Tandis que la Clio filait sur l’autoroute, Claire bavardait avec le conducteur, légèrement avancée pour couvrir les bruits du moteur. Des livres qui les avaient marqués en passant par les derniers films vus, sans oublier les adresses lyonnaises incontournables, les sujets ne manquaient pas. Lorsqu’elle ne croisait pas son regard dans le rétroviseur, la jeune femme en profitait pour admirer en douce son joli profil, un nez droit et un menton volontaire. Moussa, quant à lui, était aussi muet qu’une tombe. Malgré leurs relances successives, il ne semblait pas d’humeur à participer et ils avaient fini par le laisser tranquille.
— Que vas-tu faire après la philo’ ?
— Je ne sais pas trop. Quelque chose qui n’existe pas encore, j’imagine. Le monde professionnel est si formaté. Tellement rigide. Alors que moi, j’ai besoin de créer, d’élaborer. Je n’ai pas envie d’entrer dans une case, tu vois ? Peut-être que je ferai une année sabbatique. Ça me dirait bien d’aider une association.
— J’aurais adoré faire de l’humanitaire après mes études.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— A vrai dire, tout s’est enchaîné. Mon dernier stage a débouché sur une offre de CDD renouvelable. J’aimais bien l’entreprise. L’équipe était sympa. Du coup, j’ai accepté. Trouver un premier poste aussi rapidement n’était pas gagné d'avance. Je ne voulais pas laisser passer une telle occasion.
— Je comprends. Et qu'est-ce que tu fais exactement dans l’import-export ?
— Je suis chargée de communication.
Au sein de son service, elle veillait à l'image de l'entreprise, organisait des événements, assurait le suivi des relations avec les partenaires, élaborait les brochures ou rédigeait les communiqués. Un métier qu'elle trouvait extrêmement riche et vivant, loin de la routine ou de l'ennui. Enfin ça, c'était avant. Lorsqu'elle était la préférée du responsable et qu'il lui laissait carte blanche. Malheureusement, ce cher Henri avait pris sa retraite et une fille à papa aux dents longues l'avait remplacé. Maintenant sous le joug de cette mijaurée, la créativité et la polyvalence de son poste n'étaient plus d'actualité. La blonde l'avait transformé en un vulgaire emploi administratif. Simple sous-fifre, Claire n'avait plus voix au chapitre pour définir la stratégie de communication.
Quelques gouttes éparses s’écrasèrent contre le pare-brise. Solal s’éclaircit la gorge, visiblement mal à l’aise.
— Je ne vous ai pas prévenus. Ma voiture s’est faite vandaliser hier soir et l'essuie-glace gauche a été cassé. J'en ai acheté un nouveau sauf que je n’ai pas réussi à l’enfiler. Ça doit venir de l’attache. Mais ne vous inquiétez pas ! S’il pleut, je suis sûr que la vitesse sera suffisante pour permettre à l’eau de s'évacuer sans difficulté.
Claire était septique mais pas forcément alarmée. Aux dernières nouvelles, la météo n’annonçait aucunes précipitations. D'ailleurs, les gouttelettes s'étaient déjà arrêtées. Elle reprit donc tranquillement la discussion :
— Tu fais les fêtes en famille ?
— Avec mon père et ma nouvelle belle-mère, soupira-t-il. Je n'ai rien contre elle, hein ! Elle est charmante et tout. Sauf qu’ils viennent de se marier et être dans la même pièce qu'eux est légèrement écœurant. Elle l'appelle à longueur de journée « mon poussin » comme s'il était encore un gamin. Insupportable. Si au moins j'avais l'excuse d'une belle-famille pour éviter ça mais même pas. Je vais devoir tenir la chandelle, râla-t-il.
