Avaient-elles raison ? Cette lettre annonçait-elle une prochaine demande de rencontre, sous couvert de fausses dénégations ? Et s’il disait la vérité, de quoi exactement voulait-il la protéger ? La situation était particulièrement étrange. Toute à son euphorie de tisser des liens privilégiés avec une personne, au milieu des bouleversements qu’avaient connu sa vie ces derniers jours, elle avait baissé la garde. Il était le phare vers qui elle pouvait se tourner invariablement, la soutenant sans relâche, demandant un simple silence en retour.
Et ce silence, elle l’avait brisé.
Amélia relut à nouveau la lettre. Qui était-il réellement ? La voix de Lili résonna dans sa tête, impitoyable : « Oui, ça pourrait être un vieux pervers par exemple… » Non, elle ne pouvait y croire. Et si c’était le cas ? Les mots révélaient la beauté de son âme, mais l’attraction physique était-elle possible entre eux ? Des larmes de colère affluèrent, sans aucune barrière pour les retenir, roulant sur ses joues pâlies. Oh, pourquoi devenait-elle si superficielle ? Ses critères de beauté n’avaient jamais été les mêmes que ceux de ses amies. Mais l’image de Quasimodo s’imposa à elle. N’était-il pas difforme, constamment comparé aux gargouilles de sa cathédrale, tout en ayant le coeur le plus pur de tous ? Pourquoi se posait-elle ces questions ? Ils ne se rencontreraient jamais. Un jour, leurs lettres s’arrêteraient, ne le lui avait-il pas prédit ? Cette pensée ne fit qu’accroître sa détresse.
Calmant son désarroi tant bien que mal, Amélia se leva avec lenteur. Roméo et Juliette, donc. Elle trouva la pièce, dans la bibliothèque, et se plongea dans la lecture. En un instant, ses soucis s’envolèrent, remplacés par la ferveur que Shakespeare donnait à ses personnages. Il en émanait une certaine exagération, mais que c’était beau ! Elle pensa à son inconnu. Etait-il pour elle l’équivalent d’un Montague ? Elle ne pouvait le concevoir.
« Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l'ai vu trop tôt sans le connaître et je l'ai connu trop tard. Il m'est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré ! »
Non, décidément, cette parole de Juliette ne pouvait s’appliquer à elle. C’était ridicule à bien des égards. A cette époque, en ce lieu, quelles inimitiés pourraient empêcher son inconnu de se dévoiler à elle ? Et de toute façon, comment pouvait-elle aimer quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu ? Et pourtant, c’était en train d’arriver, elle le savait inconsciemment, tout en refusant de l’admettre. A présent, il lui fallait répondre.
Mon très cher inconnu,
Roméo est certes inconstant, mais il le dit clairement : quand il voit Juliette, c’est sa vie qui bascule, avant même de connaître son nom. Et jusqu’à la fin, il n’a jamais démordu de ce fait. Le reproche que je ferais à cette pièce est différent du tien. Roméo et Juliette s’aiment, avec une passion démesurée, belle et tragique, mais il s’aiment pour un physique. Or, le physique ne fait pas tout, il permet d’alimenter la passion mais ne suffit pas. S’ils ne s’étaient pas tués l’un pour l’autre, se seraient-ils aimés de longues années ? Rien n’est moins sûr.
Si je rencontrais Roméo ? Je serais sans nul doute flattée par ses attentions. S’il n’est pas décrit avec précision, mais on imagine sans mal son charme qui fait fondre Juliette si rapidement. Comme je te l’ai déjà mentionné, je ne suis pas attirée par les beautés solaires. Je pense que je me méfierais de lui… mais son adresse avec les mots fait que je lui laisserais sans doute une chance. Est-ce que ma réponse te déçoit ?
Sinon, je dois avouer que je suis confuse par tes mots doux comme le miel. Ce serait mentir que de prétendre qu’ils n’ont aucune prise sur mon coeur. Et pourtant… J’aime nos échanges, j’aime ta façon d’écrire, tes choix de lecture. Chaque soir, je me plonge dans le livre que tu as choisi, en partie, ou en intégralité, selon la taille de l’oeuvre. Avec toi, j’ai redécouvert le goût de la littérature classique, j’ai ouvert mes horizons qui s’étaient rétrécis sans même le réaliser.
