’aimerais que tu réfléchisses, que tu m'expliques, pourquoi as-tu besoin d’être si forte ? Et je ne parle pas de ton poids. Quoique tout est lié. Mais dis-moi, Pauline, pourquoi as-tu besoin d’encaisser comme ça, en silence ? Dis-moi quelles sont les blessures enfouies que tu camoufles derrière tes barrières que tu veux infranchissables ? Pourquoi te sens-tu obligée de faire souffrir ton corps, pourquoi le détestes-tu comme ça ? Car je sais moi, que tu le détestes. Pas parce que tu es trop grosse, non. Tu es obèse, car tu détestes ton corps. Et on ne pourra rien faire tant que tu n’auras pas admis ça. Pourquoi tu détestes ce corps Pauline, que t’a-t-il fait ?
Alors que les mots de Sébastien résonnaient dans sa tête, la jeune femme se mordit inconsciemment la joue intérieure. Elle mâchouillait, comme pour se donner une contenance. Et pour ramener son esprit à l’instant présent, à cette forêt qui les entourait, qui s’éveillait avec l’aurore. Elle essayait de détecter le moindre bruit, le souffle du vent dans les feuilles des arbres, le bourdonnement des insectes, le piaillement des oiseaux. Tout, sauf la tirade de Sébastien et les images qui lui venaient.
Des souvenirs enfouis, cachés, enfermés, elle en avait que trop. Souvenirs de cette baby-sitter qui vous pince lorsque vous n'êtes pas assez sage à son gout. Souvenirs de cette mère trop souvent absente, que l’on appelle la nuit, en vain. Souvenirs surtout de ce beau père qui lui vous entend, et vous rejoint…
— Dis-moi, qu’a-t-on fait à ce corps, Pauline ?
Elle ouvrit les yeux et hurla. Un mélange de haine, de rage, de douleur. Un cri qui fit s’envoler les corbeaux qui nichaient dans le frêne non loin d’eux. Et elle s’effondra en sanglots. Elle tenta de se relever, pour fuir cet homme qui la confrontait à tout ça, mais aveuglée par ses larmes, encore épuisée de leur ascension, elle n’y parvint pas et chuta sur le côté.
— Pauline ? interogea Sébastien d’une voix douce. As-tu besoin de mon aide ?
— Non, croassa-t-elle, laisse-moi ! Je te déteste !
— Ce n’est pas moi que tu détestes, n’est-ce pas ? Je ne te demande pas de me raconter. Je veux juste que ça sorte, les émotions je veux dire. Je veux que tu acceptes, que tu arrêtes de garder ça enfoui, verrouillé à double tour au fond de toi. Tu veux bien ?
Elle se mordit la lèvre, tremblante. Et hocha la tête. C’était terriblement douloureux d’être confronté à tout ça, mais au fond de son cœur, elle savait qu’il avait raison. Elle prit une grande inspiration afin de se calmer, de reprendre son souffle. Cela faisait un mois qu’elle connaissait Sébastien. Ils se voyaient trois fois par semaine pour sa séance de sport. Il avait toujours été de bons conseils et depuis qu’ils avaient commencé le coaching, Pauline avait l’impression d’avancer un petit peu chaque jour. Qu’avait-elle à perdre à continuer de lui faire confiance ?
Rien. À part des souvenirs enfermés depuis trop longtemps, en plus de ses kilos en trop.
Le soleil se levait à l’horizon, rendant ce moment si unique. Était-ce pour cela que Sébastien l’avait fait lever si tôt ? Pour assister à l’aurore ? Perchée au dessus du monde, face à ce spectacle divin, Pauline se sentit pour la première fois de sa vie capable d’affronter ses blessures. Elle détourna les yeux des nuages rosés par les premiers rayons du soleil afin d’adresser un sourire franc à son coach.
— Je crois que nous allons pouvoir commencer à te faire perdre tous ces kilos… annonça-t-il en lui rendant son sourire.