Chapitre 2 : Pic
Jean noir. Chemise à carreaux bleus et noirs. Bretelles noires quadruple attache. Chaîne. Rangers. Écouteurs scrupuleusement enfoncés dans ses oreilles, Paul Picault – Pic pour quatre-vingt-dix-neuf pourcents des gens – balança un vague « À plus tard » dans les airs et referma la porte derrière lui. Il leva les yeux vers le ciel dont la couverture nuageuse se distinguait encore quelque peu dans la nuit désormais presque noire. Il regrettait un peu les longues nuits d’été, mais certainement pas leur chaleur étouffante, suffocante presque, et se réjouissait d’une nette baisse des températures depuis un bon mois. Il zippa son blouson noir avec satisfaction, alluma une cigarette qu’il gratifia d’un long baiser avant de rejeter la fumée dans les airs. Pleinement détendu, la symphonie métalleuse de son groupe favori porta ses pas sur un bon kilomètre.
Malo était en retard, comme toujours. Pic n’eut d’autre choix que d’allumer une deuxième cigarette. Impossible lui était d’attendre quoi ou qui que ce soit sans adjoindre quelques centimètres à ses index et majeur. L’on pourrait penser qu’il patientait finalement avec plaisir, mais l’arrivée de son meilleur ami n’aurait eu aucun effet sur la fatalité : il aurait fumé sa deuxième cigarette tout en se remettant en chemin. La troisième vint tout naturellement en écoutant Malo lui relater ses anecdotes de la semaine. Si Pic essuyait les déboires que lui avaient causé le système et se retrouvait sans école ou emploi depuis la rentrée scolaire, Malo avait été accepté en troisième année de STAPS.
Chaque samedi soir, ils avaient coutume de retrouver Rafaël. Ensemble, ils gagnaient ensuite leur repaire depuis près de cinq ans déjà : Le Bord du Monde ; un pub où il faisait bon vivre et dont l’ambiance leur correspondait tout à fait. À vrai dire, c’était Pic qui s’y plaisait et s’y fondait le mieux. Le look souvent streetwear de Malo et plus BCBG de Rafaël dénotaient légèrement, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance. Quand Pic était indisponible, les deux autres se rejoignaient ailleurs. Malgré cela, Le Bord du Monde leur plaisait à tous. La bière y coulait à flots, le jeu de fléchettes était très souvent témoin de compétitions effrénées et, même si le trio était invariablement dépourvu de talent, le billard les réunissait toujours. Quant à la musique qui y était diffusée, Pic n’en connaissait guère de meilleure. Légèrement plus underground ne l’aurait pas dérangé mais il reconnaissait volontiers que l’on ne trouvait aucun autre établissement avec des goûts aussi proches des siens à des kilomètres à la ronde. Lui-même ne s’était jamais gêné pour demander des renseignements à Kiki, la gérante, ou Tom, son mari, sur les sons, albums, artistes ou musiciens qu’ils mettaient à l’honneur.
— On se fait un billard ?
Les quelques centaines de mètres qui séparaient le petit groupe de sa destination n’empêchèrent pas ses deux acolytes d’acquiescer à sa suggestion. Le programme entendu, Pic se replongea dans le silence de la conversation qu’avaient Rafaël et Malo. Lui-même ne s’exprimait que lorsque c’était nécessaire ; exception faite des moments où il fléchissait face aux effets de l’alcool. Il devenait alors un véritable moulin à paroles et parlait en outre très fort – un sujet de raillerie pour ses amis. Rafaël était le trublion de la bande. Lui, parlait fort en toute circonstance et d’autant plus lorsque cela n’était pas encouragé. Malo faisait en quelque sorte office d’entre-deux, même si Pic et Raf étaient aussi proches que deux bons amis pouvaient l’être. Malo avait été le pote de l’un et de l’autre avant qu’ils ne se rapprochent à force de sorties communes. Finalement, tous trois se complétaient assez bien.
Raf – qui avait arrêté – et Malo – qui n’avait jamais vraiment commencé – attendirent patiemment que Pic écrase le mégot de sa quatrième clope depuis son départ pour pousser la porte haute, lourde et ouvragée du Bord du Monde. Pour un samedi soir, le bar était raisonnablement bondé. Plusieurs tables étaient occupées, des cris suivaient le lancer expert de fléchettes sur la cible et le comptoir rassemblait quelques habitués des lieux ainsi que deux femmes éméchées dont les rires claquaient alternativement. Pic eut le plaisir de voir que le billard américain était en revanche disponible.
Un regard d’ensemble sur le pub le réconforta sur un autre point avant qu’il ne commande sa bière favorite.
— Une pinte de Cuvée des Trolls ?
— Absolument, acquiesça-t-il avec diligence, un petit sourire aux lèvres.
Kiki le lui retourna avec amusement. Elle engagea la conversation avec les trois hommes tout en remplissant successivement leur chope de liquide ambré et mousseux.
— On peut t’emprunter ton billard ?
— Il est à vous, offrit la tenancière.
Son regard railleur ne laissait pas de place au doute et cela depuis des années déjà. Nonobstant leur venue plus que régulière, leur niveau ne s’était jamais véritablement élevé.
Installés autour de la table au tapis vert criard, ils trinquèrent puis formèrent deux équipes. Se retrouvant seul, Pic cassa pour la première partie de la soirée.
Bercé par les basses autant que par les conversations, une bière à la main, ses copains autour de lui, le Bord du Monde s’apparentait à La Maison pour Paul Picault.