Mais je suis confuse. Si je suis si importante pour toi, est-ce que ça te suffit réellement de ne pas me rencontrer ? Je te promets que si tu es le Montague de ma Capulet, je ne t’en voudrais pas. Je sais tant de choses sur toi et pourtant pas assez. Ou bien, joues-tu un rôle avec moi, quelqu’un que tu n’es pas ? Cette pensée me glace. Je ne veux pas que ça s’arrête. Je ne suis pas aussi douée que toi pour mettre des mots sur ce que je ressens, mais sache que tu prends une place de plus en plus importante dans ma vie. Je ne veux pas imaginer qu’un jour, il en aille autrement. Je me demande aussi… Ton refus de me voir est-il parce que tu es engagé à une autre personne ?
Je suis désolée de terminer sur cette note pessimiste.
Dans l’attente du prochain rayon de soleil,
Ton Amélia.
Elle posa son stylo et se massa les tempes avec applications. L’équilibre dans cette lettre avait été difficile à trouver. D’un côté, elle ne voulait pas le brusquer, donner l’impression de revenir sur sa parole. Mais d’un autre, il lui était essentiel de crever l’abcès. Lui répondrait-il clairement ? L’angoisse sourde la paralysait. Elle resta un instant, assise devant sa lettre achevée, le regard fixe. Que devait-elle faire ?
Une vibration sur la table la sortit de sa torpeur. Cyrielle lui avait envoyé un texto. Avec réticence, elle en prit connaissance : « Mia, je suis désolée d’insister avec ça, mais je m’inquiète pour toi. J’ai regardé un documentaire qui expliquait les différentes méthodes utilisées par les tarés pour attirer des filles sans qu’elles ne se doutent de rien. Il y a tellement de gens frappés dans ce monde et je n’ai pas envie que tu sois la prochaine. Imagine, et si tu correspondais avec un monstre ? » Puis, dans le texto suivant, elle lui envoyait des liens contenant des témoignages et des noms de femmes disparues ces dernières années.
Non, son inconnu n’était pas comme ça… Elle le savait en son for intérieur, n’est-ce pas ? Le doute la rongeait petit à petit… Il se faisait tard à présent et l’épuisement moral la guettait. Alors, elle éteignit toutes les lumières et se mit au lit. La nuit porterait conseil. Fort heureusement, elle rejoignit rapidement les bras réconfortants de Morphée.
La jeune femme posa la main sur la poignée de la porte. Elle n’avait jamais passé autant de temps loin de ses tissus, de sa machine à coudre. Aujourd’hui, elle devait y retourner, surmonter son blocage. La pièce était sombre, les rideaux étaient soigneusement fermés. D’un geste machinal, elle tendit la main pour les ouvrir. Mais c’était impossible. Amélia désespérait. Elle voulait voir la lumière du jour. Elle en avait besoin. Alors, elle tirait, tirait, tirait, en vain. Il semblait que quelqu’un les bloquait. Au moment où cette pensée traversa son esprit, le visage d’Appolyne apparut entre les rideaux, lui arrachant un hurlement.
« J’ai toujours été vénérée comme la plus belle d’entre toutes. Ce n’est pas toi qui me volera cette place. Tant que ta beauté était intimidante, je te tolérais. Mais tu as fait l’erreur de te rendre plus accessible, alors je t’écraserai sans aucune pitié. Tu ne voleras pas ce qui est mien, prends garde à toi. »
Amélia resta sans voix. Puis, elle saisit les vêtements qu’elle avait cousu et les apporta un par un à Appolyne, afin qu’elle accepte de la laisser passer. Celle-ci les prit avec voracité, mais ce n’était jamais suffisant. Amélia tomba à genoux. La pièce devint subitement vide. Appolyne drapée dans les rideaux la dominait de toute sa hauteur, Cyrielle et Lili à ses côtés. Elles disparurent. La jeune femme se leva dans une pièce méconnaissable et avança vers la porte vitrée, le coeur battant. Dans l’appartement d’en face, une ombre était apparue. Etait-ce lui ? Elle tenta de lui adresser de grands signes. Sans succès. L’ombre se détourna et éteignit la lumière. Brisée, Amélia sentit son coeur se morceler. Ce fut le moment choisi par la voix d’Appolyne pour emplir son atelier, se répercutant sur les murs nus.
