Lien Facebook



En savoir plus sur cette bannière

- Taille du texte +

Notes d'auteur :
Où Emily se pose beaucoup de questions...
Emily avait passé une mauvaise soirée. Elle était rentrée chez elle sous un ciel gris, la tête dans le brouillard. La journée avait apporté tellement de surprises qu’elle s’était emmêlée dans le fil de ses pensées. Ses questionnements se chevauchaient et s’entrechoquaient, et elle n’était parvenue à aucune réponse au bout du chemin.

Quand elle avait passé le seuil, le sourire d’Amelia l’avait rassurée. Ce premier élan avait été vite remplacé par un sentiment sourd de culpabilité. Si Julia disait vrai, Emily avait pu blesser sa petite sœur sans même s’en rendre compte. Et si le lieutenant refusait de les voir par sa faute, Amelia aurait de nouvelles raisons de lui en vouloir.

Emily s’était couché l’esprit lourd.

Quand elle se réveilla, en cette veille de Noël, ce poids ne l’avait pas quittée. Mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question car la vieille Hannah la tira du lit. La maison était sur le pied de guerre. Robert et son père étaient déjà sortis. Amelia et sa mère se tenaient prêtes dans la salle à manger. La table disparaissait sous un tapis de verdure : du romarin, du houx, du laurier et du lierre. Hannah prit la direction des opérations.

Les quatre femmes entreprirent d’abord d’organiser cette matière organique en bouquets et en couronnes, qui viendraient orner les pièces de la demeure. Leur travail était rythmé par les chants de la vieille Hannah.

La décoration de la maison avait toujours été le moment préféré d’Emily. Le moindre recoin se parait du vert éclatant des plantes et la nature trouvait sa place dans leur foyer. C’était aussi un temps privilégié qu’elles passaient entre femmes, dans la simplicité d’un bruissement de feuilles, suspendu en dehors de toute considération de rang ou d’âge. C’était le moment qui ouvrait officiellement la période de Noël.

Pourtant, cette année-là, Emily ne retrouvait pas cette atmosphère qu’elle aimait tant. Accaparée par d’autres préoccupations, elle n’était pas entièrement dans l’instant présent. Quand elle revenait à ce qui l’entourait, c’était pour jeter un coup d’œil en biais à sa petite sœur. Amelia était charmante avec ses joues roses et ses boucles brunes. Elle semblait heureuse. Emily se demandait si elle avait vraiment pu la blesser et si cela faisait d’elle une mauvaise sœur.

Ces tergiversations furent interrompues par la visite impromptue de Maria. Son époux, Georges, la suivait avec un sourire aimable tandis qu’elle expliquait qu’il s’était trompé de route pour aller chez le boulanger et qu’elle avait jugé bon d’en profiter pour les saluer. Elle s’extasia devant les bouquets de houx et invita son époux à en faire de même. Pendant que Georges complimentait l’habileté et le goût des trois femmes, Maria prit Emily à part.

- Georges aurait donc pris la mauvaise direction ? taquina celle-ci.

Maria fit un petit sourire contrit et posa un regard plein de tendresse sur son époux. Puis, elle se tourna de nouveau vers son amie et l’observa avec attention.

- Je voulais simplement voir comment tu allais, expliqua-t-elle. Tout est allé si vite hier, que je n’ai pas su comment réagir.

- Je vais bien.

Maria arqua un sourcil. Elle poussa un soupir.

- Je voulais aussi m’excuser. C’est un peu de ma faute si Julia t’a accusée de la sorte.

Emily l’invita à s’asseoir sans l’interrompre.

- Quand tu étais loin d’ici, j’ai pris l’habitude de lire des extraits de tes lettres à Julia. Tu me manquais et j’avais envie de parler de toi. J’espérais aussi vous rapprocher, en lui montrant à quel point tu as la plume et l’esprit aiguisés. Mais je suppose que ce que ma sœur et moi ne voyons pas les choses de la même façon…

Emily eut un rire silencieux. Maria et Julia étaient différentes, à l’image d’Amelia et elle. Maria avait une douceur bien à elle et une approche contemplative de la vie. Emily et elle pouvaient rester des heures devant un paysage, sans échanger un mot, une feuille de dessin sur les genoux. Julia avait l’esprit romanesque, forgé par ses lectures et de grandes idées d’amour et de revanche.

- Je suis satisfaite de ma vie ici, poursuivit Maria. Je n’ai jamais éprouvé le besoin d’aller ailleurs. Je prenais plaisir à t’écouter moquer les coutumes londoniennes ou exagérer tes soucis. Cela ne faisait que confirmer que je suis bien où je suis et cela me rassurait sur le fait que tu allais revenir. Je suis désolée que Julia en ait une autre lecture, mais c’est sans doute ma faute. Je n’ai pas pris en compte ses propres aspirations.

