Une pile de dossiers s’abattit brutalement sur le bureau, faisant trembler son thé des Rois Mages.
— Gervais, je vous laisse les vérifier avant votre départ, annonça le despote dans un sourire factice.
Au lieu de ruiner son chemisier immaculé en lui lançant sa tasse, Claire assura d’un ton mesuré :
— Bien sûr, Madame De Torcy.
Appeler "madame" cette mijaurée qui sortait à peine des études lui écorchait la bouche sauf qu'elle n'avait pas vraiment le choix. La tyrannique blonde décolorée, sa responsable directe, était intouchable. Des bruits de couloir murmuraient même que son père était un gros investisseur de cette entreprise spécialisée dans l'import-export. Apparemment, elle avait obtenu ce poste grâce à un passe-droit. Alors Claire mettait le poing dans sa poche. Elle fixa d'un air morne le seul obstacle entre elle et ses vacances. Aujourd'hui, elle avait prévu de partir un peu plus tôt mais sa patronne despotique avait déjoué ses plans. A croire qu'elle la surveillait en douce pour surgir avec une nouvelle pile dès que la précédente était achevée.
— Salut beauté ! C'est fou comme le dépit te va bien.
Son séduisant collègue du service informatique venait de s'asseoir nonchalamment sur le bureau. Elle se perdit un instant dans ses prunelles sombres en se retenant de susurrer son prénom... Donovan. Trois syllabes qu'elle trouvait délicieusement irrésistibles, presque aussi irrésistibles que ce grand brun au teint basané qui se tenait juste en face d'elle. Ce charmeur d'origine réunionnaise, un brin réac', adepte des calembours et disciple inconditionnel de Proust, flirtait honteusement avec elle depuis des mois sans passer à la vitesse supérieure. Une distance qui la rendait folle.
— Je viens d'aller acheter des papillotes à Monoprix, reprit-il. J'ai fait une blague à la caissière qui n'a pas supermarché.
— Ha. Ha. Hilarant, répondit-elle pince-sans-rire.
A vrai dire, elle avait failli ne pas remarquer le jeu de mots tellement il était étonnant d'entendre Donovan parler spontanément de papillotes. Habituellement, il évitait toute référence à cette fête honnie entre toutes : Noël. A demi-mots, il avait blâmé le consumérisme écœurant et l'avalanche de bons sentiments mais elle n'avait pas réussi à en savoir plus. Elle, au contraire, trouvait cette période magique, pleine d'espoir et de paix. Chaque jour, elle prenait plaisir à ouvrir une case de son Calendrier de l'Avent pour déguster un chocolat fondant. Elle passait des heures à la recherche du cadeau parfait pour chacun. En boucle, elle écoutait All I Want for Christmas Is You de Mariah Carey. Enfin, elle se faisait une joie de retrouver sa famille pour festoyer lorsqu'elle aurait réussi à s'échapper des locaux de l'entreprise.
— Que vas-tu faire pour Noël ? demanda-t-elle à Donovan en entortillant machinalement une boucle brune autour de son doigt.
— Rien de spécial. Voir des amis. Peut-être partir quelques jours. Et toi ?
— Dans une heure, je suis censée être en route pour Chamonix. Autant dire que je n'y arriverai jamais avec tous ces dossiers, se lamenta-t-elle.
— Aïe ! souffla-t-il avec une moue compatissante. Tu as besoin d'aide ?
— Merci mais je préfère éviter que le dragon pique la crise du siècle.
— Je pourrais l'amadouer... aucune ne me résiste.
— Ça va les chevilles ? répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Bon, dans ce cas, abandonna-t-il en rigolant. Passe de bonnes vacances !
— Toi aussi Casanova.
Il s'éloigna en sifflotant pendant qu'elle comptait rapidement le nombre de dossiers. Elle avait 60 minutes pour en vérifier 33. Soit 1,8 dossier par minute ! Elle n'y arriverait jamais. Découragée, elle ferma les paupières en se massant les tempes. Bien sûr qu'elle pouvait le faire. Elle allait être rapide et efficace. Ce mantra fut répété jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment remobilisée. Elle se plongea alors toute entière dans la paperasse. Ses collègues partaient un à un mais, concentrée sur sa tâche, elle leur accordait à peine un regard. Après deux heures de vérification intense, la pile diabolique était finalement terminée et le service était quasiment désert. Sa patronne était déjà partie, néanmoins elle déposa le travail effectué au pied de son ordinateur. Malgré la fermeture de l'entreprise durant les fêtes, celle-ci était parfaitement capable de repasser en plein congé pour vérifier que tout était en ordre.
