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Chapitre 9. Magister Mirabilis


La foi diffère, les moeurs diffèrent,
À chaque moment suffit sa loi.
Le monde entier n'est que poussière.
Dieu, je choisis l'amour de toi !


Omar Khayyam


À trois heures du matin les amis cassèrent une croûte et se remirent en chemin : le temps était frais mais clair, les chevaux qui s'étaient bien reposés s'empressaient de courir, le chien gambadait tout autour, cassant les arbustes avec fracas, et ses aboiements rauques et effrayants retentissaient loin dans la forêt matinale.

- Fais-le taire, il va effaroucher tout le gibier, dit Richard.

- Pourquoi ? Laisse-le se réjouir, fit Arthur, occupé de son cheval. Rufus s'emballait et demandait les rênes pour prendre le galop, mais il n'était nullement dans les intentions du chevalier de s'aplatir contre un tronc d'arbre dans un tournant ou de se laisser crever les yeux par une lourde branche. Les chemins de forêt étaient mal adaptés aux courses de destriers éléphantins, mais comment l'expliquer à Rufus ?

- Allons au pas, proposa Richard, il se calmera plus vite ainsi.

Arthur, reconnaissant, acquiesça d'un signe de tête. Les amis avancèrent en silence un certain temps ; Arthur n'osait pas raconter à Richard l'incident nocturne et, d'ailleurs, maintenant qu'il faisait jour il n'était plus tout à fait sûr si cela avait été rêve ou réalité. Heureusement que Richard choisit un sujet de conversation en demandant à Arthur :

- As-tu jamais été amoureux ?

- Oui, une fois, répondit l'adolescent, un peu confus. Il y a un an, lorsque j'habitais à la cour de la comtesse Adèle en France, un behort allait avoir lieu, et la veille, selon la coutume, les combats des écuyers. Messire Étienne et moi venions justement d'être nommés écuyers, et une sotte jeune fille m'a demandé de ceindre son écharpe et de combattre en son honneur sans heaume et sans gambeson. Naturellement, dès que la bagarre avait commencé, on m'a abattu à terre en me cassant deux côtes.

- Pourquoi as-tu accepté donc ?

- Cette pie bavarde aurait dit partout que j'avais eu peur. Mais après le tournoi elle a perdu pour moi tout intérêt. Elle a bien choisi sa demande !

Richard rit aussi fort que les deux chevaux dressèrent les oreilles, craintifs. Arthur rit avec lui, par politesse, et le pria :

- Parle-moi de ta femme !

- Je t'ai déjà dit que je ne suis pas un troubadour, grimaça Richard. Elle était intelligente, courageuse, forte, totalement dépourvue de sens pratique et de tout intérêt matériel, de ce que l'Eglise appelle la « sollicitude mondaine ». Il existe très peu de femmes pareilles, et la société n'a pas besoin d'une grande quantité de telles femmes, parce qu'elles ne sont pas faites pour être de vertueuses mères de famille. Jamais je n'ai vu quelqu'un qui lui ressemble. Et je ne crois pas que j'en verrai jamais.

- Tu ne veux pas parler d'elle parce que tu te reproches sa mort, n'est-ce pas ? dit Arthur en se tournant vivement vers son ami. Mais c'est elle qui a choisi son sort ! Elle aurait pu rester à la maison, se marier, mais elle a préféré combattre pour la cause de la Croix. D'ailleurs c'est uniquement grâce à son choix que vous vous êtes rencontrés ! Oui, elle est morte et tu as survécu, mais ce n'est pas ta faute. La faute n'est à personne, c'est le destin.

Au fond, l'adolescent se sentait un peu timide auprès de Richard, et il ne lui était pas facile d'amener son ami à des confidences, d'autant plus que celui-ci évitait visiblement le sujet, mais il lui était encore plus difficile de se taire. Se taire et laisser Richard seul avec sa douleur... Arthur s'attendait à une réplique cinglante, à une querelle même, mais Richard prit son insistance avec un calme surprenant. Il considéra l'adolescent gravement et dit :

- Oui, peut-être as-tu raison... En fait, je crois que vous auriez pu vous entendre, elle et toi. Il y a quelque chose que vous avez en commun, bien que je ne sache pas ce que c'est. Peut-être votre attitude envers la vie : je me rappelle comment elle pleurait en regardant les Sarrasins morts...

- Tu sais, j'avais une enfance solitaire, parla Arthur avec beaucoup d'émotion, des gens m'entouraient, mais pour eux j'étais toujours l'un de plusieurs : un des élèves, un des écuyers, un des parents, comprends-tu ?