« Tu ne voleras pas ce qui est mien, prends garde à toi. »
Amélia ouvrit les yeux avec soudaineté. Son coeur battait à tout rompre, la sueur perlait sur son front. Amélia ne se souvenait plus de rien, mais il était clair qu’un cauchemar avait causé ce retour précipité à la réalité. Un regard ensommeillé vers le réveil lui apprit qu’il était tôt. Bien trop tôt. Trois heures et demie du matin. Quelle poisse… L’heure qu’elle haïssait le plus.
En cette heure matinale, l’appartement prenait vie. Les recoins sombres regorgeaient des fantômes de ses angoisses, prêts à lui sauter à la gorge au moindre instant d’inattention. Les petits bruits, inoffensifs à la lueur du jour, devenaient prétextes à la terreur. Toutes ses pensées négatives se nourrissaient de ce chaos, en cette heure maudite, pour grandir, s’amplifier de manière démesurée. De nouvelles connexions se formaient dans son esprit. Cet inconnu devait forcément cacher quelque chose de louche. Peut-être qu’il avait honte de son apparence, qu’il était comme Quasimodo… Ou pire encore, peut-être était-il un psychopathe.
Après avoir tourné sur elle-même, tentant de noyer ses mauvaises pensées dans un flot de fictions sans queue ni tête, elle finit par se rendre à l’évidence. Morphée ne l’accueillerait plus pour cette nuit. S’avouant vaincue, elle se leva, prenant soin d’allumer toutes les lumières sur son passage pour chasser les démons. Dans la cuisine, elle alluma la bouilloire et choisit le thé le plus réconfortant à ses yeux, à la framboise et à la menthe. Puis, armée de sa tasse fumante, elle sortit sur le balcon.
Dehors, la fraîcheur ambiante ne la rebuta pas. Au contraire, elle vivifiait ses sens et calmait ses nerfs. Son regard tomba sur l’immeuble d’en face. Aucun signe de vie. En même temps, il était quatre heures et demie du matin, cela réduisait fortement la probabilité de croiser quelqu’un. Dans la rue, de rares voitures passèrent, transportant des travailleurs matinaux ou des fêtards tardifs, au choix. Amélia resta un moment là, silencieuse et en introspection, avant de finalement rentrer s’étendre sur le canapé, devant la télévision. Sa décision était prise. Elle devait le voir.
Aux multiples sollicitations de Lili et de Cyrielle, la jeune femme ne répondit pas. Ses cernes ne les trompèrent pas et elles finirent par se contenter de lui lancer des regards soucieux de temps en temps. Elles ne retinrent pas Amélia lorsqu’elle se dirigea vers la bibliothèque, le coeur lourd. Cela lui coûtait, mais au fond, sa décision reposait sur des bases rationnelles. Elle avait besoin de mettre un visage sur les mots de son inconnu. Il savait qui elle était, alors qu’elle restait dans le flou. Les mains tremblantes, elle s’aventura dans le recoin abritant les tragédies et glissa sa lettre. Il était onze heures cinquante-cinq. S’il disait la vérité, il ne devrait pas tarder.
Le département où se trouvait l’étagère était peu fréquenté. Amélia avisa une table vide, près d’une fenêtre, derrière un pilier. De là, elle pourrait observer discrètement sans être vue. Elle allait vraiment le faire. L’étudiante allait briser le pacte, tout en espérant qu’il ne le saurait jamais. Comment le pourrait-il ?
Dix minutes plus tard, un jeune homme s’aventura dans la section, d’un pas pressé. D’un coup d’oeil discret, Amélia détermina immédiatement que ça ne pouvait pas être lui. Erick, le frère jumeau d’Appolyne, avait sans doute un livre à emprunter. Pourtant, il se rendit directement vers le rayonnage qu’elle avait quitté quelques instants plus tôt. Lui tournant le dos, il saisit l’exemplaire de Roméo et Juliette en version originale. Oh mon dieu, faites qu’il ne tombe pas sur la lettre… Il n’était pas question qu’Appolyne entre en possession de ce courrier dans lequel elle avait mis une partie de son coeur. Mais Erick entrouvrit le livre sans aucune hésitation et saisit la lettre qu’elle y avait laissée. Il la rangea dans la poche intérieure de son manteau et quitta le rayon, silencieux comme une ombre, sans jamais se tourner vers le coin où elle se trouvait. Impossible.