Elle salua les dernières personnes encore présentes, enfila son manteau et sortit dans la grisaille lyonnaise. D'un pas vif, elle longea les vitrines décorées de bonshommes de neige malicieux ou de pères Noël bedonnants. Les passants déambulaient avec leurs achats en babillant joyeusement. Parvenant à sa voiture légèrement essoufflée, elle se glissa avec soulagement dans l'habitacle. Elle avait seulement une heure de retard sur son programme. Le trafic risquait d'être un peu plus chargé que prévu mais elle était ravie de pouvoir enfin regagner ses montagnes. Après avoir enclenché son GPS, elle mit la clef dans le contact et la tourna. Sans résultat. Étonnée, elle fixa sa clef au bout de laquelle pendaient trois pompons colorés. Tout semblait en ordre. Pas de panique. Dans la précipitation, elle avait sûrement oublié une étape. Elle ressortit la clef, la chauffa contre son pantalon dans le cas improbable où le froid serait en cause et l'inséra délicatement. En concentrant toute sa volonté sur ce simple geste, elle essaya à nouveau de démarrer. Toujours rien. Là, elle pouvait paniquer. Comment allait-elle rejoindre la Haute-Savoie ? Fébrilement, elle farfouilla dans la boîte à gants pour trouver le numéro de son assurance et l'appela sans délai.
— Groupamaaaaaaa, toujours, toujours, là pour moi... Restez en ligne, un correspondant va prendre votre appel.
Essayant d'ignorer l'entêtante musique d'ambiance, elle réfléchit à ses options. En cette période de grève, le train ne serait probablement d'aucun secours.
— Toutes nos lignes sont actuellement occupées, veuillez patienter...
Les secondes puis les minutes s'écoulaient, interminables.
— Groupamaaaaaaa, toujours, toujours là pour moi...
Un slogan mensonger de toute évidence, elle était en ligne depuis déjà un quart d'heure.
— Toutes nos lignes sont actuellement occupées. Nous vous prions de rappeler ultérieurement. Bip, bip, bip.
La communication avait été coupée. De rage, Claire donna un coup brutal sur son volant ce qui déclencha inopinément un klaxon sonore et prolongé. Un malheureux vieillard qui passait à proximité en fit les frais et frôla probablement la crise cardiaque. Alors qu'il la regardait consterné, elle agita les doigts en guise d'excuse. S'efforçant de refouler les larmes qui montaient, elle enfouit sa tête entre ses mains. L'univers lui mettait des bâtons dans les roues pour rejoindre sa famille. Soit. Mais d'une façon ou d'une autre, elle finirait bien par y parvenir. Sa sérénité regagnée, elle appela le garage le plus proche. Le répondeur s'enclencha avec un message annonçant leur fermeture durant les fêtes. Elle vérifia ensuite le site de la SNCF. Évidemment, il n'y avait aucune disponibilité. Il lui restait donc le covoiturage. Au moins, ça lui rappellerait ses années étudiantes lorsqu'elle était jeune et fauchée.
Sur la plateforme en ligne, un certain Solal proposait un départ pour Chamonix dans 30 minutes, à un prix défiant toute concurrence. Il n'y avait pas de photo du conducteur et peu d'avis sur ses précédents voyages mais elle n'avait pas vraiment le choix. Elle envoya sa demande et attendit nerveusement la réponse. Heureusement, celle-ci fut quasiment immédiate. Il avait accepté. Claire avait juste le temps de se rendre au point de rendez-vous. Elle se précipita sur le coffre. Plein. Sa valise n'était pas la seule à envahir l'espace. Il y avait aussi une multitude de cadeaux dont un volumineux garage en bois à trois niveaux. Elle avait hâte de l'offrir à son neveu, néanmoins prendre le métro aussi chargée était exclu. Avec un culot indéniable et juste un soupçon de honte, elle envoya un message au conducteur en lui demandant s'il était possible de faire un détour pour la récupérer. Nécessité faisait loi. A nouveau, sa réponse ne tarda pas mais la laissa quelque peu perplexe. Il l'encourageait à prendre contact avec un certain Jean-Louis en lui indiquant ses coordonnées. C'était donc une de ces journées où rien ne se déroulait comme prévu. Quelques secondes hésitante à l'idée de contacter un étranger sans savoir pourquoi, elle se décida finalement. Après tout, ce n'était qu'un simple appel.
— Allo ? Je suis Claire, c'est Solal qui m'envoie.
— Eh ! Super ! On est à l'Aloha, si tu arrives à nous rejoindre.
La brune haussa les sourcils en cherchant à mettre du sens sur ce qu'elle venait d'entendre. Ce Jean-Louis la tutoyait comme s'ils étaient des amis d'enfance, ce qui n'était évidemment pas le cas, et il voulait qu'elle les rejoigne dans un bar à tapas.
