Installée à son bureau, les yeux rivés sur son écran, Candice pestait. Elle était énervée et tentait de calmer sa colère. Son patron venait de l’appeler et de la harceler au téléphone. Devant sa surdité congénitale, elle lui avait raccroché au nez. Candice adorait créer des pages de pub ou inventer des affiches, mais elle ne supportait plus devoir rendre des comptes à un patron qui ne respectait pas et ne voulait pas comprendre son travail.
Pour sa pause déjeuner, Candice devait rejoindre Emy au restaurant, au bas de la rue où se trouvait leur agence. La jeune femme était encore énervée quand elle salua sa meilleure amie.
- Allez raconte-moi, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Depuis tes vacances en Arkansas, tu n’es plus la même. Que se passe-t-il ?
Cela faisait deux mois que Candice était rentrée de Kingston avec pour seul souvenir de son séjour, le gros trousseau de clés transmis par le notaire.
- J’en ai marre de cette vie, de ce patron. Il se passe toujours les mêmes choses ici, ma vie n’avance à rien. C’est l’horreur.
- Ici ? Parce que tu crois qu’ailleurs ce serait différent ? s’étonna Emy.
- Oui. Peut-être, répondit instinctivement Candice. Enfin, je n’en sais rien….
- Oh toi, tu as la tête ailleurs, répéta Emy qui connaissait bien son amie. La boutique de ta grand-mère ne te quitte plus l’esprit, on dirait.
- Mais oui, je ne sais pas quoi faire. L’agent immobilier, ce Edgar Jones m’a contacté. Je ne sais pas comment il a eu mes coordonnées mais il m’a reparlé de vente. Je pensais avoir fait mon choix, mais j’ai aussi repensé à la photo de mes parents et aux souvenirs de la confiserie, ceux de Henri et ceux du notaire. C’est bizarre, je ne sais pas pourquoi, mais ça me touche. Vraiment, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. On dirait que ce qui se passe à Kingston me concerne et m’intéresse davantage que mes journées de boulot et ma vie ici.
- Est-ce que tu te rends compte qu’à chaque fois que tu me parles de Henri ou de Donna, tu as le sourire, alors que dès qu’on parle de vendre ou d’agent immobilier, tu fais la tête et tu restes silencieuse, précisa Emy pour aiguiller son amie.
La grande et musclée femme brune à la peau mate qu’elle définissait comme sa meilleure et plus tendre amie avait trouvé le point sensible. Candice n’avait pas réussi à se l’avouer, mais sa meilleure amie avait raison. En fin de compte, elle n’était pas prête à vendre. Elle n’était pas prête à autre chose non plus. Elle n’avait pas de projet pour cette ancienne boutique de confiserie, mais assurément, elle n’allait pas la vendre. Et encore moins à cet Edgar Jones qui lui inspirait peu de confiance.
Candice ne le savait pas encore, mais dans moins d’un mois, ses projets allaient complètement évoluer. Un nouvel élément allait à nouveau la faire revenir à Kingston bien qu’elle pensait avoir mis toute cette histoire de côté.
- - -
- Mademoiselle Everdeen ? Bonjour c’est Maître Morris, je vous rappelle pour la clôture du dossier de succession de Madame Donna Everdeen. Pourriez-vous venir à l’office d’ici la fin de l’année. Rappelez moi dès que possible à ce numéro.
Dès que Candice avait écouté le message sur le répondeur de son téléphone, elle avait demandé une semaine de congés pour la troisième semaine du mois de décembre. Puis elle avait rappelé le notaire pour confirmer sa venue. Évidemment, son patron avait pesté, une énième fois. Mais la graphiste avait des heures supplémentaires à récupérer et n’avait rien à se reprocher. Elle était tout à fait en son droit de poser des vacances. D’autant qu’à cette période-là, les commandes étaient généralement bouclées. L’activité de l’agence était largement plus creuse. Son absence se ferait à peine ressentir.
Après trois mois de travail acharné, Candice ne disait d’ailleurs pas non à une nouvelle pause. Elle n’avait pratiquement pas eu de journées de repos depuis son dernier séjour en Arkansas au mois de septembre. La trentenaire avait enchaîné les heures et les journées de travail sans compter et était désormais épuisée.
