- Deux danses de suite !
Emily haussa les épaules, les mains enfoncées dans la pâte qu’elle pétrissait. A côté d’elle, Maria s’agitait, faisant voler la farine à travers la pièce.
- Il n’y a pas de quoi en faire une montagne : les musiciens ont enchaînés avec un réel écossais et il était hors de question que je reste sur le côté, faute de partenaire. Le lieutenant s’est seulement montré compréhensif.
- Vous avez fait des vagues, ton lieutenant et toi. Julia en était verte.
- Julia est jalouse pour un rien, répliqua Emily.
- Il y a pourtant quelque chose. Tu aurais pu trouver un bien meilleur danseur, mais tu ne l’as pas fait.
Emily cessa de pétrir et se tourna vers son amie, avant d’éclater d’un rire sonore.
- Pincez-moi ! Serais-tu en train de pointer les défauts du lieutenant ? Je n’attendais pas un tel comportement de ta part.
- C’est seulement pour te faire avouer, se défendit Maria en rougissant.
Elle fit mine de se concentrer sur la découpe des biscuits, un air digne plaqué sur son visage. Les deux amies poursuivirent leur ouvrage dans un silence tranquille. Dans la cuisine, il n’y avait plus que le son spongieux de la pâte pressée et le friselis de la farine sur le bois de la table. Maria commença à fredonner un air. Au dehors, la nature ne faisait pas un bruit. L’étendue nuageuse enveloppait le ciel et le perlait de reflets nacrés. L’instant était comme suspendu.
- Tu sais, reprit Maria d’une voix douce, je voulais que tu lui accordes ton amitié. Il me semblait important que tu rencontres de nouvelles personnes, après tes déconvenues.
- Je sais. C’est ce qui fait de toi la grande sœur que je n’ai jamais eu.
- Mais maintenant, poursuivit-elle avec un sourire, j’entrevois un autre amour possible. Et l’idée me plaît.
- Le lieutenant et moi sommes bien trop différents. Il ne jure que par la mer et ses navires. Mais il est impossible de marcher sur l’eau ! Comment peut-on supporter de rester ainsi enfermé ?
- Nous sommes toutes les deux très différentes et c’est pour cela que j’aime passer du temps avec toi. Je découvre de nouvelles choses…
- Noël et ses bons sentiments te montent à la tête, protesta Emily à court d’argument.
- Peut-être bien. C’est pour cela que j’adore cette période.
Emily posa une main collante sur celle, farinée, de Maria. Une bulle de tendresse gonflait dans sa poitrine. Elle sentait qu’elle devait dire quelque chose, sans parvenir à le formuler. Mais elle espérait que Maria comprenait.
On frappa à la porte et Maria se leva précipitamment pour ouvrir, s’attendant à accueillir son époux. Mais ce fut, justement, le lieutenant Garvey qu’elle découvrit sur le perron. Dans la confusion qui s’ensuivit - Maria s’excusait de le recevoir de manière si peu convenable, le lieutenant insistait qu’il ne voulait pas s’imposer, Maria protestait qu’il était toujours le bienvenu -, le lieutenant se retrouva dans la cuisine. La fraîcheur de l’air avait rougi ses joues et ses cheveux étaient décoiffés. Il salua Emily, qui lui rendit sa révérence.
- Si vous souhaitez attendre Georges, je peux vous servir le thé au salon, invita Maria.
- Je ne voudrais pas déranger. Que faites-vous ? demanda-t-il en observant les plateaux.
- Des biscuits, répondit Emily avec un sourire ironique. N’en avez-vous donc pas sur les navires ?
- Les nôtres ressemblent plutôt à des blocs, et non à de petites… Etoiles ?
Maria donna un petit coup de coude à son amie.
- Nous les offrons aux paroissiens après la messe de Noël, expliqua-t-elle. Ils accompagnent la farine que nous distribuons. Emily me prête main-forte chaque année.
- Je peux aussi vous aider. Je n’ai certes que peu de connaissances en la matière…
- Oh ! Seulement si vous y tenez.
Emily haussa les sourcils de surprise à la proposition. Ils montèrent plus haut encore quand elle le vit effectivement s’asseoir et saisir l’emporte-pièce que lui tendait Maria. Celle-ci lui apporta un tablier, pour protéger ses vêtements, qu’il enfila sans poser de questions.
- Mrs Shepherd, Miss Green, ce dont vous serez témoins aujourd’hui requiert la plus grande discrétion, fit-il d’un ton grave.
Emily croisa son regard rieur et pouffa dans son coude. Maria avait un sourire ébahi aux lèvres. La préparation et les discussions reprirent. Si celles-ci furent d’abord engoncées dans le carcan des sujets conventionnels, elles prirent rapidement un ton plus naturel.
- La pâtisserie fait donc partie de vos traditions ?
- Oui, cela fait plaisir aux enfants.
- Nous organisons aussi un dîner auquel Maria et sa famille sont conviées, ajouta Emily. Mrs Ellis avait coutume de se joindre à nous. Nous allumons ensemble la bûche de Noël. Vous avez dû recevoir l’invitation pour après-demain.
- Voudriez-vous que je vienne ?
- Préférez-vous vous morfondre seul de l’absence de rivage ? rétorqua-t-elle.
- Peut-être préférez-vous jouir sans concurrence de la compagnie de ma tante ? Je n’oserai pas me mettre au travers de votre chemin.
