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Notes d'auteur :

Hotel California des Eagles ici

Au son du carillon, Sami se précipite hors de la pièce, soulagé d'avoir une excuse pour quitter l'atmosphère étouffante. Bercé par la télévision, le vieux cuve son vin sur le canapé défraîchi. Juste avant de franchir le rideau de perles, le jeune homme réajuste sa mèche d’un noir de jais face au petit miroir contre le mur. Redressant les épaules, il fait son entrée en souhaitant la bienvenue à ce nouvel hôte. Une blonde avec un gros sac à dos. Le chignon flou. Jean et sweat. Sans artifice. Même si elle n'en joue pas, il peut reconnaître objectivement qu'elle est plutôt jolie. Bien que trop occidentale à son goût. Lui préfère les gazelles aux yeux de biche et aux lèvres voluptueuses. Dima Sadek, par exemple. Splendide journaliste vedette de la LBCI. Ou l’envoûtante Shadia. La fille cadette d’une cousine éloignée qu’il courtise sans succès depuis plusieurs mois.

Dans un accent charmant, la voyageuse demande une chambre pour la nuit. Comme l’indique l’enseigne fatiguée au néon clignotant, le motel n’est évidemment pas complet. Ce n’est pas encore la haute saison. Et puis, l'endroit ne paye pas de mine. Tout client supplémentaire est donc une bénédiction. En saisissant son passeport, Sami note qu’il s’agit d’une Française de 26 ans. Madison. A peine plus âgée que lui. Sauf qu'elle voyage et qu'il est coincé ici. A travailler comme un acharné pour éviter la faillite. Vaille que vaille, il tient à bout de bras ces lieux qui ne sont pas de première jeunesse. Debout aux aurores, il est sur tous les fronts. Changer les ampoules ou réparer l'air conditionné. Vérifier l'efficacité de l'équipe de nettoyage ou assainir la consternante comptabilité. Gérer le planning ou moderniser leur site internet. Avec enthousiasme, il sert aussi le café ou un thé à la menthe. Et régulièrement, de délicieuses pâtisseries libanaises sont mises à disposition. Baklawas parfumés à la fleur d'oranger. Maamouls fourrés aux dattes, aux figues ou à la pistache.

Une implication qui n'allait pourtant pas de soi au départ. Tout sacrifier pour sauver l'entreprise paternelle lui avait terriblement coûté. C'est qu'il rêvait de faire des études. Il espérait vraiment s'accomplir en dehors du cercle familial. Mais son père croulait sous les dettes et la clientèle se faisait de plus en plus rare. Les avis sur les plateformes de réservation étaient catastrophiques. Alors, il avait repris l'affaire en main. Et grâce à ses efforts quotidiens, les retours commencent à être positifs et les clients reviennent enfin. Un jour, il méritera peut-être le fameux certificat d'excellence de Tripadvisor. Il semblerait qu'il se soit pris au jeu de l'accueil. Au fond, il a toujours aimé le challenge et transformer ce no man's land en un lieu agréable et attractif en est un de taille.

Une fois l'enregistrement effectué, Sami informe la demoiselle qu'il n'y a aucun ascenseur. Gentleman, il lui propose de porter ses affaires jusqu'à l'étage. Elle le remercie d'un sourire. Surpris par le poids du sac, il l'enfile avec difficulté sur son dos tout en gardant un visage impassible sous l'effort. Si cette frêle et délicate créature parvient à se débrouiller seule, il doit pouvoir en faire autant sans grimacer ! Cette charge est de toute façon négligeable comparée à celle qui pèse symboliquement sur ses épaules. La survie de sa famille. Il est si jeune pour assurer une telle responsabilité. Toutefois, c'est son rôle depuis que son père a fui la bataille. Un fardeau qui lui revient. Un joug dont il ne peut se défaire. Son éducation lui a transmis le sens du devoir et de l'honneur. Il ne se défilera pas. Et pourtant. Il aimerait tellement voler de ses propres ailes sans devoir prendre soin du nid entier. Aller au gré du vent. Comme cette voyageuse. Mais le salut de ses proches dépend de ses actions. S'il échoue, il les entraînera à sa suite dans une spirale de misère et de désespoir. Il est donc condamné à réussir.

Ainsi, il se donne sans compter à son travail. Durement. Humblement. En soignant les détails. Ce sont les actes en apparence anodins qui préparent les grandes victoires. Avec patience, il reçoit, il lave, il répare. Et chaque geste le rapproche du jour où il ne sera plus dans la zone rouge. Son adorable et horripilante sœur pourra étudier sans peur de la pauvreté. Sa mère ressortira ses tenues colorées et recommencera à visiter ses amies. Son père cessera de noyer son inquiétude dans l'alcool et retrouvera son ardeur d'autrefois. Et lui, il sera libre. De continuer ou d'arrêter. De rester ou de partir. D'embrasser une nouvelle carrière ou de fouler la terre du Liban pour respirer son odeur et goûter sa saveur. A force de détermination, oui, la liberté s'offrira à lui. L'Amérique n'est-elle pas ce pays de tous les possibles ? Ses parents y ont cru. Il y croit à son tour. Il veut y croire en tout cas. Quel autre choix a-t-il ? Il ne peut pas se permettre le désespoir. On compte sur lui. Et il sait que leurs âmes ne sont pas damnées. Ils réussiront. Inch'Allah. Parce que le courage des petits est aussi puissant que celui des forts.
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