Alors qu’au milieu de l’aéroport, l’embarquement allait bien commencé, Candice se lamentait encore au téléphone. Son patron continuait de la harceler malgré sa semaine de vacances. La graphiste avait rendu son dernier projet la veille de son départ en insistant qu’elle n’apporterait plus aucune modification, que la couverture lui plaisait comme cela, que tout autre changement ne ferait que revenir au point de départ, et ferait tourner les idées en rond. A l’autre bout du fil, face aux critiques et commentaires de son patron, elle passa par toutes les émotions. Patiente, elle devint rapidement épuisée, blasée, agacée pour finir à se mettre carrément en colère.
- Patrick, débrouille-toi et ne me rappelle plus ! cria-t-elle de sa voix aiguë avant de raccrocher nerveusement.
Quand il la rappela deux minutes plus tard, Candice s’emporta encore davantage. Dans la file pour l’embarquement, sa valise à la main, son billet d’avion glissé entre ses doigts, elle arrivait devant l’hôtesse de l’air quand elle lâcha :
- … Patrick, tu m’agaces. Je démissionne !
Candice eut ensuite toute la durée du vol qui l’emmenait à Kingston en Arkansas pour se calmer, respirer et reprendre ses esprits.
Quand elle fut de retour au premier étage du numéro quinze de la rue principale, Candice avait le sourire. Elle se réjouissait sincèrement d’avoir pu dire ses quatre vérités à son patron. Elle était même heureuse de s’être débarrassée de lui et de ce poste. Elle n’avait pas réfléchi à démissionner, mais sa décision, dans un coup de tête la libérait. Elle se sentait comme soulagée et débarrassée.
A l’heure de son rendez-vous avec Maître Morris, elle avait gardé son sourire et était ainsi prête, pour une fois, à écouter attentivement son discours. Dans son langage très soutenu et très officiel, le notaire lui expliqua alors la clôture du dossier de succession ainsi que celle des comptes.
- Excusez-moi, mais si je comprends bien, vous n’aviez pas vraiment besoin de moi. Vous auriez pu faire tout cela à distance et m’envoyer le dossier par mail, non ?
- Oui, j’aurais pu, avoua Maître Morris.
Candice resta perplexe.
- Mais vous m’avez obligée à me déplacer.
- Non mademoiselle, je vous ai demandé si vous pouviez venir. C’est vous qui avez accepté, et qui êtes là aujourd’hui, je ne vous ai obligée à rien…
- Je ne comprends pas, accusa Candice qui se sentit étrangement leurrée sur ce coup-là.
- C’est bientôt la parade de Noël, j’avoue que d’une certaine manière j’avais envie que vous voyiez cela. C’est vraiment fantastique, vous verrez…
Candice n’aimait pas particulièrement la période de Noël. Elle ne put réprimer une grimace devant l’excuse absurde et ridicule de l’homme d’état qui l’avait piégée.
Candice revint jusque chez elle en traînant presque les pieds. Emmitouflée dans son grand manteau doublée de fourrure synthétique, elle ne remarqua même pas que des flocons commençaient fébrilement à tomber dans l’air glacial. Bloquée par ses pensées obscures elle ne parvenait même plus à s’enthousiasmer de la beauté de l’hiver. Alors que quelques heures auparavant elle était radieuse et heureuse d’avoir quitté New-York et son boulot, Candice commençait à réaliser l’impact de sa décision. Le notaire n’avait pas franchement besoin de sa présence. Elle se retrouvait maintenant bloquée ici en pleine période de Noël et comprenait avec agacement, qu’elle s’était elle-même imposé ou infligé cela.
- - -
Candice se lamentait. Dans le petit appartement de premier étage au-dessus de la confiserie, elle se demandait bien ce qu’elle faisait là. Elle qui s’était réjouie de quitter New-York et prendre une semaine de vacances dans son village natal se sentait désormais perdue.
Pour se donner du courage et retrouver son enthousiasme, Candice décida tout à coup de quitter le triste appartement. Celui-ci avait vraiment besoin de couleurs et de fantaisie.
Elle s’aventura ainsi dans la rue qui se recouvrait petit à petit de neige blanche avec pour unique motivation de trouver de quoi moderniser ce nouvel appartement mais aussi de se faire plaisir.