Emily prit la main de son amie entre les siennes.

- J’ai sans doute commis la même erreur avec Amelia, lui dit-elle.

- Tu ne m’en veux pas alors ?

- Ma chère Maria ! Comment pourrais-je t’en vouloir ? Tes intentions étaient pures. Je suis heureuse que tu sois venue me parler.

Emily reprit sa place autour de la table l’esprit apaisé. Ecouter Maria formuler ce qui s’était passé la veille lui avait permis d’y voir plus clair. Plus sereine, elle se consacra au tressage d’une couronne. Le lierre se tortillait entre ses doigts tandis que le houx griffait sa paume. La couronne prenait forme sous sa main et les baies brillaient comme des joyaux. Pendant qu’elle arrangeait les plantes, ses pensées s’organisaient.

Elle hésitait encore à en discuter franchement avec Amelia. Sa sœur essayerait sans doute de la rassurer, quitte à ne pas être tout à fait honnête. Mais Emily pouvait au moins se promettre qu’à l’avenir elle serait davantage attentive aux sentiments d’Amelia.

Il restait ensuite le cas du lieutenant Garvey. Emily avait accumulé dans un coin de sa tête les arguments, selon lesquels le lieutenant n’avait pas de bonnes raisons de lui en vouloir et qu’il serait en tort si tel était le cas. Elle avait répété cet argumentaire, encore et encore, avant de se rendre compte qu’elle ne répondait pas à la bonne question.

Se souciait-elle de ce que le lieutenant pensait d’elle ? Après des heures à construire sa défense contre une accusation imaginaire, elle était forcée de le reconnaître. D’habitude, lorsqu’elle craignait le jugement des autres, Emily prenait le parti de les éviter. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine mélancolie à l’idée de renoncer à ses conversations avec le lieutenant. Elle avait appris à apprécier la franchise de son propos, sans plus y chercher des sarcasmes cachés. Elle devait se rendre à l’évidence : non seulement elle s’inquiéter de son jugement, mais elle désirait ardemment qu’il fût positif.

Elle était en train de finir la décoration de la cheminée, quand une clameur éclata à l’extérieur. Robert faisait autant de bruit qu’une fanfare. Georges l’accompagnait et l’aidait à porter la bûche de Noël. Le père d’Emily les suivait, deux volailles sous les bras.

- Place ! cria Robert tandis que la vieille Hannah les conjurait de faire attention aux meubles.

Ils installèrent l’énorme bûche dans le foyer. La famille se rassembla tout autour, tandis que Georges faisait une rapide bénédiction. Puis, Mr Green arrangea le petit bois tout autour et alluma le feu. Les douze jours de Noël venait de s’ouvrir.

Georges prit congé rapidement, pour rejoindre son épouse. La famille Green resta dans le salon à contempler le feu qui gonflait dans la cheminée. L’odeur épicée du bois se diffusait doucement dans la maison. Robert contait, avec force d’emphases, ses aventures de la journée. Emily admirait les mouvements imprévisibles des flammes. Son attention fut attirée par le récit de Robert quand un nom familier surgit au détour d’une phrase.

- Le lieutenant Garvey a un sacré coup de hache. Il n’a pas pu nous raccompagner, mais nous le verrons demain…

Emily laissa son corps s’enfoncer dans les coussins et la chaleur du feu, rassérénée par la perspective de revoir son lieutenant le lendemain.

Elle passa la journée de Noël dans une impatience diffuse. Pourtant, tout temps supplémentaire n’aurait pas été un luxe. La vieille Hannah requit son assistance pour préparer le repas de Noël. Puis, elle accompagna son père qui portait les volailles chez le boulanger, afin de les faire rôtir dans son four. Il fallut ensuite écouter la messe de Noël, en résistant à la tentation de chercher des yeux un certain lieutenant dans la foule des fidèles, et aider Georges et Maria à distribuer les dons à la fin du service. Enfin, ils passèrent chez le boulanger pour récupérer les victuailles du soir. A l’approche du dîner, Emily était déjà fatiguée et son impatience s’était changée en fébrilité.

Emily ne tenait plus en place. Tantôt elle vérifiait la symétrie d’une décoration, tantôt elle arrangeait pour la treizième fois un bouquet. L’arrivée de Maria ne la calma pas. L’incertitude qui entourait sa dernière rencontre avec le lieutenant lui était insupportable et elle avait décidé d’en avoir le cœur net. Elle recommença à respirer quand Mrs Ellis et la famille de sa sœur furent introduits dans le salon des Green.

