Midnight Serenades
- Mange, mange ! Regarde-toi, tu es tout maigre...
Julius se goinfra comme il le faisait à chaque fois qu'il rentrait. Pourtant, l'aube du printemps annihilait toute aptitude à la nourriture qu'il ingérait. Ses flancs s'affinaient même encore. Son plat terminé, il but un peu et se hâta vers la sortie.
- Tu vas encore traîner, hein ? Je devrais te les couper. Je vais le faire, tu m'entends, Julius ?!
La menace ne l'atteignit pas. Il s'échappa au dehors, frissonnant quelque peu au contact de l'air frisquet, regrettant son manteau abandonné. Pour se réchauffer, Julius se mit en mouvement. Il laissa derrière lui l'imposante demeure dont les lumières s'éteignirent une à une, ne lui accordant pour lueurs que celles des réverbères de la rue. Peu importait, Julius n'en avait pas besoin pour débusquer son chemin. Il s'éloigna des sentiers où ses confrères s'engageaient le plus souvent, et s'en alla à travers les jardins, sautant par-dessus des clôtures, escaladant des palissades, restant discret et évitant ceux où des chiens avaient élu domicile. Julius était alerte et confiant. Il savait où il allait, il connaissait les pièges ; il le faisait chaque année et deux fois l'an.
- Julius ! Hé, vieux fainéant ! tonna la voix puissante de Rico.
- Rico.
- T'avais regagné ton palais ? Pour te restaurer ? ricana-t-il sur un ton pompeux en sortant de derrière un bosquet.
S'approchant, Julius saisit des cris de protestation auxquels il tenta de ne pas prêter attention. Il garda le silence et contourna sa vieille connaissance.
- Tu sais ce que tu es ? Un précieux... Quand apprendras-tu à vivre une vie décente, comme nous ?
- Pas aujourd'hui, visiblement.
Julius s'élança. Il s'assura d'avoir mis le plus de distance possible entre Rico et lui-même avant de ralentir. Il aurait voulu courir tout du long, ne jamais chercher à reprendre son souffle, ne jamais s'interrompre, mais il n'était plus aussi fringuant que dans ses jeunes années. La lune avait pris du temps pour elle, cette nuit-là, et ne brillait pas. Julius n'en fit pas cas. Il remonta le sentier, tracé dans l'herbe grasse, et passa sous un dernier grillage. Une odeur divine vint animer ses narines. À pas souples, Julius infiltra cet ultime jardin, slalomant entre les plantes. Finalement, il s'arrêta.
Face à lui, tout était irrémédiablement plongé dans l'obscurité. Julius tenta de mettre un peu d'ordre au sommet de sa tête. Son corps trésaillait sous l'effet du trac. Il se secoua en soufflant.
Puis, une marche après l'autre, les muscles légèrement tremblants, il descendit l'escalier de pierres qui menait à la maison, en contrebas, notamment à une très haute et très large sorte de fenêtre. Son parfum était partout autour de lui. Enivrant, exaltant. Celui de la beauté qui faisait battre son vieux cœur.
Elle était là. Levant à peine les yeux, il la vit, assise sur sa chaise de l'autre côté de la vitre. Le regard dans le vide, elle passait distraitement ses griffes dans sa chevelure épaisse. Elle était si belle que Julius tomba en pâmoison. Une fois de plus. Chaque nuit, il succombait à son appel fantasmé et à son charme à force presque irréelle.
- Bonsoir...
Malgré le verre qui les séparait, elle l'entendit. Sa nuque gracile se ploya, et elle darda sur lui deux pupilles noir d'encre cerclées d'un vert jauni. Son joli minois se fit dur.
- Je suis Julius. Tu me reconnais ?
Ses paupières se plissèrent.
- Peux-tu venir dehors ?
- Non.
Elle sauta à bas de sa chaise pour se planter à sa hauteur. Elle était plus grande que lui. Un tout petit peu. Pas beaucoup. Mais elle était belle. Et elle sentait si bon, malgré le verre. Julius fut peiné. Chaque nuit, elle répondait la même chose.
- S'il te plaît. Je peux te montrer les environs. Tu reviendras rapidement ici, chez toi...
- Je t'ai dit non ! cria-t-elle.
- Mais je...
- Cesse de m'importuner ! Fiche le camp d'ici !
Une expression féroce animait désormais ses traits et, si elle avait effectivement pu sortir, Julius était sûr qu'elle lui aurait donné la chasse. Son cœur se serra très désagréablement dans sa poitrine.
- Pardonne-moi si je t'ai fait peur. Tu es tellement belle. Je ne connais même pas ton prénom... Je t'en supplie.
- Kitty ?
Trop obnubilé par le visage rond de l'élue de son cœur, Julius n'avait rien vu. Pourtant, il aurait dû. Le nouvel arrivant était grand. Massif. Deux fois sa taille au moins. Large d'épaules et haut sur pattes. La voix grave. Un autre mâle. Il se plaça aux côtés de... Kitty.
- Qu'est-ce que tu fiches là, toi ? gronda-t-il. C'est chez nous. Pars.
Si une confrontation avait lieu, Julius était assuré de perdre la bataille.
- J'ai dit : pars !
- Kitty ?
Julius voulu la retenir, mais elle s'était déjà détournée. Elle avait semblé satisfaite de l'inquiétude qu'avait suscité chez lui le Gros.
- Kitty... murmura Julius avec désespoir.
Le Gros grogna, montrant les dents et bondissant vers la fenêtre. Celle-ci émit un bruit du tonnerre dont Julius eut peur malgré lui. N'apercevant même plus Kitty dans les ténèbres de sa demeure au cœur desquelles elle s'était enfoncée, Julius renonça.
La mort dans l'âme, il remonta l'escalier et repartit, insensible à la froideur désormais mordante du crépuscule tant tout le reste lui faisait mal. Moralement, physiquement, il souffrait.
- Hé, Julius !
- Rico... soupira-t-il entre ses dents effilées.
Il ne s'était même pas aperçu qu'il avait fait plus des deux tiers du chemin de retour.
- Encore snobé par ta mystérieuse « beauté » ? Allez viens, mon vieux, on en a plein par ici. Et des jolies !
Les exclamations indignées des demoiselles paraissaient avoir redoublé.
- Non...
Julius jeta un regard dégoûté à Rico en le voyant s'éloigner et se hisser sur une jeune créature ridiculement petite. Lui ne cédait pas aux pulsions printanières et automnales avec les filles trouvées çà et là. Celle qu'il voulait, c'était Kitty. Mais Kitty en avait un autre.
Julius rentra chez lui, poussa l'une des portes laissées entrouvertes et se hissa sur le lit moelleux.
- Déjà de retour ? C'est quoi cette tête ? Viens.
Alors que des larmes de tristesse embuaient ses yeux, Julius se coucha, et une main apaisante couvrit son corps. À force de sentir les ongles de sa maîtresse le masser, Julius se mit à ronronner. Kitty sortit de ses pensées. Jusqu'au lendemain. Alors, il retournerait la voir, espérant inlassablement qu'elle le laisse entrer, qu'elle sorte le retrouver et qu'ils puissent s'aimer comme la nature le leur commandait. Sans vraiment comprendre que Kitty ne désirait que la paix. Sans savoir qu'elle n'avait pas de chaleurs. Que Kitty était stérilisée.