Pour son plus grand dégoût, elle découvrit naïvement que toutes les vitrines arboraient les traditionnelles couleurs rouges, vertes ou dorées qui venaient inutilement rappeler que Noël se fêterait dans dix jours.
Candice n’avait jamais aimé Noël. Enfant, éloignées de leur famille, sa mère et elle restaient toujours dans leur appartement de New-York et passaient ainsi les fêtes toutes les deux. Pour la jeune femme, contrairement à la plupart des gens, Noël n’était donc pas la fête la plus chaleureuse ou la plus extraordinaire de l’année.
Alors que de petits elfes articulés la saluaient à travers la vitrine de la librairie, la graphiste se demandait vraiment comment elle allait s’occuper pendant les derniers jours de son séjour. Son billet d’avion, déjà assez cher, était acheté. Elle ne pouvait se permettre de l’annuler ou de l’échanger. Et puis entre passer Noël seule ici ou à New-York, elle ne perdait rien de particulier finalement.
Pour se donner du courage et retrouver son enthousiasme, Candice avait surtout décidé de faire des emplettes. Elle voulait moderniser son nouvel appartement et se faire plaisir. Dans la librairie, elle s’acheta deux carnets, un avec des pages blanches et un autre renfermant des dizaines de papiers colorés. La graphiste, malgré son premier jour de vacances, avait une grande envie de dessiner. Elle continua ensuite ses dépenses chez la couturière, le caviste, à l’épicerie, dans la boutique d’ameublement et enfin chez le fleuriste. Elle revint chez elle, les bras chargés et le coeur plus léger.
En rentrant chez sa grand-mère, un grand besoin de nettoyage et de rangement l’emporta soudain. En commençant par le salon, Candice fit du tri dans la pièce, s’amusa à redécorer et moderniser les murs à défaut de pouvoir encore changer les meubles. Grace aux cadres colorés trouvés chez la vendeuse d’ameublement, et aux coussins de la couturière, elle remit rapidement de la jeunesse et de la modernité dans la pièce principale. Comme il faisait froid et que la nuit tombait tôt, elle termina sa soirée assise dans le fauteuil, emmitouflée dans son épaisse couverture polaire, son carnet et ses crayons autour d’elle. Sans voir le temps passer, elle enchaîna les dessins et les croquis sur les feuilles blanches.
La jeune femme avait enfin trouvé une activité pour occuper ses journées. Elle ne savait pas pourquoi ni dans quel but, ni pour combien de temps, mais elle souhaitait trier, ranger, ordonner et moderniser les affaires et les pièces de l’appartement de Donna.
Le lendemain, elle commença ainsi par fouiller dans les affaires personnelles de sa grand-mère. Revoir les deux photos de son père et d’elle-même, accrochées au mur de la chambre de Donna lui avait donné l’idée que peut-être sa grand-mère avait gardé d’autres souvenirs de son père et d’elle-même. Mais les affaires de la vieille dame étaient bien maigres. Toute sa vie semblait se contenir ici dans ces trois pièces ainsi que dans la boutique et l’arrière-boutique. Se souvenant qu’elle passait devant des piles de cartons pour accéder à l’escalier, Candice décida de commencer ses recherches par cette petite pièce où elle ne s’était pas encore attardée.
L’arrière-boutique était surtout un large couloir qui permettait la liaison entre les deux étages. De grandes, larges et hautes étagères s’alignaient et recouvraient l’ensemble des murs. Candice supposa que les réserves des différentes variétés de bonbons proposés en magasin devaient être stockées ici. Mais les étagères étaient désormais vides. Seuls trois cartons étaient restés empilés dans le coin de la pièce assez sombre et devenue poussiéreuse.
Candice préféra emporter le premier carton dans la pièce principale du rez-de-chaussée. Certes, la poussière y était autant présente, mais la vitrine avait l’avantage d’apporter davantage de clarté.
Etant donné le poids du carton, Candice supposa qu’il devait contenir un certain nombre de livres. En effet, les carnets de compte, chacun numérotés et datés, s’alignaient dans le carton. La jeune fille put s’apercevoir que le dernier datait de trois ans auparavant seulement. Sa grand-mère pourtant âgée de soixante-dix ans avait ainsi continué à faire tourner la boutique. Le carton devait bien contenir une trentaine de carnets identiques.