Son inconnu ne pouvait pas être Erick Sore. Elle le connaissait peu, mais comme tout le campus, elle avait entendu parler de lui. Et pour cause. Il en était la petite célébrité, grâce à ses talents d’auteur-compositeur à la guitare. Chacune de ses vidéos était abondamment commentée dans les couloirs, y compris par Cy et Lili. Amélia ne s’y était jamais réellement intéressée. Il semblait froid et hautain, comme sa soeur, et n’avait, de toute façon, jamais eu un regard pour elle.
Comment était-ce possible qu’il soit l’auteur des lettres qui faisaient battre son coeur ? Et pourtant, en y songeant, il y avait eu des indices. Il avait évoqué sa passion à demi-mots, sans doute la guitare. Il avait mentionné le harcèlement dont il faisait l’objet. Cyrielle lui en avait vaguement parlé quelques mois auparavant : certains admirateurs étaient si obsédés par lui qu’ils lui envoyaient constamment des messages sur Photoflood et par le biais de courriers, adressés à la faculté. Parfois, la sécurité était amenée à refouler des fans un peu trop curieux.
Mais comment pouvait-il connaître son adresse ? Sa soeur était-elle au courant ? Et s’il n’était qu’un messager ? C’était une possibilité à considérer.
Dans un état second, Amélia quitta enfin sa cachette. Elle avait besoin d’y réfléchir. Chez elle. Au détour d’un couloir de l’université, sur son chemin, elle le croisa, plongé dans la lecture de sa lettre, un grand sourire attendri aux lèvres. Cela évacua les derniers doutes qu’elle avait à son sujet. Sa grande silhouette adossée contre un mur, indifférent aux personnes qui lui jetaient un coup d’oeil intrigué sur leur passage, il lisait. Amélia ne put s’empêcher de détailler ses traits fins qui devaient plaire à plus d’une personne et la courbe de ses lèvres. Finalement, il plia le courrier et Amélia se dépêcha de passer devant lui, sans un regard. Du coin de l’oeil, elle remarqua cependant qu’il leva la tête vers elle, mais elle s’obstina à jouer l’indifférence.
« Mia ! »
Lili se précipita vers elle, alors qu’elle sortit enfin à l’extérieur.
« Mia, tu vas être fâchée contre nous, mais franchement on a bien fait… Nous savons qui est ton correspondant secret !
- Ah bon ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien… Cyrielle ne voulait pas qu’on te le dise, mais vu que tout le monde est au courant et que tu ne vas jamais sur Photoflood, autant t’en parler. »
Comment ça, « tout le monde est au courant » ? Il fit soudain très froid dans son corps, alors que son coeur, lui, tombait comme une pierre.
« Nous étions vraiment inquiètes pour toi… On était sûres que le type n’était pas net. Alors Cy a eu l’idée de faire un live sur Photoflood pour exposer ce pervers devant toute l’université, afin de lui passer toute envie de te mettre le grappin dessus.
- Un live ? », répéta Mia, aussi pâle que la mort.
« Oui, tu sais, une vidéo en direct. Du coup, on t’a suivie à la bibliothèque pour voir où tu glissais ta lettre, puis on s’est cachées le temps que tu partes, parce qu’on savait que tu n’aimerais pas notre idée. Tu étais trop attachée à lui pour être objective. Ensuite, on est revenues et on s’est cachées dans le rayon voisin, pour qu’il nous voie pas. On était accroupies, comme deux détectives de choc ! » Horrifiée, Amélia attendit le dénouement, consciente qu’elle était foutue. Comment avait-elle pu ne pas les voir ? Et inversement ? « Et puis cinq minutes après, on a vu Erick débarquer. On a pensé que c’était un hasard mais non, il s’est dirigé direct sur ton livre, a pris ta lettre et a quitté la bibliothèque. »
Amélia manquait d’air. Elle avait besoin de s’asseoir, là maintenant.
« Vous avez filmé tout ça…?
- Oui, en live du coup », ajouta Lili avec enthousiasme. « Bon apparemment, ce n’était pas un vieux pervers, mais ça lui apprendra à jouer avec tes sentiments ! »
Mia eut envie de lui envoyer son sac au visage et de s’enfuir à toutes jambes. Mais elle était paralysée, incapable de réfléchir. Il saurait, il saurait qu’elle l’avait trahi. Jamais il ne lui pardonnerait… Son jardin, soigneusement entretenu ces dernières semaines, fut ravagé par les flammes en un terrible instant.
