Donovan.
Avec ce qui lui restait de fierté, Claire éteignit l’appareil. Il était hors de question de discuter avec ce faux jeton. Qu’il s’inquiète donc de son absence dans le salon de thé, il l’avait bien mérité ! La vue brouillée, elle percuta un passant mais continua son chemin sans s’en préoccuper, envahie par les images qui lui revenaient par flash. L’inconnu en perfecto noir et jean troué. Son air furieux lorsqu’il avait interrompu leur rendez-vous amoureux. Sa barbe savamment travaillée. Le mur humide éclairé par un réverbère fatigué. Et contre toute attente, Donovan qui embrassait cet homme alors qu’il venait juste de l’inviter au mariage de son frère. Elle réprima un sanglot en pensant qu’il s’était servi d’elle. Encore une fois, elle s’était fourvoyée et son besoin désespéré d’amour s’était retourné contre elle. Aveuglée par ses sentiments, elle n’avait pas pris la peine de lire les signes pourtant évidents. Ses antennes lui avaient bien suggéré que la situation n’était pas ajustée, qu’elle jouait le jeu d’une autre - ou d’un autre plutôt - toutefois elle les avait sciemment ignorées. Et voilà qu’elle payait le prix d’y avoir cru. Ses espoirs gisaient dans la poussière et elle déambulait dans les rues gelées sans savoir si elle avait envie de pleurer toutes les larmes de son corps, de hurler à en perdre la voix ou de cogner violemment la carrosserie des voitures stationnées dans la rue… sûrement tout ça à la fois.
Et puis, une lumière perça le brouillard qui l’entourait. Une vitrine était allumée au loin et sur sa devanture s’étalaient en lettres calligraphiées l’enseigne qui semblait écrite pour elle. Tourner la page. Quoi de plus approprié compte tenu des circonstances ? Animés d’une volonté propre, ses pieds se dirigèrent spontanément vers la boutique et elle pénétra dans ce qui ressemblait à la caverne d’Ali Baba. Une librairie comme elle n’en avait jamais vue, avec des piles et des piles de livres entassés… Elle eut la tentation saugrenue de s’emparer de celui tout en dessous pour voir si l’amoncellement s’écroulait mais elle ne fit qu’effleurer les ouvrages hétéroclites en pensant que ce rangement incommode ne manquait pas de charme. Il y avait un côté décalé et inattendu qui lui plaisait. Des lampes marocaines baignaient les lieux encombrés de teintes chaudes. Quelques poufs satinés bleu roi trainaient sur le parquet sombre et une fragrance de vanille flottait dans l’air. Et soudain, un vieux monsieur à barbe blanche apparut à ses côtés ce qui renforça l’ambiance mystique de cet endroit.
– Que puis-je pour vous mademoiselle ? s'enquérit-il avec bonhomie alors qu’elle s’attendait plutôt à ce qu’il lui demande si elle avait été sage cette année.
D’apparence anodine, cette question la plongea pourtant dans un abîme de perplexité.
De quoi avait-elle besoin au juste ?
Claire excellait pour déceler les attentes des autres sans qu’ils n’aient à les formuler mais qu’en était-il pour elle ? La plupart du temps, elle ignorait purement et simplement son désir profond. Il était asphyxié, envahi, pollué par la fantaisie d’autrui. Inaudible. Inexistant ? C’était si difficile de se donner la priorité, de se sentir légitime à prendre soin d’elle. Comme si elle ne méritait pas vraiment toute cette attention et que le meilleur était réservé aux autres. Et pourtant, une petite voix intérieure aussi légère qu’une brise d’été susurrait…
Une quête de sens.
Sa vie n’allait nulle part. A bientôt trente ans, elle piétinait. Tel un poisson rouge dans son bocal, elle tournait en rond en allant toujours aux mêmes endroits sans renouveler ses relations. Son travail autrefois si stimulant n’était plus que l’ombre de lui-même. Et malgré son insatisfaction chronique, elle restait passive face aux événements. Elle attendait… un élément déclencheur, le prince charmant qui viendrait la délivrer, sa marraine la bonne fée, n’importe quoi ! Qu’enfin elle puisse sortir de cette léthargie dans laquelle elle s’était lovée sans même s’en rendre compte.
Et si la solution était plutôt en elle ? Il lui fallait un nouveau départ. Être au volant de sa vie pour retrouver son pouvoir créateur…
– Auriez-vous un cahier à dessin ? demanda-t-elle finalement.