De cette tirade, la brune enregistra surtout que le craquant philosophe était célibataire. Avant de se sermonner vertement. Il était toujours étudiant et de surcroît bien trop jeune pour elle. Malgré tout, elle devait reconnaître qu’elle n’était pas insensible à son charme tranquille et à son ouverture d'esprit. Depuis le début du voyage, la conversation entre eux avait coulé avec naturel, sans effort. Comme s’ils se connaissaient déjà. Une pluie fine stoppa le fil de ses pensées. Cette fois, l'orage ne semblait pas passager. Le silence se fit dans l'habitacle pour ne pas troubler la concentration du chauffeur. Étonnamment, les premières minutes semblèrent confirmer son improbable théorie.
— Je vous l'avais bien dit ! constata-t-il avec fierté. Grâce à la vitesse, on arrive à voir correctement.
Probablement pour le punir d'avoir crié victoire aussi rapidement, sitôt avait-il prononcé ces mots qu'un déluge s'abattit sur la Clio. Des torrents comme Claire en avait rarement vus. Tapant violemment sur la carrosserie, les trombes d'eau envahissaient le bitume. Le pare-brise n'offrait évidemment plus aucune visibilité. Solal ralentit brusquement et une voiture les dépassa en klaxonnant furieusement. Par miracle, il n’y avait maintenant plus personne derrière eux.
— Je vous promets que je fais tout mon possible pour vous garder en vie, assura-t-il solennellement le nez collé au pare-brise.
Il conduisait manifestement à l’aveugle. Claire réprima un rire nerveux. C'était tellement surréaliste. Elle ne pouvait pas mourir dans ce covoiturage juste avant Noël. C’était un temps béni où rien de grave ne pouvait arriver. Sa famille ne s’en remettrait jamais.
— Il faut s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence, lui conseilla-t-elle.
Heureusement, quelques mètres plus loin, il parvint à se mettre en sécurité alors que l'orage redoublait d’intensité. S’appuyant contre son appui-tête, le blond était livide et étonnamment amorphe. Comme si l’épisode l’avait vidé de toute son énergie. Au contraire, toutes les ressources de Claire semblaient mobilisées pour les sortir de là.
— Tu as acheté un nouvel essuie-glace, non ?
— Il est dans le coffre, annonça-t-il impassible.
— Peut-être que tu pourrais échanger le mécanisme de gauche avec celui de droite, suggéra-t-elle.
— J'ai essayé. Le mécanisme est bloqué, répondit-il automatiquement.
— Tu as déjà tenté d’inverser les deux mécanismes ? reformula-t-elle en ajoutant des gestes. L'essuie-glace de droite fonctionne. Je suis sûre qu'il doit y avoir un moyen pour l'utiliser et te garantir une vue dégagée.
— Non. Non. Ce n'est pas possible, s’entêta-t-il.
Claire voyait bien qu’il était sous le choc. Ses arguments avaient été balayés sans qu'il n'y réfléchisse vraiment. Et Moussa, toujours mutique, ne lui était évidemment d’aucune aide. Avec une fébrilité grandissante, elle voyait le jour baisser. Bientôt, il ferait nuit et leur piètre visibilité deviendrait quasi nulle. Ils devaient se dépêcher. Profitant d’une légère accalmie, elle proposa une fois de plus :
— Je crois que le temps se calme. On pourrait rejoindre l'aire de repos la plus proche pour bricoler quelque chose. Solal ?
Entendre son prénom sembla agir comme un électrochoc sur lui. Reprenant ses esprits, il s'ébroua et approuva enfin sa proposition. Alors que la pluie se clairsemait, la Clio repartit prudemment sur la chaussée mouillée jusqu'à l'aire en question. Solal se gara près de la station-service puis tâtonna sous son volant en cherchant à ouvrir le capot.
— Il n’y a pas un manuel explicatif quelque part ? l’interrogea-t-elle agacée par son manque d'efficacité.
— T'inquiète pas, ça doit être ici, la rassura-t-il nonchalamment.