- Oh lieutenant, s’écria Maria, vous êtes évidemment le bienvenu. Vous verrez, la famille d’Emily reçoit si bien qu’il vous sera impossible de détester Noël après cela !
Maria fut interrompue par le bruit d’une calèche à l’extérieur. Emily releva la tête de sa pâte et croisa le regard du lieutenant qui l’observait, les sourcils froncés. Son regard sombre était aussi indéchiffrable que lors de leur première rencontre.
- Vous avez raconté à votre amie que je n’aimais pas Noël ? murmura-t-il.
Emily ouvrit la bouche sans trop savoir que répondre à cette question inattendue, quand la porte de la cuisine s’ouvrit. Le lieutenant se débarrassa promptement de son tablier et se leva. Il alla saluer les nouveaux arrivants, sans lui accorder un autre regard. Georges venait de rentrer et il amenait avec lui Julia.
Celle-ci rosit en voyant le lieutenant et fit une profonde révérence, tandis que son beau-frère le saluait de manière plus familière.
- Emily, salua Georges. Je vous ai amené du renfort !
Emily esquissa un petit sourire pour seule réponse. Son esprit était encore accaparé par le bref échange qui s’était déroulé l’instant d’avant. Le lieutenant lui reprochait-il d’avoir mentionné son désamour pour Noël à Maria ? Ce n’était pourtant pas une confidence, ils se connaissaient à peine à l’époque. Il ne pouvait décemment pas considérer cela comme une indiscrétion.
Elle tenta de croiser le regard de l’intéressé, mais déjà Georges l’emmenait au salon. Julia faisait mine de les suivre quand Maria lui mit un tablier entre les mains et l’orienta vers la cuisine. L’air maussade, elle alla s’asseoir de l’autre côté de la table.
- Mes deux petites dames préférées autour de la même table ! fit joyeusement Maria.
Aucune des petites dames ne répondit, elles étaient toutes les deux bien trop occupées à fixer l’entrée du salon. Maria se résolut à obstruer la vue, en refermant la porte, et à les menacer avec un rouleau à pâtisserie.
- Je suis censée passer un bon moment avec deux personnes qui me sont chères, non les regarder soupirer après le premier venu ! gronda-t-elle.
Emily se raidit tandis que Julia tirait sur une mèche noisette, un geste nerveux qu’elle avait depuis son enfance. Elles protestèrent mollement. Maria, satisfaite de l’autorité d’ainée qu’elle venait d’établir, donna ses directives pour la suite des opérations, le rouleau brandi. Elles se remirent au travail. Maria portait la conversation à elle seule. Julia se contentait de réponses brèves et Emily était toujours dans ses pensées. Elle n’avait pourtant rien fait de mal, n’est-ce pas ?
Maria finit par s’avouer vaincue, l’air dépitée.
- Ne pourriez-vous pas faire un effort pour vous entendre ? Vos querelles d’enfants devraient être derrière vous maintenant.
Julia haussa les épaules.
- Il n’y a aucune querelle, seulement une incompatibilité de caractères.
Emily les regarda toutes les deux, perplexe.
- Oui, il n’y a pas de querelle.
- Vraiment, soupira Maria. Il me semble pourtant que vous remplacez une rivalité par une autre.
Emily sentit ses joues chauffées.
- Pas du tout. Je t’ai déjà dit que je lui laissais le lieutenant sans hésitation !
- Me laisser le lieutenant, fulmina Julia. C’est bien trop généreux de ta part.
Elle prit une inspiration brusque, qui siffla comme un serpent, et se tourna vers sa sœur ainée.
- C’est de ce caractère dont je te parle. Cette arrogance à se croire différente, au-dessus des autres.
-Pardon ? s’étouffa Emily.
- Amelia ne te le dira jamais de cette façon, mais elle n’en pense pas moins, répondit Julia en se retournant vers elle. Tu es tellement enfermée dans ton petit monde que tu ne réalises pas ta chance et que tu considères nos désirs comme des caprices. Tu n’as pas arrêté de te plaindre de ton séjour à Bath. Libre à toi de ne pas apprécier les bals et autres mondanités. Mais j’aurais aimé ne serait-ce que sortir de ce village et il est indécent de t’écouter geindre sur tes privilèges.
Elle reprit son souffle après sa tirade et n’ajouta plus un mot. Elle lui lança un dernier regard plein de défi, puis elle se détourna vers sa pâte à biscuit et choisit de l’ignorer ostensiblement. Bouche bée, Emily observait ses mains qui s’activaient sans savoir que répondre. Elle n’avait pas encore assimilé tout ce qui venait de lui être dit. Elle était néanmoins certaine d’une chose : elle passait une mauvaise journée.
Après cela, Maria n’eut pas le cœur à tenir les trois bouts de la conversation et le travail se poursuivit dans un silence morose. Seules les odeurs entêtantes d’épices et de miel emplissaient la pièce. Lorsqu’elles eurent accumulé une dizaine de plateaux, qui seraient portés le lendemain chez le boulanger, Emily prit congé des sœurs. Elle hésita un moment devant Julia.
- Des excuses n’auraient pas de sens, se justifia-t-elle. Je… Je peux réfléchir à ce que tu m’as dit.
Julia acquiesça d’un hochement de tête. Derrière elle, Maria lui fit un sourire d’encouragement, qui semblait bien fragile. Aucun bruit ne provenait du salon, Georges et son invité avaient dû s’absenter. Emily prit le chemin de sa demeure sans revoir le lieutenant.
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Notes d'auteur :
Où une journée qui commençait bien prend une autre tournure...
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