Jusqu’à présent, elle avait utilisé son calepin d’adolescente, cependant le moment était venu de débuter un nouveau chapitre, celui de la femme déterminée qui assumait ses passions et leur accordait une place de choix. Le libraire disparut derrière les étagères et ressortit quelques minutes plus tard avec diverses propositions : un sobre cahier noir à spirales, un second au look psychédélique avec des oiseaux exotiques et un troisième représentant une demoiselle dans sa 2 CV aérienne. Ce dernier lui évoqua aussitôt sa métaphore d’être aux commandes de sa destinée.
– J’ai définitivement un coup de coeur pour celui-ci, désigna-t-elle.
– Très bon choix. Cette couverture pastel a un charme suranné absolument délicieux. Serait-ce pour offrir ?
– Non c’est pour moi, affirma la brune avec fierté. Je vais même l’étrenner immédiatement, ajouta-t-elle en sortant ses crayons pour lui prouver ses dires.
– Merveilleux, salua-t-il avec chaleur. Si vous voulez profiter du décor de ma modeste boutique, n’hésitez pas. J’aime être en présence d’artistes, ça fait circuler une énergie positive.
A l’entente du mot « artiste », elle tiqua un peu mais pour une fois, elle ne chercha pas à démentir et accepta le compliment avec un sourire. Après tout, même si cela lui semblait présomptueux, elle créait et elle s’était promis de l’assumer alors elle n’allait pas se défiler à la première occasion. S’installant en tailleur sur un des poufs, elle se mit donc avec plaisir à la tâche. Aussi incroyable que ça puisse paraître, son ressentiment s’envola à la seconde où son crayon toucha le papier. Comme si dessiner avait des vertus magiques. Les pages se remplissaient et elle perdit la notion du temps, à peine distraite par le vieil homme qui l’observait à la dérobée. Un instant suspendu au goût d’éternité.
– Ah, tu es là !
Elle sursauta en relevant la tête. D'abord agacée - elle détestait être interrompue en plein élan créateur - elle s’adoucit en reconnaissant son interlocuteur.
– Solal, comment m’as-tu retrouvée ?
– Figure-toi que j'ai croisé la grand-mère que nous avions prise en stop sur l’aire d’autoroute. C’est elle qui m’a dit que tu étais ici.
C’était étonnant d’imaginer cette vieille dame, de prime abord confuse, réussir à donner des informations cohérentes néanmoins Claire ne s’en formalisa pas plus que ça. Son seuil d’acceptation de l’imprévu s’était décuplé au fil des heures et le lâcher prise était presque devenu une seconde nature.
– Je croyais que tu devais m’appeler lorsque ton rendez-vous était terminé, ajouta-t-il en s’asseyant souplement à ses côtés. J’ai essayé de te joindre sauf que je tombais directement sur la messagerie et je commençais à m’inquiéter.
– C’est… compliqué, soupira-t-elle.
– Tu n’es pas obligée d’en parler.
– Merci, accepta-t-elle avec gratitude. Plus tard peut-être…
– Quand tu veux, acquiesça-t-il en fermant les yeux ce qui l’encouragea tacitement à poursuivre son activité.
Seulement ce n’était plus tout à fait pareil… Malgré le silence religieux dont il faisait preuve, Solal irradiait auprès d’elle. C’était doux, paisible et en même temps électrisant. Sa créativité se décuplait en ronronnant de plaisir. Et Claire se sentait pousser des ailes comme si elle était devenue une nouvelle version d’elle-même. Une version améliorée, puissante, géniale et sexy. Elle ignorait comment le jeune homme parvenait à déclencher cela rien qu’avec sa présence. Elle aurait bien décortiqué les tenants et les aboutissants d’un tel processus mais elle craignait que cette sensation s’évapore si elle cherchait à en percer le mystère et c’était trop agréable pour qu’elle prenne le risque d’y renoncer. Alors elle se contentait de savourer. Et de dessiner.
– Ton cadeau de Noël comme promis, annonça-t-elle finalement en arrachant une de ses pages.
Convoquant ses souvenirs, elle l’avait croqué lors de leur séance de pâtisserie riant à gorge déployée face aux coquillettes répandues sur le carrelage. Sa gravité lui plaisait beaucoup mais elle trouvait encore plus irrésistible son rire et ce dessin cherchait à représenter tout cela.
– Merci, je suis touché, murmura-t-il en plongeant ses prunelles dans les siennes.
Happée par leur nuance caramel, elle se sentit chavirer.
Une loi cosmique aurait dû interdire autant d’intensité…
Son rythme cardiaque s’emballa.
– Hum, hum, les interrompit le libraire. Navré jeunes gens, je vais devoir fermer.
– Bien sûr, désolée ! bafouilla-t-elle en se relevant maladroitement. Tenez, c’est pour vous remercier de l’accueil, ajouta-t-elle en arrachant une nouvelle page de son cahier.