Elle délaissa la comptabilité et s’intéressa plutôt au deuxième carton qui lui était beaucoup plus léger. Candice fut surprise d’y découvrir un pêle-mêle de décorations en tout genre. Des anges, des fées, des coeurs, des lutins, des chevaux, des citrouilles, des fleurs et même des serpents entremêlaient leurs bras, jambes, tiges et têtes. Candice se demandait bien pourquoi tous ces objets étaient restés stockés ici. Visiblement, ils n’allaient plus servir. Pourquoi sa grand-mère les avait-elle gardés ?
Dans le dernier carton, la jeune femme fut aussi déçue de retrouver d’anciens livres de comptes, différents des autres, et beaucoup plus anciens. Le plus vieux remontait à l’année 1963. Son père était né en 1965. Candice conclut toutefois que ses grands-parents avaient élevé leur fils unique dans cet appartement et cette boutique.
Avec les vieux livres de comptes, Candice trouva aussi une balance, une calculatrice, des sachets en papier, des bols en céramique blanche encore intacts et un panneau typique que l’on pouvait voir accrocher sur les portes des vieilles boutiques, où il était noté « ouvert » et « fermé » sur leurs faces.
- TOC ! TOC ! TOC !
Le bruit qui résonna contre la porte vitrée fit sursauter Candice qui, déçue par le contenu des cartons, était en train de refermer chaque boite.
Un garçon se tenait le visage collé à la vitre, les deux mains de chaque côté de ses yeux pour tenter d’apercevoir à travers le carreau terni.
Candice se dirigea vers la porte pour aller lui ouvrir.
- Bonjour ! Que veux-tu ? demanda-t-elle gentiment.
- Est-ce que vous allez rouvrir la confiserie ? demanda le garçon visiblement âgé d’une dizaine d’années, d’une voix aiguë, gaie et intéressée.
- Comment ? Euh… non… bredouilla Candice.
- Ah, oh, s’attrista le garçon.
Un silence gênant s’installa. Candice était embêtée. Elle sentit la peine du jeune adolescent qui était si réjoui quelques secondes plus tôt. Pourtant, elle ne savait pas quoi lui répondre.
- Et sinon, on cherche des parents pour nous aider pour la parade de Noël. Est-ce que vous seriez d’accord.
- Non, mais je ne suis pas un parent moi, s’exclama Candice un peu trop vivement ce qui eut l’effet de faire définitivement disparaître le sourire et la bonne humeur du petit garçon.
- Ah euh, bon et bien… Bonne journée, dit-il alors en repartant les épaules basses, son sac traînant au sol.
Candice était légèrement estomaquée. Ici, des inconnus la sollicitaient très naturellement voire trop naturellement. Les habitants ne la connaissaient même pas que déjà, ils l’embauchaient dans leurs activités. La new-yorkaise, perturbée par ce dérangement referma la porte et préféra retourner à ses cartons.
La belle journée du mois de décembre continua tranquillement. Dehors la neige continuait de tomber. Dans la confiserie, le chauffage que Candice avait volontairement mis au plus fort donnait une ambiance chaleureuse et confortable à la pièce. Installée à même le sol, elle n’avait même pas froid. Dans son pull blanc faussement tricoté, son jean et ses bottes fourrées, elle était parée pour une belle journée froide d’hiver comme elles s’enchaînaient en ce moment.
Pourtant motivée par son rangement, Candice fut toutefois déçue. Elle ne fit aucune découverte particulière. Aucun trésor, aucun secret enfoui. La trentenaire aurait tellement adoré tomber sur une boite mystérieuse comme on en voit parfois dans les films et qui lui aurait révélé quoi faire. Car Candice n’était toujours pas fixée sur ce qu’elle allait faire. Depuis qu’elle avait reçu cette lettre du notaire, quelques mois auparavant, elle avait l’impression de ne plus réussir à réfléchir, ne plus réussir à prendre des décisions. Elle semblait perdue, dépourvue.
Après le repas du midi, elle resta plus d’une heure au rez-de-chaussée à faire la poussière sans que cela ne lui apporte la moindre avancée. Elle resta perdue dans ses pensées jusqu’à ce qu’une nouvelle personne vienne cogner à sa porte.
- Oh mademoiselle Everdeen, je suis ravie de vous voir, salua une vieille dame quand Candice ouvrit en grand la porte d’entrée de la boutique.
