« Ma mère ! Ma mère ! » pleurnichait Anne, comme toutes les nuits, à trois heures trente-trois précises. Comme chaque nuit, la mère supérieure se sentait obligée d’aller lui rendre visite. Toutes les nuits, sans discontinuer, ressemblaient à cette fatale nuit de 1295.
Cette année-là, Esclarmonde n’était alors l’Abbesse de Leyme que depuis deux ans. Ses prédécesseuses avaient fait un travail exceptionnel dans l’éducation des filles de bonnes familles et elle comptait être la digne héritière de ce royaume.
Seulement, une de ses pensionnaires, Anne, une riche héritière, donnait beaucoup de fil à retordre à Esclarmonde comme aux Sœurs. Pas que cette adolescente, entrée fraichement au monastère, était turbulente. Au contraire, Anne était une jeune fille très pieuse, d’une famille très respectée de Mercuès. Depuis quelques années, elle avait développé une maladie chronique assez terrible. Ainsi, cette jeune fleur ne cessait de se faner de jours en jours, s’abimant dans une souffrance diffuse qui paraissait incurable. Esclarmonde l’avait prise sous son aile et tentait de s’en occuper du mieux qu’elle pouvait. Les saignées, les drogues et les prières n’étaient parvenues en rien à améliorer de la jeune fille.
Alors, cette nuit-là de 1295 eut une mortelle issue pour la jolie et fragile Anne qui mourut dans de tragiques circonstances en dépit de tous les efforts qu’avaient fournis Esclarmonde.
Ainsi, depuis presque dix siècles, toutes les nuits à trois heures trente-trois, Esclarmonde rendait visite à Anne qui poussait inlassablement son dernier souffle, perdue qu’elle était dans les limbes de ce qui fut sa chambre monacale, et qui était aujourd’hui méconnaissable.
D’ailleurs, tout ce qu’Esclarmonde avait connu et chérit, durant ses années d’exercices de 1293 à 1306, n’était plus. La nef avait disparu, ainsi que sa chapelle favorite, les deux ayant pris feu par deux fois bien après sa mort. Mais Leyme était capable de résurrection et avait su se transfigurer en toute autre chose au fil des siècles.
Depuis l’au-delà, qu’elle considérait comme son observatoire car il la rendait invisible aux yeux des vivants, Esclarmonde était heureuse. Depuis sa mort en 1306, elle hantait son ancienne Abbaye qui ne ressemblait en rien au lieu qu’elle avait tant arpenté. Malgré toutes les embuches que le bâtiment avait connues et toutes les modifications qu’il avait, il avait su garder ses fonctions de soin et d’accompagnement aux nécessiteux. Il avait été Abbaye, comme nous le savons, à la suite de quoi il fut tantôt Asile, tantôt maison de la santé, et aujourd’hui, en 2020, il se spécialisait dans les troubles pédopsychiatriques.
Elle-même était plutôt fière de ce qu’elle avait accompli de son vivant et était heureuse d’avoir exercé à ce moment-là, à cette époque-là. Bien que le souvenir de son échec auprès d’Anne fût toujours vif en son cœur, elle se considérait chanceuse d’avoir pu servir le Seigneur lors d’une période faste. En effet, elle avait dirigé l’Abbaye alors qu’elle prenait toujours plus d’ampleur dans la région en absorbant églises et prieurés.
*
Franz, de son vivant, avait été lui-même hanté par les gémissements d’Anne, qui traversaient les siècles.
À cette époque, le lieu était baptisé « Maison de santé médico-agricole ». La dite maison était alors pleine à craquer de blessés de guerre et collatéraux. Nous étions alors en 1943, et Franz était arrivé gravement estropié après un affrontement avec la résistance lotoise. Bien heureusement, ses ennemis avaient tous été faits prisonniers et seraient sans doute fusillés ici-même ou envoyés en Allemagne.
Cependant, les médecins et les soignants semblaient totalement dépassés par la situation. Le lieu était grand mais il s’adaptait difficilement à une crise pareille. De façon assez poétique, et malgré la violence qui se déchaînaient dans le monde entier, le dessin de l’ancienne Abbaye se reconnaissait bien sous les traits de l’hôpital.
La jambe de Frantz inquiétait l’équipe des soignants. Il savait que le corps médical d’un hôpital français ne s’embarrasserait pas d’un Allemand s’ils pouvaient l’évacuer discrètement. Quoi qu’il en soit, sa jambe continuait à le faire de plus en plus souffrir, jusque dans l’os : elle gangrénait. L’équipe médicale avait donc pour projet de l’amputer.
Franz avait vingt-et-un ans, il était jeune et ne parvenait pas à imaginer sa vie sans sa jambe. Il se répétait que c’était la guerre, que « c’était comme ça », qu’il était chanceux car il aurait pu déjà mourir comme plusieurs de ses anciens camarades. « Blut und Ehre ! » c’était ce que les chefs des Hitlerjugendlui lui avaient appris depuis ses douze ans. Ils lui avaient répété qu’il fallait être un bon soldat.
Digne d’Andersen, un bon soldat à une jambe….
Malgré les drogues, la nuit précédant son opération, il ne parvenait pas à dormir. Il avait des sueurs froides, il était incapable de se figurer unijambiste. Que dirait son père ? Sa mère ? Et Natalia ? L’aimerait-elle toujours ? Ils étaient fiancés après tout, elle ne pouvait pas refuser l’amour à un soldat, retirer sa promesse à quelqu’un qui était prêt à donner sa vie…
Alors qu’il était en proie à toutes ces angoisses, la gorge sèche et serrée, mais sans aucun moyen de s’hydrater, il entendit des bruits qui attirèrent son attention. D’abord, c’étaient des gémissements, puis des pleurs. Il pensa tout d’abord que c’était une des infirmières : la voix était celle d’une jeune fille qui se lamentait.