Les minutes s'écoulaient et il ne semblait pas beaucoup plus avancé. Manifestement, ce philosophe n’avait pas un sens pratique très développé. Impatiente, elle encouragea Moussa à fouiller dans la boîte à gants. Rapidement, il mit la main sur le manuel et les renseigna sur la localisation de la manette. Deux hommes dans cette voiture et c'était encore à elle de résoudre un problème mécanique. Le monde tournait à l'envers ! Une fois le capot ouvert, Solal examina attentivement l’embranchement des essuie-glaces et déclara qu’une inversion semblait effectivement envisageable. Elle se mordit la langue pour éviter de rappeler en fanfaronnant qu’il s’agissait de son idée. En quête d'un tournevis, le blond s’engagea alors dans la supérette décorée de guirlandes lumineuses bon marché pour ressortir bredouille quelques minutes plus tard.
— Il n'y a pas d'outils et le garage le plus proche est fermé. Par contre, la caissière m’a conseillé d'aller sur le parking des camionneurs pour trouver de l’aide.
— Tu veux que je vienne avec toi ? proposa-t-elle.
— Si tu en as envie.
— Non... mais tu sais... bredouilla-t-elle gênée. Des camionneurs. Une femme. Ça peut les encourager.
Claire sentit ses joues rougir sous l'intensité de son regard. Il n'avait quand même pas besoin d'un dessin, si ?
— Ne le fais pas pour ça ! se récria-t-il en fronçant les sourcils. Je peux très bien y aller tout seul.
Sa réaction lui donna vaguement mauvaise conscience même si elle appréciait son côté gentleman. Certes, ce sous-entendu était rétrograde. Les féministes se seraient probablement étouffées dans leur mépris en entendant une telle suggestion. Mais pour sa défense, elle avait déjà expérimenté à quel point les hommes pouvaient se montrer empressés auprès d'une demoiselle en détresse. Finalement, il s'avéra que Solal n'avait pas besoin d'une présence féminine pour obtenir de l'aide. Un camionneur fort sympathique s'était proposé et la Clio fut déplacée jusqu'à son camion alors que le jour déclinait. Tout fier, Solal ouvrit son capot - maintenant qu'il avait appris à le faire - et éclaira avec son téléphone le cinquantenaire dégarni en action. A grands renforts d'huile et de jurons, celui-ci réussit à inverser les deux embranchements et le nouvel essuie-glace fut fixé dans le soulagement général. Après avoir chaleureusement remercié leur sauveur, ils remontèrent dans la Clio, grisés par la résolution inattendue de ces mésaventures.
Quittant le parking faiblement éclairé, Solal fit soudainement une embardée et freina dans un crissement de pneus. Il avait failli percuter un passant. Celui-ci s'était quasiment jeté sous ses roues et dans l'obscurité grandissante, il s'en était fallu d'un cheveu. Une main sur son cœur tambourinant, Claire se promit d'allumer un cierge si elle sortait vivante de ce covoiturage de l'extrême. Solal baissa sa vitre et une vieille dame avec un fichu sur la tête s'approcha. D’une voix chevrotante, elle lui demanda s'il pouvait la conduire jusqu'à chez elle. Le philosophe accepta généreusement en imaginant probablement qu’il s’agissait d’un bref détour. Celle-ci le détrompa toutefois en indiquant qu’elle se rendait à Chamonix. Comme eux. La coïncidence était tout de même troublante. Ni une, ni deux, elle fut invitée à monter dans la voiture. S’ensuivit un joyeux remue-ménage où Claire réussit à décaler le volumineux garage en bois pour libérer une place à l'arrière. Une âcre odeur de renfermé la prit à la gorge lorsque la grand-mère s’installa à ses côtés. De sa chaussure trouée dépassait un gros orteil fripé et elle avait pour seul bagage une demi-baguette enveloppée dans un sachet plastique.
— Comment êtes-vous arrivée sur cette aire d'autoroute ? s’inquiéta Claire en remarquant son aspect négligé.
— J'ai oublié mes clefs et la supérette m'a contactée pour que je vienne les chercher.
Ces propos nébuleux ne la rassurèrent pas vraiment. Cette vieille dame incohérente s'était peut-être échappée de sa maison de retraite. Claire allait partager son inquiétude à voix haute lorsque la grand-mère lui glissa une carte de visite avec une adresse à Chamonix. Soulagée, la jeune femme renonça à l'interroger plus en détails pendant que celle-ci murmurait encore :
— Méfiez-vous du chocolat.