— Heu... c'est-à-dire... en fait, j'espérais que Solal pourrait plutôt me récupérer.
— Il vient juste de partir.
Évidemment. Son trajet à un prix imbattable devait être une arnaque. Sa mère lui avait pourtant assez répété : il ne fallait jamais faire confiance aux inconnus. Mais elle avait vraiment besoin de ce covoiturage alors elle insista malgré tout :
— Comment ça, il est déjà parti ? J'ai réservé un covoiturage avec lui pour Chamonix !
— Ah c'est pour le covoit' ? Je pensais que tu voulais les tracts.
— Écoutez, laissez tomber, s'agaça-t-elle. Je vais essayer de le contacter directement. Merci.
Et elle lui raccrocha au nez. Les pires scénarios l'assaillaient. Elle allait devoir passer Noël ici. Seule. Dans un appartement sens dessus dessous, avec un paquet de pâtes en guise de repas du réveillon puisque ses placards étaient vides. C'était un cauchemar. Un appel la tira de ses sombres pensées. Le numéro du conducteur louche s'affichait.
— Allo ?
— Bonjour, c'est Solal, pour le covoiturage. Je suis désolé, il y a eu un malentendu.
— Vous allez bien à Chamonix ?
— Oui, tout à fait.
Ignorant tous les voyants rouges que son esprit paniqué lui envoyait - c'était manifestement un détraqué ou un psychopathe - elle décida de persévérer.
— Serait-il possible de faire un détour pour venir me chercher ? Je suis assez chargée.
— Pas de problème. Donnez-moi l'adresse.
Elle termina cette conversation relativement soulagée. Même s'il était encore trop tôt pour crier victoire, le covoiturage était confirmé et elle avait trouvé une solution pour ses bagages. Restait le comportement douteux de cet énigmatique Solal. Une fois face à elle, il lui serait plus facile de déterminer s'il était digne de confiance ou non. S'il se révélait peu fiable, elle pourrait toujours prétexter une urgence et s'enfuir à toutes jambes.
Une bonne demi-heure plus tard, une vieille Clio grise s'arrêta devant elle. Un grand blond à la peau dorée en sortit, probablement le fameux Solal. Une mèche rebelle taquinait son regard caramel et il avait un piercing à l'arcade. Malgré cela, il présentait plutôt bien avec son joli minois et cette assurance tranquille. Elle s'avança :
— Je suis Claire.
— Solal, répondit-il en lui serrant la main. Vraiment désolé pour tout à l'heure.
Ce salut cérémonieux la vexa un peu. Il avait dû estimer qu'elle était trop âgée pour recevoir une bise légère et amicale. Pourtant, elle se considérait encore suffisamment jeune. Après tout, elle n'avait que 29 ans. Cette attitude eut au moins le mérite de la rassurer sur son sérieux.
— Pas de souci, déclara-t-elle dans un sourire. J'ai eu une petite frayeur mais je suis contente que le covoiturage ait bien lieu. D'ailleurs, je n'ai pas compris, pourquoi ce Jean-Louis voulait que je récupère des tracts ?
Gêné, Solal passa une main dans ses cheveux avant d'avouer :
— J'ai lu ton message un peu vite. On organise une manif' étudiante à la rentrée et j'ai cru que tu voulais rejoindre le mouvement. On avait un meeting à l'Aloha.
— Une manif', rien que ça ! Et qu'est-ce que tu étudies au juste ?
— La philo. Je suis en dernière année. Et toi, que fais-tu ?
— Je travaille dans l'import-export.
Il ouvrit le coffre déjà bien rempli où elle réussit à charger sa valise et la plupart de ses cadeaux. Tous sauf un. L'énorme garage en bois ne rentrait pas. Désemparée, elle fixa son chauffeur avec une grimace contrite.
— Il y a de la place à l'arrière. On ne sera que trois à priori.
Elle se glissa dans la voiture en installant son précieux paquet à ses côtés alors que Solal prenait le volant.
— Voici Moussa, annonça-t-il simplement en désignant le passager à sa droite, camouflé par une large capuche.
— Salut Moussa.
— Salut, concéda-t-il, manifestement taciturne.
La Clio s'engagea dans la circulation chargée du périphérique. Se relâchant contre son siège, Claire remercia le ciel d'être enfin en route pour Chamonix. Dans trois heures, si le destin arrêtait ses caprices, elle verrait le Mont Blanc. Mais avait-il vraiment dit son dernier mot ?
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Notes :
Un grand merci à hazalhia qui nous propose ce super concours sans craindre l'overdose de guimauve !
Vous trouverez toutes les modalités ici
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