Brouhaha. Odeurs de friture. Bruit de couverts. Atmosphère surchauffée. Karen appelle à la volée une certaine Madison pour le numéro 90. Une petite blonde lève la main et s'approche en lui rendant le beeper qui vibre lorsqu'une table se libère. Saisissant un menu sur la pile, elle la conduit à travers la salle comble. Ce soir, il y a foule. Plus de 45 minutes d'attente. Ses jambes la font souffrir à force d'être debout et il lui faut prendre sur elle pour ne pas céder à l'énervement. Renverser un coca-cola sur un enfant capricieux n’a jamais été une solution.
Alors qu'elle installe sa nouvelle cliente avec un grand verre d'eau glacée et une corbeille de pains encore chauds, Karen se présente. Un détail qui semble anodin mais qui a son importance. En effet, le pourboire sera plus généreux si elle annonce son prénom et prend le temps de converser. Elle a aussi lu dans un magazine qu’une fleur dans les cheveux pouvait faire toute la différence sur la rétribution finale. Depuis, elle en a toujours une pour agrémenter sa coiffure. La blonde lui explique qu’elle arrive tout droit de New York pour visiter l’Ouest Américain. Seule. Karen trouve cela courageux et la félicite. Malgré son côté aventurier, elle aurait pour sa part de la peine à se lancer sans compagnie. La voyageuse commande finalement une salade Sheila au poulet grillé et à l'avocat frais. Elle n’a aucune hésitation pour le dessert et sélectionne le cheesecake Oreo. Karen lui affirme chaleureusement que c'est l'un des meilleurs en omettant de préciser qu'elle ne parviendra probablement pas au bout de ces délicieux étages de caramel, mousse et glaçage chocolaté. Lorsqu’elle lui tourne le dos pour s’avancer vers les cuisines, le sourire plaqué sur ses lèvres s’affaisse brutalement.
Charmer et être aimable. Elle en a assez. Surtout dans ces conditions. Avoir quitté son village minable d'Arkansas pour finir serveuse à la Cheesecake Factory est démoralisant. Elle attendait tellement plus de la Cité des Stars. Ce doux Eldorado qui l’attirait depuis l’enfance. Los Angeles et ses séduisantes promesses. Ses mirages de gloire et de succès. Sauf que derrière ses plages de carte postale, la métropole tentaculaire vous dévore jusqu'à l'os. Elle imaginait chanter et vivre de sa passion. En fin de compte, elle se retrouve avec ce job alimentaire qui lui permet tout juste de payer sa colocation. Un appartement miteux qu’elle partage avec ses compagnes de galère en quête de reconnaissance. Mannequinat. Cinéma. Musique. Un kaléidoscope d'illusions pailletées et d'espoirs déçus.
Un an qu'elle est ici. Ses économies fondent plus vite que neige au soleil. Elle ne pourra pas tenter sa chance éternellement. Il faudrait accepter l’évidence. Les filles comme elle n’ont pas leur place dans le show-business. Trop grande. Pas assez fine. Avec son mètre quatre-vingt-sept et ses rondeurs, elle n'a pas le physique de l'emploi. Très loin de ressembler à ces Shirley décolorées ou de ces Kimberley anorexiques. Peut-être devrait-elle abandonner. Retourner à son piètre destin. Se marier avec le bon gars du coin. Elle sait que Michael est resté inconsolable de son départ. Rentrer. Ce serait avouer sa défaite. Admettre qu'elle s'est fourvoyée. Que son talent n’est qu’une chimère. Reléguer son tendre rêve au rang d’utopie. Elle n'est pas encore prête à faire ce deuil. Et puis, elle aime tant la scène. Lorsque son timbre chaud et voluptueux envahit la salle, le silence se fait. Elle sent que le public est réceptif. Il l'écoute et elle oublie. Sa fatigue du quotidien. Les castings déshumanisants. Ses désirs piétinés. Ce patelin perdu où elle a grandi. Sa famille qui se satisfait de cette prison. Son histoire incolore. Son nom noyé dans la masse. Tout s’efface. Quand elle chante, elle habite des univers oniriques. Belle et séduisante, elle se fait porte-parole des émotions de l’Humanité. Une vocation. Celle pour laquelle elle est née. C’est sa manière d’être au monde. De le saisir et de le transformer. De le sublimer.
Six mois. Elle se donne encore six mois. Pour se faire remarquer avant de renoncer définitivement. Elle épousera Michael. Lui fera un enfant ou deux. Et une fois vieille et ridée, elle racontera sa jeunesse en radotant à ses petits-enfants. Autrefois, elle habitait L.A. Vivant d’amour et d'eau fraîche, elle chantait dans les bars. Et dans leurs yeux, au moins, elle verra les étoiles briller. Une grand-mère qui a vécu la vie d'artiste, ce n’est pas rien. A défaut de se réaliser, elle pourra enjoliver. En faire un conte savoureux à murmurer au coin du feu. Pour les transporter. Ailleurs. À des années-lumière de la banalité. Les encourager à poursuivre leurs rêves. Oser sans craindre l’échec. Pour que cette ribambelle s’autorise la liberté. Contre son cœur, elle les bercera en chantonnant.
City of stars are you shining just for me ? City of stars, there's so much that I can't see. Who knows?
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Notes d'auteur :
City of Stars BO de La La Land, Emma Stone et Ryan Gosling ici (paroles en italique)
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