Mon grand-père est venu me tirer du lit à l’aube. Il voulait qu’on aille tous les deux, très tôt, à la cueillette des champignons. J’étais légèrement bougon, mais j’aimais faire plaisir à Lucien. Je me suis donc levé et habillé chaudement. Si tôt un matin d’automne, il ne devait pas faire bien chaud dehors. J’ai enfilé mes bottes en caoutchouc pour ne pas avoir les pieds trempés par la rosée abondante du matin.
Puis nous sommes partis sans prendre de petit-déjeuner. On avait des gâteaux secs plein les poches et un thermos de café rangé dans mon sac. On marchait dans la forêt depuis moins d’une heure et notre panier était déjà assez fourni en champignons divers quand un “crac” sonore retentit. Mon grand-père disparut devant moi, aspiré par le sol.
Ce devait être une vieille planque de la guerre. Il y en avait beaucoup dans le coin. Elles servaient autant à se cacher qu’à y enfermer les ennemis.
Prudemment, je me suis penché au bord du trou.
- Grand-père ?! Est-ce que ça va ?
Je n'ai pas eu de réponse. La lumière en ce début de journée avait du mal à parvenir jusqu’au fond de la fosse. J'entendais mon grand-père respirer. Un souffle saccadé, paniqué. J’ai sorti la corde qui se trouvait dans mon sac, une habitude que j’ai prise en me baladant dans nos forêts chaotiques. Comme dit mon père : “On ne sait jamais quand on va avoir besoin de se sortir d’un ravin !”. Je l’ai attachée rapidement à un arbre tout proche. Puis je suis descendu à mon tour sous terre. C’était oppressant.
Une fois en bas, Je suis venu face à Lucien. J’ai compris qu’il sanglotait, je ne l'avais jamais vu pleurer. Posant une main sur son épaule, je l’ai questionné du regard.
- Tu sais, gamin, quand j’avais à peu près ton âge, j’ai dû faire la guerre.
Je hochais la tête, j’avais vu des vieilles photos où il portait l’uniforme. Mais il n’avait jamais voulu m’en parler.
- Un matin comme celui-ci, alors que le jour se levait à peine, George et moi, on nous a envoyé en mission de reconnaissance. Je me souviens encore de l’odeur du sous-bois humide, l’étrange lueur du petit matin peinant à filtrer à travers le feuillage épars de l'automne. On était encore insouciants. On venait tout juste de s’enrôler et on était excités à l’idée d’être enfin sur le terrain, de se battre pour notre pays, pour notre liberté. On ignorait seulement le prix de cette liberté.
Il a fait une pause et s’est installé plus confortablement, le dos contre le mur froid et humide. Je me suis installé à ses côtés en silence. J’avais compris que c’était cet endroit qui le faisait parler de son passé. Qui faisait ressurgir des souvenirs qu’il avait du mal à exprimer.
- On est tombés dans une embuscade. Un bataillon ennemi était là à nous attendre, tapis dans les bois. Ils pensaient tomber sur notre unité complète, mais nous n’étions que deux. Alors ils nous ont enfermé dans une cache. Une cache comme celle-ci, complètement obscure. Des murs et un plancher de béton sous le niveau du sol, accessible uniquement par une trappe au plafond s’ouvrant exclusivement depuis l'extérieur. Ils nous ont gardé enfermés pendant des jours. Nous nourrissant à peine, nous donnant tout juste assez à boire pour nous maintenir en vie. Et chaque jour, ils descendaient pour essayer de savoir où se planquait le reste de notre unité. Au début ça allait encore, mais au fur et à mesure de notre silence, ils ont commencé à nous torturer. George est mort sans rien dire sous les coups de nos geôliers. A la suite de cet évènement ils m’ont laissé croupir des jours, sans eau ni nourriture et avec pour seule compagnie le cadavre de George.
Mon grand-père pleurait. Je l’ai pris dans mes bras, conscient que rien que je puisse dire ou faire n'apaisera sa douleur.
- C’est à l’aube de ce qu’il m’a semblé être une éternité que je fus libéré de ma prison souterraine. Le pâle soleil d’hiver réchauffa un peu mon corps meurtri. Il était le reflet de mes sentiments, heureux d’être libre, mais faible et triste d’avoir perdu un ami.
On est sorti du trou tous les deux, non sans difficulté. Par la suite, il ne me parla plus jamais de la guerre. Et je ne lui ai jamais demandé de m’en dire plus. J’ai mené mes propres recherches et j’ai appris que mon grand-père avait été retenu prisonnier presque deux mois et que sur ces deux mois, il a passé environ six jours sans boire ni manger en compagnie du cadavre de George.