« Ca va, Mia ? Tu es toute pâle. En même temps, quel sans-coeur ! Il t’a fait espérer, pour rien.
- Pour rien ?
- Voyons, Mia, tu ne pensais tout de même pas qu’il tomberait amoureux de toi ? Je me demande d’ailleurs s’il ne préfère pas les hommes, je ne l’ai jamais vu en compagnie d’une femme, à part Appolyne bien sûr. »
La bouche de Lili forma un « O » et ses yeux s’agrandirent alors qu’elle réalisait, un peu tard, ce qu’elle avait fait.
« Oh là là, Appolyne va nous tuer. »
Puis, elle planta une Mia tremblante de rage et de désespoir. S’était-elle enfuie car elle craignait sa colère ? La réponse fut très vite évidente.
« Où est-elle, cette garce de Riorim ? », hurla une voix qu’elle identifia sans peine. Appolyne. Celle-ci, folle de rage, parvint à sa hauteur et pointa un doigt accusateur sur elle. Entourée d’amis acquis à sa cause, la jeune femme l’insulta copieusement avant de lui déclarer : « Ne t’approche pas de mon frère. Je ne sais pas où tu as eu cette impression qu’il était intéressé par toi, mais ce ne sera jamais le cas ! Jamais, tu m’entends ? Alors casse-toi et laisse-le tranquille ! »
Amélia resta muette, face à ces accusations, toujours sous le choc de la trahison. Celle de ses prétendues amies dont les intentions n’avaient pu être bienveillantes. Et puis, sa propre trahison. En cédant à la curiosité, en voulant calmer ses angoisses, elle avait brisé sa promesse. Et maintenant, elle l’avait perdu. Il ne lui avait encore rien dit, mais Mia le sentait au plus profond d’elle. Alors, sans répondre, elle se détourna des quolibets et quitta les lieux.
Cette fois, elle ne rentra pas chez elle. Elle erra dans les rues de la ville, jusqu’à atteindre le grand parc. L’esprit embrumé, elle refusait de découvrir une boîte aux lettres vide. Non, elle ne voulait plus penser à rien. A rien. La jeune femme ignora les multiples vibrations de son téléphone portable. Elle ignorait qui voulait la contacter, mais elle s’en fichait totalement. Après des heures de marche dans un état second, elle regagna finalement son immeuble.
Amélia resta un long moment devant la boîte aux lettres, triturant ses clés, indécise. Elle savait par avance qu’il n’y aurait rien du tout. Mais elle devait vérifier. Une minuscule lueur d’espoir subsistait dans son coeur, malgré toutes ses tentatives pour l’éteindre. Il était dangereux d’espérer, la chute n’en devenait que plus rude. Et puis, peut-être qu’il lui avait écrit après tout, pour lui dire à quel point elle l’avait déçu. Qu’est-ce qui serait le plus supportable ? Entre Charybde et Scylla, quel était le moindre mal, la moindre peine ? Finalement, la jeune femme prit une grande inspiration. Elle devait assumer les conséquences de ses choix. D’une main tremblante, elle glissa la clé dans la serrure de la boîte aux lettres, la tourna, oubliant de respirer.
Vide. La déception l’atteignit plus durement qu’elle ne l’imaginait. Son coeur tomba comme une pierre dans sa poitrine, alors qu’une vague de tristesse la submergea. Elle avait tout gâché. Son inconnu, qui n’en était plus un, avait été clair. Le jour où cela deviendrait trop dur pour elle de supporter son anonymat, il interromprait les messages. Au prix d’un effort surhumain, elle grimpa les escaliers, la tête haute et les joues sèches. Une fois la porte de l’appartement franchie, elle s’effondra et laissa libre cours à son désespoir.