« Ma mère ! Ma mère ! »
Il ne pouvait pas se redresser, il avait subitement froid, la colonne raide. Avec sa douleur, il ressentait un effroi terrible. Une peur animale bien particulière qui chuchotait à son oreille la mort imminente, comme un secret intime. Il connaissait bien cette peur et ce terrifiant murmure, car il avait fait la guerre. Il eut la terrible intuition qu’il n’y aurait pas d’issue pour lui, ni à cette guerre, ni au séjour dans cet hôpital.
Dans le dortoir, il entendait les gémissements des uns, les ronflements des autres. Seul son souffle à lui était alerté par la peur, les autres semblaient seulement souffrir ou, pour les bienheureux, dormir.
« Vous n’entendez rien, vous ? » demanda-t-il, en soufflant, à la cantonade.
Il savait que plusieurs blessés ne parlaient pas allemand, certains, les vieux surtout, ne parlaient pas même français, et des vieux, il y en avait un sacré paquet dans cet hôpital.
Dans l’obscurité, une voix inquiète lui répondit :
« Non, quoi ? »
Maintenant, la personne à qui appartenait la voix devait sans doute guetter le sifflement d’un obus, ou quelque chose dans ce goût-là.
Mais non, très clairement, en fond sonore, Franz entendait pleurnicher une jeune fille. Le bruit était étouffé par-delà les murs, mais en même temps il semblait résonner dans la plomberie rouillée. Seul lui entendait ces lamentations inexpliquées.
Comme toutes les nuits à travers les siècles, Esclarmonde se précipitait au chevet de sa protégée qu’elle n’avait pas su sauver la première fois. Elle traversa Franz, dans le but d’aller au plus court, se ruant de part en part des murs de pierre et des humains.
Il tressaillit, un froufrou de tissus avait glissé près de son oreille, il se sentit infiltré par la mort elle-même. Il découvrit alors une femme à l’allure pressée, vêtue comme d’un grand drap, des grosses bandes d’étoffes en guise de chevelure.
Il ne put retenir une exclamation d’effroi. Certains patients l’entendirent, se tournèrent dans leurs draps, s’ils le pouvaient, en maugréant. Dans cet hôpital d’appoint, avec la guerre de l’autre côté des murs, ils étaient nombreux à devenir fous, la nuit surtout. Ça n’étonnait personne que ce fut le cas de Franz.
« Eh bien ? Vous me voyez, vous ? » interrogea Esclarmonde en se retournant vers Franz, alors qu’Anne continuait de geindre, quelque part dans les murs de l’ancienne Abbaye. Quelque part dans le purgatoire.
« Oui. » répondit-il. Mais pas assez fort pour que les autres l’entendent.
« C’est durement rare. » constata-t-elle à son tour.
Dubitative, Esclarmonde le regardait. Elle entendait toujours les gémissements d’Anne, de plus en plus longs et gutturaux. Elle regarda l’horloge : d’ici cinq minutes, les cris deviendraient des cris de bête à glacer le sang, d’ici vingt minutes elle mourrait enfin : enfin, et à nouveau.
Esclarmonde poussa un soupir, lasse d’être coincée dans cette boucle. Elle revivait cette même nuit pénible au rythme d’Anne, accompagnée de sa litanie.
« Ma mère ! Ma mère ! » appelait-elle.
« Excusez, elle a besoin de moi… »
Comme elle était apparue, empêtrée dans ses voiles, elle s’évapora aux yeux de Franz.
Il ferma les yeux avec un soupir, la douleur se souvint de lui, insidieuse, dans ses os. Ensuite, soudainement, il ressentit une forme de soulagement.
« Messire ? »
La voix spectrale d’Esclarmonde résonna dans sa tête. Il rouvrit les yeux, et bien qu’il fût prêt à redécouvrir ce vieux visage horrible et figé, il fut tout de même terrifié par la figure morte.
Il réalisa qu’il n’avait plus froid.
« Pour vous, c’est trop tard. Venez. Suivez-moi. » ordonna doucement Esclarmonde en le laissant s’appuyer sur son bras.
Il traînait la patte, mais ne ressentait plus aucune souffrance.
En quelques secondes, il fut quelque part, dans un non-temps et un non-lieu, projeté dans un pastiche de vieilles pierres, au chevet d’une toute jeune fille gémissant comme un animal et baignant dans sa transpiration.
« Je vous présente Anne. C’est comme ça tous les soirs. » dit la sombre voix de crécelle de la vieille Esclarmonde, comme pour l’avertir des chapelets de nuits qu’il s’apprêtait à passer ici.
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Notes d'auteur :
Un troisième groupe, composé de @chrisjedusor, @Lsky, @Seonne, @Fleur d'épine, @Mikoshiba et @Zandry, est coincé dans une mystérieuse chambre, nommée la chambre de la pendue ... Les guides sont restées évasives sur le sujet, mais il est clair que la précédente propriétaire n'y a pas passé des jours heureux.
Nos visiteur.euses peu rassuré.es devront écrire sur le thème Mortelle issue et la contrainte Votre chapitre doit se dérouler la nuit.
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