– Splendide ! s’exclama-t-il en contemplant les piles de livres qu’elle avait tracées au crayon. Je vais l’encadrer et l’afficher au-dessus du comptoir… Sapristi ! Il manque votre signature !
– Oh c’est vrai, rougit-elle.
Manifestement, son sentiment de légitimité manquait encore un peu de pratique et elle s’empressa de remédier à cet acte manqué.
– Revenez quand vous voulez ! s’enthousiasma son nouvel admirateur. Mon humble boutique vous est ouverte pour dessiner.
Après avoir promis de revenir bientôt, elle se glissa dans la nuit aux côtés de son compagnon. Leurs bras se frôlaient au rythme de leurs pas et le silence se prolongeait sans que cela soit pour autant désagréable. Aucune attente ne pesait sur ses épaules, elle pouvait simplement être. Dans toute sa plénitude. Avec sa complexité et ses contradictions. Avec ses réussites et ses failles.
– Donovan, commença-t-elle hésitante, je l’ai surpris en train d’embrasser un homme.
– Je vois, répondit Solal en marquant un temps d’arrêt. Désolé pour toi.
– J'ai été idiote d’y croire, minimisa-t-elle.
– Ne sois pas déçue d'avoir fait confiance. Au contraire, c’est une belle qualité.
– Le pire dans tout ça, c’est que je sentais que quelque chose clochait ! déplora-t-elle, soudain au bord des larmes. Depuis le début, je le savais !
Solal resta muet mais s’empara de sa main. Et la chaleur de sa paume réchauffa ses doigts gelés. Elle réconforta son coeur blessé.
– En plus, je suis persuadée qu’il va chercher à noyer le poisson, continua-t-elle. Il va vouloir retourner la situation à son avantage. Donovan déteste perdre la face. Il a sûrement essayé de m’appeler et je ne suis pas prête pour ça… L’entendre se justifier. Se trouver des excuses. C’est au-dessus de mes forces.
– Rien ne t’y oblige Claire.
– Tu crois ?
– Pour quelle raison te forcerais-tu à faire quelque chose dont tu n’as pas envie ?
– Bonne question. Je ne sais pas. Pour lui. Pour qu’il comprenne mon revirement…
– Et toi dans tout ça ?
– C'est vrai que j’ai toujours eu tendance à m’oublier en pensant aux autres mais tu as raison, il faut que ça change. Tu serais d’accord d’allumer mon téléphone pour supprimer ses messages ?
– Et si tu le faisais toi…
Encore une fois, le jeune homme visait juste. Redoutant d’être embobinée, elle aurait préféré ne pas s’y confronter. Pourtant, l’exercice ne pourrait que lui être profitable même si le doute subsistait. Flancherait-elle face aux belles paroles de cet hypocrite ? Ses doigts entremêlés dans ceux de Solal lui donnèrent le courage nécessaire. Elle alluma son téléphone.
– Cent-trois messages, quarante-un appels et un répondeur qui déborde, énonça-t-elle d’une voix blanche.
Face à cette abondance inattendue, elle eut la tentation de faire l’autruche. Eteindre l’appareil et ignorer ce déferlement en repoussant au lendemain… ou à jamais. Elle se sentait prisonnière des attentes qui pesaient sur elle. Comme si elle se devait de répondre immédiatement à tous, de s’ajuster au rythme effréné de la communication. Cet instrument lui semblait brusquement tyrannique alors qu’il aurait dû être à son service. Légèrement paniquée, elle se tourna vers Solal en quête de soutien.
– Par quoi est-ce que tu commences ? l’encouragea-t-il.
– Hum, les appels ?
– Parfait.
– Donc j’ai 33 appels de Donovan…
Trente-trois.
Ce chiffre était effrayant. Elle qui avait peur de retomber dans ses filets quelques minutes auparavant constatait avec plaisir que l'envoûtement n’opérait plus. Être harcelée n’avait rien de séduisant.
– Mince ! Ma patronne m’a appelée…
– Le jour de Noël ?
– Il y a dû avoir un souci au boulot.
Fébrile, elle lança sa messagerie en se demandant quelle urgence justifiait un appel durant les fêtes. La voix de Donovan l’accueillit mais elle supprima sans scrupule ce premier message. Puis le deuxième. Le troisième. Et le quatrième. Finalement, elle arriva sur celui de sa patronne.
« Mademoiselle Gervais, je suis passée récupérer votre pile de dossiers et j’ai remarqué deux erreurs. J’aimerais éclaircir ce point avec vous. Rappelez-moi au plus vite. »
Interloquée par le ton cassant, elle dût réécouter le message pour s’assurer de sa banalité. Le dragon l’avait vraiment dérangé pour des coquilles administratives sans même un « Joyeux Noël » !
