Leur mal est bien
- C'est mal...
- C'est bon, alors non, ce n'est pas mal.
Adeleine n'ose rien répondre. Les yeux ouverts dans la nuit, son esprit bouillonne de confusion quand son corps, statique, se perd dans un tourbillon de délicieuses sensations. Familières, mais extraordinaires.
- Ça l'est peut-être d'un point de vue moral. Je sais, je sens, que tu veux le dire, continue-t-il de murmurer au creux de son oreille.
Son souffle enfiévré est un merveilleux catalyseur des plus vifs et tranchants frissons.
- La morale, c'est subjectif. Cela, ça ne l'est pas.
Sa bouche coule dans son cou avec une langueur étourdissante. Sa barbe de quelques jours irrite sa peau que ses lèvres pleines et douces pansent avec soin. Le poids de son désir au-dessus d'elle, la force féroce et possessive avec laquelle il l'enveloppe, la diligence avec laquelle il la cajole sont autant de ces attentionnées distractions qui infectent l'esprit d'Adeleine, le clarifient et le libèrent. Le manque, accumulé durant trois mois excessivement longs, joue probablement son rôle aussi ; bien que ses caresses et ses mots n'aient jamais suscité un degré de plaisir différent. C'est une jouissance égale et incomparable, qu'il s'agisse ou non de retrouvailles.
Il est parti pour le futur. Il est parti pour revenir plus sûr de lui et de leur avenir qu'il ne l'avait été au cours des soirées passées à le concevoir. La France sera leur nouveau, leur véritable départ dans cette vie qu'Adeleine ne peut s'abstenir de juger maudite. Satan les a marqués depuis leur naissance respective. Les a condamnés. Et comment lutter quand le Diable lui-même se penche sur son berceau ? Quand un pan de sa terrible personne fait vibrer le cœur des deux êtres qu'elle réunit ?
- Je t'aime.
L'espace de quelques instants, ses baisers s'enfièvrent, miroirs de ses gestes, vecteurs d'une brutalité passionnée.
Le jour venu, chacun entre en représentation ; dans la discrétion nocturne, ils se révèlent. Ils retirent masques et costumes pour se présenter l'un à l'autre et embrasser leurs êtres. À la faveur des ténèbres épais, leurs vies jumelles n'en forment qu'une.
Quatre-vingt-onze crépuscules, quatre-vingt-onze aubes anglais ont vu Adeleine s'abîmer dans une solitude inquiète et pénible. Aux quatre-vingt-douzièmes, quoi que ses bourdonnements de moralité lui chuchotent, elle s'éveille. Auprès de lui, protégés par l'obscurité étouffante de la petite chambre de bonne, elle revit.
- Tu m'aimes ? Adeleine ?
- Évidemment.
- Comme quoi ? Ton futur époux ?
- Oui.
Sa main gauche pétrissant sa hanche, l'autre berçant sa joue, il embrasse son front avec une fraternité profondément paradoxale.
- On va être heureux. Sans crainte. C'est une promesse.
Ses doigts glissent sous sa chemise de nuit immaculée, sur sa cuisse nue, et Adeleine abandonne le peu de retenue que la raison morale lui imposait encore.
Oswald a tout planifié. D'ici une quinzaine de jours, ils quitteront définitivement et ensemble la demeure de leurs maîtres pour faire les premiers pas dans cette nouvelle et sûre vie qu'il gage de leur offrir. Ils ne seront plus ce qu'ils avaient été, sont et persisteraient à être par-delà le voile de l'imposture. Servants encore ? ou davantage ? Nulle importance que l'emploi. Oswald l'épousera, là-bas où ils sont inconnus de tous, la fera sienne, rompra définitivement le lien fraternel qui les unit au grand jour depuis dix-huit ans. Seuls ils se sont élevés, seuls ils perdureront, mais ensemble. Époux et épouse Oswald Godwinson. Non plus jamais frère et sœur.