- Euh, bonjour madame, répondit poliment Candice sans savoir, pour sa part, qui se trouvait devant elle.
- Ma petite Candice, appelle-moi Gina, s’il te plaît. Ca me fera plaisir, dit-elle d’une voix douce tout en entrant dans la boutique vide.
- Vous me connaissez mada… euh Gina ?
- Tu ressembles tellement à ton père qu’on ne peut s’y méprendre ? Tu ressembles aussi à ta grand-mère aussi, d’ailleurs, quand elle était jeune bien sûre. Aussi blonde et fluette que toi qu’elle était. Pas si grande, mais bien élancée quand même.
La petite grand-mère toute pimpante qui se trouvait devant elle paraissait très bavarde. Le ton enjoué de sa voix et ses yeux pleins de malice plurent immédiatement à Candice. Gina devait bien avoir quatre-vingts ans mais restait tout à fait jeune et dynamique ce qui donna le sourire à la jeune femme blonde qui était ravie de faire une pause dans son nettoyage improvisé.
- Oh mais je suis sotte, je ne me suis même pas présentée. Je suis Gina Walsh, une très ancienne amie de votre grand-mère, énonça-t-elle en serrant la main de son hôte. Elle me manque beaucoup d’ailleurs. Son départ m’a vraiment attristée. Comme la fermeture de la confiserie avait attristé beaucoup d’enfants dans la rue et dans la ville. C’est mon neveu qui m’a parlé de vous quand vous êtes venue au mois de septembre ? Quand j’ai vu de la lumière en passant dans la rue, je me suis doutée que tu étais de retour. Je préviendrai Henri, il sera ravi de savoir que tu es revenue. En ce moment, il prépare activement la parade de Noël de l’école. Il est instituteur et tellement investi pour notre petite ville. J’espère que tu restes jusqu’au jour de la parade. Tu verras c’est magnifique, récita Gina sans que Candice ne puisse l’interrompre. Ca fait si longtemps que tu es venue à Kingston. Tu étais toute petite. Je te vois encore avec des nattes et tes jolies robes en train de manger une sucette sur la première marche de l’escalier. Tu es restée aussi jolie. Et comment va ta mère ?
- Euh... Ma mère vit toujours à New-York... Elle a continué son travail d’architecte et exerce pour de grandes sociétés. Elle est toujours autant occupée.
- Et toi ma jolie ? Que deviens-tu ?
- Je suis graphiste. Je bosse pour un patron … enfin, je bossais pour un patron qui, je pense, tomberait dans les pommes s’il voyait ce que je suis en train de faire ici ?
- Et que fais-tu d’ailleurs ? Que vas-tu faire de cet endroit ? Tu sais que cela m’inquiète beaucoup. Je ne vais pas dire que ça m’empêche de dormir mais quand même cela me tracasse. Toutes les affaires de Donna… Et puis cette boutique… Tu sais qu’elle a toute une histoire. Il s’est passé tellement de choses ici qu’on aurait pu en écrire un livre. La confiserie était le lieu de rendez-vous de beaucoup de jeunes à une époque. Donna en a vu des couples. C’était un lieu tellement chaleureux que certains, mon neveu le premier, y passait ses après-midi entiers quand il était petit.
- Je ne sais pas ce que je vais en faire. Je vais sûrement vendre la confiserie et l’appartement du haut. J’ai ma vie à New-York et puis je ne suis pas commerçante et encore moins confiseuse, répondit Candice désespérée et désemparée mais toutefois heureuse d’avoir une oreille attentive, autre que celle d’Emy qui ne se rendait pas du tout compte de ce qu’elle pouvait traverser. J’ai déjà été contactée, je ne devrais pas avoir trop de soucis pour vendre.
- Vendre la confiserie et l’appartement du haut… Mais que feras-tu du reste alors ? releva Gina en fronçant des sourcils.
- Comment ça, le reste ? s’inquiéta à son tour Candice.
- Et bien le reste, les deux autres boutiques et les deux autres appartements, désigna Gina en tendant chacune de ses bras vers la gauche et la droite. Tu n’es pas au courant…
Candice resta stoïque. Mais de quoi parlait Gina ? Le notaire avait parlé du numéro 15. Elles se trouvaient en ce moment au numéro 15.