Le lieutenant la salua poliment, mais elle lui trouva un air distant. Il y avait une certaine raideur dans sa posture qui la décontenança. Il lui restait désormais à créer une opportunité pour discuter avec lui loin des oreilles indiscrètes. Mais plus soirée avança, plus la tâche lui apparut ardue. A chaque fois qu’elle se tournait vers lui, le lieutenant semblait être en grande conversation avec Julia. Elle ne parvenait pas à trouver une brèche dans ce flot continue de paroles. Elle cherchait encore une solution quand Maria s’adressa à elle d’une voix forte.

- Emily, tu devrais nous jouer un morceau au piano, s’écria-t-elle.

Emily regarda son amie, prise de court. Perplexe, elle choisit une partition assez simple.

- Lieutenant, auriez-vous la bonté de l’aider à tourner les pages ?

Le lieutenant Garvey acquiesça d’un hochement de tête et rejoignit Emily au piano. Celle-ci installait la partition sur le pupitre. Elle frotta ses mains moites contre sa robe, en essayant d’en maîtriser les tremblements.

- Je vous préviens, dit-elle au lieutenant, je joue très mal. J’espère que vous pardonnerez les facéties de Maria.

- Je ne jugerai que de mes propres oreilles, lui répondit-il.

Emily prit une inspiration et entama le morceau qu’elle avait choisi. C’était un air simple, qu’elle connaissait sans avoir besoin de lire la partition. D’ailleurs, elle avait toujours eu des difficultés avec le solfège. Elle inspira profondément, avant de se lancer dans la discussion tant anticipée.

- J’ai le sentiment que nous nous sommes quittés en mauvais terme, avant-hier.

Elle sentit le lieutenant se crisper à côté d’elle. Elle se concentra sur les touches de son piano en attendant sa réponse.

- J’en suis désolé. Il est vrai que j’ai été surpris de découvrir votre amie si bien renseignée à mon sujet. Mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même d’avoir divulgué l’information en question.

- Vous m’en voulez tout de même de l’avoir répété…

Emily espéra qu’il n’avait pas entendu le chevrotement dans sa voix. Une fausse note se glissa dans la mélodie.

- Pourtant nous ne nous connaissions que peu à ce moment, poursuivit-elle. Cela ne pouvait en aucun cas être une confidence.

Le lieutenant garda le silence pendant un moment qui lui parut interminable.

-Certes, finit-il par dire. Je vous en ai voulu un peu. Mais j’étais plutôt attristé, en imaginant ce qui avait pu vous conduire à mentionner un tel détail. J’ai… réalisé que vous deviez avoir peu de sympathie pour moi.

Emily se tourna vers lui pour croiser son regard, écrasant au passage les touches avec lourdeur. Son visage s’était ouvert, même s’il restait crispé. Elle ne parvenait pas à le déchiffrer, mais elle était certaine de son honnêteté.

- C’est vrai.

Elle vit ses lèvres se contracter.

- C’était avant d’apprendre à vous connaître. Il n’y avait rien de personnel, seulement de l’égoïsme de ma part. Je m’étais obstinée à vous considérer comme…

Elle baissa la voix.

- … des intrus.

Elle fut assaillie par une vague de pensées contradictoires et elle dut batailler pour formuler ses idées de manière intelligible.

- Mais c’était avant de vous connaître, répéta-t-elle. Puisque désormais, il m’est difficile d’envisager Noël sans vous.

Emily n’eut pas le temps de s’interroger sur l’ambiguïté de sa dernière phrase, encore moins de la rectifier. Le lieutenant se pencha pour tourner la page du livret de partition et Emily sentit son souffle chaud contre sa joue. Elle perdit le rythme.

- Je suppose que je n’ai pas non plus été complétement honnête, murmura-t-il. Je... déteste Noël pour des sottises, des frustrations d’enfant.

Il rapprocha un peu plus, de façon à ce que seule Emily ne pût l’entendre.

- Une farce de mon frère aîné quand j’avais 7 ans : je me suis réveillé dans un lit rempli de houx et d’ortie.

Il se redressa et Emily put constater que ses joues avaient rosi.

- Il s’agit cette fois d’une confidence, conclut-il.

Amelia prit la place d’Emily derrière le clavier et le niveau musical de la soirée monta de plusieurs crans.

- Vous n’avez pas menti sur vos qualités de pianiste.

La remarque provocante avait été prononcée avec une certaine prudence. Il scrutait son visage, guettant sa réaction. Ses traits se détendirent quand il entendit son rire.

- Elles étaient à hauteur du tourneur de pages, fit-elle dans un sourire.

Elle avait gardé sa main sur son bras et il la guida vers un sofa, en complimentant la décoration.

- Vous voyez, nous finirons par vous faire apprécier cette fête.