Au plus vite.
– Oh qu’elle aille au diable ! s’énerva-t-elle faisant hausser les sourcils de son compagnon. Elle veut que je la rappelle parce qu’il y a des coquilles dans les dossiers que je lui ai rendus. Ça veut dire qu’elle est passée au travail aujourd’hui pour les vérifier. Cette femme est dingue !
– Des dossiers importants ?
– Absolument pas ! La routine. Rien qui ne justifie qu’elle m’appelle le jour de Noël. Je pense qu'elle veut seulement réaffirmer son autorité. Elle se glorifie de ce petit pouvoir. Argh ! Je ne supporte plus ce travail ! Sans parler de Donovan que je vais devoir croiser constamment dans nos locaux…
– Si quelqu’un doit avoir honte, c’est lui et pas toi.
– C’est vrai. Il n’empêche que j’en ai assez.
– Tu pourrais chercher un autre job…
Pourquoi pas.
Après tout, elle commençait à avoir de l’expérience et un CV attrayant en tant que chargée de communication. Rien ne l’empêchait de postuler ailleurs… juste pour voir. Ça serait même une opportunité de quitter l’import-export où elle était arrivée par hasard pour renouer avec ce qui l’avait toujours attirée : l’art. A cette idée, elle se sentit plus légère et elle décida d’ignorer l’appel de sa responsable jusqu’à la fin des vacances. Elle n’aurait qu’à prétexter le réseau médiocre en montagne en jouant la carte de la provinciale. Ragaillardie, elle supprima aussi les messages restants de Donovan et bloqua son numéro avec un soulagement intense. Elle se sentait libre.
Main dans la main, ils avançaient difficilement dans la neige fraîche, un peu à l’écart. Malgré le paysage digne d'une carte postale, la jolie brune était mélancolique. Dans quelques heures, son prétendu amoureux partirait. Les trois jours qu’il lui avait accordés touchaient à leur fin et elle refusait de lui dire adieu. Toutefois, elle ne voyait pas comment lui faire comprendre naturellement qu’elle aimerait bien le revoir. Elle avait peur de paraître insistante, ayant déjà exigé beaucoup de cet inconnu rencontré dans un covoiturage. Si seulement il pouvait lui donner un encouragement… n’importe quel signe pour lui indiquer qu’il en avait autant envie qu’elle. Mais Solal restait égal à lui-même, paisible et silencieux.
Et le moulin dans sa tête s’emballait… Devait-elle réellement prendre le risque de briser la magie de ce qu’ils avaient vécu en essuyant un refus ? Peut-être s’agissait-il simplement d’une parenthèse idyllique qui n’était pas destinée à durer. Un cadeau de Noël en chair et en os pour attester que le meilleur était possible et qu’il suffisait d’y croire. Et pourtant, elle s’en mordrait assurément les doigts si elle ne tentait rien.
– Tu… tu vois quelqu’un à Lyon ?
Ok.
Cette question était lamentable.
Elle aurait dû réfléchir avant de parler. Tourner sept fois la langue dans sa bouche. En plus, elle savait pertinemment qu’il était célibataire puisqu’il le lui avait déjà dit. Maintenant, il allait croire qu’elle n’avait pas prêté attention à ses propos ce qui n’était évidemment pas le cas.
– Non, je ne vois personne, dit-il en resserrant sa main car elle prenait grand soin d’éviter son regard.
– Ah oui ?
Même si elle n’imaginait pas cela possible, ses répliques étaient de plus en plus pathétiques. Il fallait qu’elle se ressaisisse ! Elle pouvait mieux faire…
Confiance. Elle était sûre d’elle et séduisante. Séduisante. Séduisante. Séduisante…
– Claire, moi aussi j’aimerais te revoir.
Infiniment soulagée qu’il prenne le relai, elle plongea enfin dans ses prunelles caramel dont elle ne se laissait pas.
– C’est vrai ? s’assura-t-elle alors que son coeur faisait des sauts périlleux.
– Oui, confirma-t-il en se rapprochant.
Quelques flocons de neige commencèrent à tomber et elle nota dans un état second que certains s’accrochaient aux cils blonds du jeune homme. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais remarqué à quel point ils étaient longs et cela la captivait.
– Ta mère nous surveille, chuchota-t-il en se penchant vers elle pour l’embrasser.
Son baiser fut tendre et furtif. Avant qu’elle ne puisse y répondre, il s’était déjà relevé et il l’entraîna dans la suite de la balade. Le cortège était loin devant eux. Personne ne regardait dans leur direction et surtout pas sa mère…
Était-ce un goût de cannelle sur ses lèvres ?