Les trois semaines suivantes s’écoulèrent, chaque jour identique à la veille. La mère, puis le père d’Amélia étaient rentrés, l’obligeant à conserver un visage neutre, jour après jour. Le harcèlement ne s’était pas interrompu. Au contraire, chacun semblait se délecter de son échec. Appolyne avait fait passer la jeune femme pour une illuminée, obsédée par son frère. Malheureusement la vidéo de Cyrielle et Lili n’infirmait pas cette version des faits, au contraire. On l’y voyait, rayonnante, le sourire béat, alors qu’elle glissait une lettre dans le livre. Puis, quelques minutes plus tard, on apercevait Erick, le visage impassible, se rendre au même endroit, récupérer rapidement l’enveloppe et la cacher dans son manteau. Et c’était tout. On pouvait aisément croire qu’elle l’avait soumis à un chantage, mais combien d’étudiants en étaient réellement persuadés ? Là était la question. A nouveau, les hommes avaient subitement recommencé à l’ignorer, évitant son regard, de peur qu’elle les brûle eux-aussi. Cyrielle et Lili étaient les seules à se montrer un brin compatissantes, sans jamais réaliser à quel point leur amie souffrait de ce qu’elles avaient fait.
A nouveau, Amélia avait été contrainte de désactiver ses comptes sur Photoflood. Ce site la rendait malade. Les commentaires agressifs et méprisants s’étaient déchaînés sur la vidéo. Cyrielle avait eu la décence de le supprimer au bout de quelques jours, mais certaines personnes l’avaient enregistrée et la relayaient à leur tour. Depuis, Amélia faisait le dos rond. Les gens étaient davantage virulents derrière un écran que dans la vie réelle.
Appolyne ne la lâchait pas, jamais. Elle racontait à qui voulait l’entendre que son frère jumeau avait tellement honte d’avoir été piégé par une intrigante uniquement intéressée par sa célébrité, qu’il ne sortait plus de chez lui. A cause d’elle, Erick n’était plus retourné en cours. Cela, la brunette ne le lui pardonnait pas. Et Amélia tentait de ne pas se laisser atteindre, sans grand succès. Disait-elle la vérité ? Erick avait-il si honte de cette vidéo qu’il restait cloîtré chez lui, au plus grand désespoir de sa famille et de ses fans ?
Les premiers temps, elle s’était beaucoup interrogée. Qu’est-ce qui avait empêché Erick Sore de lui avouer son identité ? Craignait-il qu’elle le rejette ? C’était ridicule. Il était un des hommes les plus appréciés du campus, et au-delà. Il avait excellente réputation : poli, intelligent, artiste et tout à fait charmant. Il ne devait pas manquer de confiance en lui, n’est-ce pas ? Alors, elle avait fini par conclure que c’était d’elle qu’il devait avoir honte. Sa propre jumelle la détestait, après tout. Mais alors pourquoi ces lettres ? N’était-ce pas lui qui avait commencé ? Le mystère subsistait. Et pendant ce temps, elle n’avait plus de nouvelle de son inconnu. Chaque jour, elle regrettait la manière dont les évènements s’étaient déroulés. Parfois, le soir, elle relisait ses lettres et les romans qui avaient fait l’objet de leurs échanges enflammés.
Et puis un jour, elle en eut assez. Elle enferma les lettres dans un tiroir et abandonna les livres sur les étagères de la bibliothèque familiale. Et pour la première fois depuis près d’un mois, elle se rendit dans son atelier. « Je suis sûr que quand tu franchiras cette porte, tout te reviendra et ton talent ne pourra qu’exploser. » Ce conseil-là, elle ne l’avait jamais suivi. Il était temps d’y retourner. Les couleurs des étoffes lui parurent plus belles que jamais, lorsqu’elle ouvrit enfin ses lourds rideaux émeraude, pour laisser entrer la lumière du jour. Personne ne pouvait lui enlever ce rêve-là. Et elle se remit au travail.
Les lectures avaient eu du bon. Plus inspirée que jamais, elle dessina une collection qu’elle baptisa « Ames soeurs ». Sans aller jusqu’au costume de théâtre, elle réalisa des tenues masculines et féminines en l’honneur des couples mythiques de la littérature. Il ne s’agissait pas de représentations fidèles, mais d’interprétations. Quand enfin, elle termina cette collection, elle envoya un texto à Cyrielle et à Lili :
« Bonjour les filles. J’ai besoin de faire de nouvelles photos pour mon book. Je serais honorée que vous acceptiez de porter ma nouvelle collection. Demain soir à 20h, serait-ce possible ? »
Les réponses enthousiastes et positives lui parvinrent immédiatement. Amélia esquissa un sourire. L’heure avait sonné.