- Vous n’obtiendrez aucun aveu de ma part !

- Je vais pourtant vous en faire un, répondit-elle sur le ton de la confidence. J’ai un peu réfléchi à notre éternel débat, avec plus de justesse. La vie dans un petit village n’est pas exempte de liens contraignants : chaque chose se sait et les ragots vont plus vite que le récit réel. Je n’échappe nulle part aux étiquettes. Ici, elles sont seulement plus légères à porter.

Il prit le temps de finir son verre, puis soupira.

- Je suppose que la mer n’offre pas non plus la liberté rêvée. Sans même mentionner la lourde hiérarchie de la Marine, la vie sur un navire n’admet aucune intimité. Emily soupira à son tour.

- La liberté consiste seulement à choisir sa cage, souffla-t-elle.

- C’est une pensée bien pessimiste.

- Je ne sais pas. Je n’en suis pas si sûre…

Malgré quelques interruptions, et quelques règles de bienséance à respecter, ils parvinrent à poursuivre leur conversation. Quand elle levait les yeux vers lui, elle croisait son regard posé sur elle. Elle crut y apercevoir une certaine douceur, écho au soulagement qui s’épanouissait en elle. Elle avait retrouvé le lieutenant qu’elle connaissait et la relation qu’ils avaient tissée ensemble ces dernières semaines. Puis la compagnie fut invitée à passer à table et il fallut alors se séparer.

Elle se retrouva entre Robert et Georges et prit plaisir à écouter les badineries de son grand frère. La table croulait sous les victuailles. Les faisans farcis disputaient la place aux viandes froides. Un porc rôti s’alanguissait au centre, une pomme d’un rouge luisant incrustée dans son groin. Le repas fut couronné par une corbeille de fruits, brillants comme des joyaux, et une ribambelle de puddings.

Après le repas, les hommes se retirèrent pour fumer le cigare. Les femmes restèrent au salon. Le feu brûlait joyeusement dans la cheminée, enveloppant la pièce d’une langueur ardente. Mrs Ellis était aussi discrète qu’à son habitude, tandis que sa sœur parlait avec force de gestes. Amelia et Julia plaisantaient autour du piano. Emily se joignit au bavardage ambiant jusqu’à ce que la chaleur de la pièce lui parût étouffante. Sur un prétexte quelconque, elle s’éclipsa pour sortir.

Le froid nocturne piqua sa peau et elle resserra son châle autour d’elle. Le ciel était clair et les astres rayonnaient sur le paysage glacé. Elle inspira profondément l’air de la campagne, ces parfums familiers qui se réinventaient chaque jour. Ce monde qui changeait.

Un bruit sur sa droite la fit sursauter.

- Mes excuses, s’empressa de dire le lieutenant. Je vous ai vu de la fenêtre, je n’aurais pas dû…

Sous la lune, sa chevelure prit des reflets argentés.

- Je m’en vais… Mais, allez-vous bien ? N’avez-vous pas froid ?

Il esquissa un geste vers elle, avant de s’interrompre et de laisser retomber son bras le long de son côté.

- J’ai froid et je vais bien, lui répondit Emily en fermant la distance entre eux.

Elle s’immobilisa soudain, en regardant au-dessus de sa tête. Il suivit son regard.

- Du gui ?

Emily eut un rire gêné. Elle lissa machinalement les plis de son châle.

- C’est sans doute la vieille Hannah qui l’a placé là.

- Les fameuses superstitions. Celle-ci implique de s’embrasser, il me semble. Y croyez-vous ?

Il avait posé sa question avec une curiosité polie, sur un ton détaché. Emily était bien aise que l’ombre cachât son embarras.

- C’est ce qu’affirme la vielle Hannah. Pourquoi risquer la chance quand il est possible de s’en protéger ?

- Si nous devions obéir à ce genre de superstitions, les femmes ne pourraient pas embarquer sur un navire, opposa-t-il.

- Celle-ci me paraît bien inoffensive, défendit-elle en soutenant son regard.

- Soit.

Lentement, il se pencha vers elle. Ses lèvres effleurèrent sa joue. Le contact s’attarda un instant, qui s’étira dans le temps. Puis, il se redressa. Elle aurait voulu le regarder, mais la nuit voilait son visage. Il cueillit une branchette sur laquelle trônait une baie, comme le voulait la tradition.

- Nous sommes désormais sauf, fit-il d’une voix altérée. Nous devrions rentrer.

Emily acquiesça, avant de le précéder vers la porte d’entrée. Une émotion étrange enserrait sa poitrine. Dans le tumulte de son esprit, elle se traita d’idiote. Cette tradition, qu’elle avait jugée innocente, dissimulait des dangers insoupçonnés.
Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.