- Ma pauvre jolie Candice, tu me sembles complètement perdue. Si on allait en haut, on pourrait se faire un bon thé, qu’en dis-tu ? Et je vais t’expliquer tout ça.
- - -
- Edgar Jones, tu le connais. Oui, ça ne m’étonne pas, il ne perd pas une seconde pour sortir son museau celui-là. C’est un gros promoteur qui ne fait que acheter les petites et vieilles boutiques de la région pour tout casser et revendre ensuite soit le terrain excessivement cher, soit reconstruire à la place de grosses infrastructures aussi moches qu’inutiles. C’est lui qui a fait le gros bâtiment orange à côté de l’école. C’est une salle de fitness. Avant c’était une bibliothèque qui accueillait les enfants, et les plus grands. Maintenant non seulement ça ne ressemble à rien mais surtout ça ne sert à rien, une salle pleine d’engins compliqués, tu parles, c’est très cher et personne n’y va. Personne ici n’a besoin de machines pour faire du sport. C’est complètement ridicule…
Installées autour de la table ronde du salon que Candice avait débarrassé de ses napperons pour y mettre une nappe tissée aux graphismes nordiques qu’elle adorait tant, les deux femmes s’étaient servi un thé de Noël bien chaud. La trentenaire écoutait attentivement Gina qui occupait majestueusement la conversation. Avec sa voix dynamique et captivante, la vieille dame était attachante.
- Bref, tout ça pour te dire, que lorsque le salon de coiffure et la papeterie ont fermé en même temps, à quelques mois d’intervalle, il y a dix ans je crois, Edgar était déjà là tel un chacal, prêt à sortir son chéquier. Tu peux bien imaginer que ta grand-mère qui se trouvait entre les deux n’allait pas se laisser faire. Et effectivement, elle a, elle aussi, sorti son chéquier. Mais je te rassure, elle ne s’est pas déplumée dans l’histoire. Ses voisins étaient ravis de pouvoir lui vendre même à petit prix, leur belle propriété, plutôt que de vendre leur bien à un promoteur qui n’aurait rien respecté, rien gardé des charmes de leur boutique. Donna, elle n’avait rien à perdre, et elle ne voulait pas non plus laisser son ennemi grossir et se servir, alors elle était devenue la propriétaire du salon et de la papeterie. Elle était convaincue, jusqu’à ces derniers jours, que les petits commerces sont nécessaires. Ils sont la condition au bon fonctionnement d’une ville. Elle me disait souvent même que, selon elle, les petites boutiques sont absolument nécessaires dans la vie des gens. Que les commerçants font du lien social et que les hypermarchés et les autres grands ensembles créaient finalement de l’isolement et de la solitude.
Candice écoutait Gina avec passion et intérêt. Elle adorait entendre la vieille dame parler de cette grand-mère qu’elle n’avait pas connue. Elle avait l’impression que celle-ci vivait encore à travers ses paroles et ses souvenirs. Candice appréciait sincèrement le moment. Et puis au-delà de l’évocation de son aïeule, elle était aussi émue par la femme appréciée aux convictions fortes qu’elle semblait être.
- Je ne comprends pas pourquoi le notaire ne m’a pas prévenue, s’offusqua légèrement Candice en réagissant finalement à la tirade de Gina.
- Tu ne t’es pas demandé pourquoi ton trousseau était si gros, fit remarquer Gina avec le sourire.
Effectivement, Candice n’avait pas été très perspicace sur ce point. A chaque fois, elle ne s’était servie que de deux clés pour ouvrir ou fermer les portes de sa propriété et ne s’était jamais posé la question d’à quoi pouvait bien servir les autres clés de son gros trousseau. La jeune femme se trouva soudainement naïve et même ridicule.
- Ce n’est pas rien quand même, réalisa Candice. Ca change beaucoup de choses. De connaître l’histoire de ces trois boutiques change la donne. Je n’ai pas envie d’aller contre les opinions de Donna, avoua-t-elle, mais je n’ai aucune idée de quoi faire pour autant.
- Toi ma petite, tu me sembles toujours perdue et complètement fatiguée. Ce n’est pas rien toute cette histoire, c’est sûr. Je crois que tu auras grand besoin de magie de Noël pour te revigorer.