Définitivement confuse. Solal manqua de s'étrangler et Claire pouffa discrètement en simulant une quinte de toux. Ce n'était pas si drôle mais le contrecoup ne les aidait certainement pas à conserver leur sérieux. La voiture redémarra donc joyeusement en direction des montagnes. Claire s’appuya contre la vitre en se laissant bercer par le roulis lorsque son téléphone vibra. Un message de sa mère.
[Ma chérie, nous t’attendons pour le repas. Si tu veux venir accompagnée, n'hésite pas.]
Il avait beau débuter par un mot doux, cela n’atténuait pas son amertume. Toujours célibataire à presque 30 ans, Claire était considérée comme le cas désespéré de sa famille. Mignonne mais trop exigeante. En ce moment, elle était déjà suffisamment à fleur de peau concernant son célibat et elle n’était pas sûre d'avoir les nerfs assez solides pour supporter les remarques maternelles. Ça allait lui gâcher Noël. Sa fête adorée. Sauf si... Elle avait bien une idée. Une idée complètement folle. Oserait-elle ?
— Solal ?
— Mmmh.
— Tu as failli nous tuer, tu en as conscience ?
— Je suis désolé. Sincèrement.
— Tu as une dette envers moi, certifia-t-elle dans une assurance factice.
— Je suppose, accorda-t-il prudent.
— J'ai besoin... vraiment besoin...
Mince. Elle ne savait pas comment le formuler.
— J'ai besoin d'un compagnon pour Noël, se lança-t-elle finalement. Il faut que ma mère soit persuadée qu'on est ensemble tous les deux. Je t'invite chez moi, tu joues la comédie quelques jours et ensuite je considérerai que nous sommes quittes.
Elle avait osé. Elle le regrettait déjà. Solal semblait légèrement choqué. La joue contractée, il restait muet et prenait grand soin d’éviter son regard dans le rétroviseur. Il était bien plus prude qu’elle ne l’avait imaginé. Pour elle, tous les étudiants en philosophie étaient avides de nouvelles expériences et n’avaient pas froid aux yeux. Apparemment, ce cliché ne s’appliquait pas à Solal. Perdue pour perdue, elle persista tout de même en lui adressant son sourire le plus charmeur.
— Après tout, il te fallait une excuse pour échapper à Noël avec ton père, non ?
Seul le silence lui répondit. Elle était définitivement allée trop loin. Un faux-couple. Quelle idée absurde ! Cela n'arrivait que dans les comédies romantiques à l’eau de rose. Cela n'existait pas en vrai. Ce râteau monumental resterait évidemment son secret. Ce qu'il s'était passé dans cette voiture resterait dans cette voiture. Chacun repartirait de son côté et elle ne raconterait ce malencontreux refus à personne. PERSONNE. Enfin, peut-être à sa sœur jumelle, mais cela ne comptait pas vraiment. Alors qu’elle se préparait à vivre la fin de ce voyage dans une discrétion exemplaire, Solal s’éclaircit la gorge pour annoncer sérieusement :
— D'accord.
— D'accord ? répéta-t-elle surprise.
Elle n'en revenait pas. Ça avait marché.
— C'est vrai, j'ai risqué ta vie ce soir. Tu as raison. C'était dangereux et inconscient. Trois jours et ma dette sera effacée. Et ne t'attends pas aux mêmes faveurs Moussa, ok ? clarifia-t-il avec son passager de droite qui opina brièvement.
Claire résista à son envie d’exécuter une chorégraphie de la victoire. Solal devait déjà douter de sa santé mentale, ce n'était pas la peine d'en rajouter.
— Génial ! s’exclama-t-elle ravie. Il nous reste une heure pour mettre au point les détails techniques.
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Note de fin de chapitre:
Voici donc un vrai cliché bien assumé (ou pas) xD N'hésitez pas à me donner votre avis et à bientôt (j'espère) pour le chapitre 3 !
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