Richard fit oui de la tête.

- À tout moment, on pouvait me remplacer par quelqu'un d'autre et oublier que j'existais, continua Arthur, mais je ne le voulais pas, je n'aimais pas cela. J'ai toujours senti que moi, c'était moi, que toi, c'était toi et non quelqu'un d'autre, et... Dieu l'a voulu ainsi, probablement.

- Probablement, répondit doucement Richard. Quand j'étais prisonnier, on était aux petits soins avec moi en espérant que je me convertirais à l'islam. On m'amenait des filles, figure-toi. Et je ne pouvais pas les regarder même, à cause de Laure. J'avais toujours cru qu'on ne trouvait que dans les romans un amour jusqu'à la mort, et cetera. Et voilà...

Arthur aurait voulu raconter à Richard la visite nocturne, mais il n'osa pas : quelque chose le retenait. Il dit seulement :

- Je crois que là où elle est maintenant elle n'a rien oublié et t'aime toujours.

- Tu sais, je ne l'ai dit à personne, dit Richard tout bas, mais quand à Mossoul j'ai guéri de mes blessures et que je me suis rappelé que Laure n'était plus, je priais Dieu de m'envoyer une mort proche. C'est alors qu'elle m'est apparue - en armure, une couronne sur la tête - et m'a dit : « Je regrette de t'avoir laissé seul, mais le Seigneur Jésus a également besoin de Valkyries. Nous nous reverrons plus tard, sans faute, mais ne te presse pas de me rejoindre, tu as encore des choses à faire sur terre. »

Arthur hocha la tête gravement, appréciant la confiance dont l'avait honoré Richard. Ils continuèrent la route côte à côte, en silence, contents du sentiment de communion qui naissait entre eux.

Ce ne fut pas difficile de trouver le logement de l'ermite : un crucifix en bois au croisement des chemins, une source bien soignée et une petite chapelle au-dessus d'elle, des marques de sabots et de pieds humains ne laissaient pas perdre la route. Les amis considérèrent cela un bon signe : de toute apparence, le mystérieux thaumaturge ne cherchait pas à se cacher aux yeux du monde, il avait des visiteurs, peut-être les recevrait-il aussi avec bienveillance ? Ayant passé un brûlis dont la plus grande partie était occupée par un jardin potager entouré d'une haie, les voyageurs débouchèrent sur une spacieuse clairière et s'arrêtèrent net, muets d'étonnement : droit devant eux, sur le perron d'une maison en bois construite en fer à cheval autour du tronc d'un chêne géant, un homme était assis qui donnait du pain à un grand beau cerf. Le cerf recevait la nourriture posément et avec beaucoup de dignité, sans s'apercevoir, semblait-il, de la présence des cavaliers et de l'énorme chien. Enfin, ayant mangé le dernier morceau, il tourna sa tête finement ciselée et regarda les nouveaux venus avec une curiosité bienveillante.

- Va-t'en, Aktéon, lui dit l'homme avec tendresse. J'ai des visiteurs à présent. Tu reviendras plus tard.

Le bel Aktéon s'éloigna majestueusement et rejoignit le fourré, tandis que l'étranger se leva et se dirigea vers eux. Il ne ressemblait guère à un saint : c'était un homme robuste et gaillard qui avait passé la cinquantaine, de taille moyenne, aux longs cheveux grisonnants qui lui tombaient jusqu'aux épaules, vêtu d'un pantalon gaulois en cuir, d'une camise de lin et d'une houppelande de laine qui ressemblait à un froc de moine. Le visage de l'étranger était aussi frais que celui d'un adolescent, dans ses mouvements souples et légers on devinait une grande force. Arthur se souvint du cadeau de Laure : il ferma les yeux, retint sa respiration et se concentra. Pendant un certain temps rien ne se passait, ensuite une vive lumière jaillit dans ses yeux, il vit une légère silhouette d'homme qui planait dans les airs et une gerbe de rayonnement bleu clair, une auréole qui chatoyait et reluisait sur sa tête. Au niveau de la poitrine de l'homme s'élevait un tourbillon de lueur dorée au milieu duquel se devinaient les contours d'une fleur blanche comme neige avec un coeur de feu...

- Pax vobiscum, saint père ! salua Richard en mettant pied à terre. Arthur se hâta de suivre son exemple.

Des yeux noirs et perçants les regardèrent avec un sourire affectueux.

- La paix soit avec toi, arrière-arrière-petit-fils d'Arthur Pendragon, parla l'ermite d'une voix feutrée et agréable en saluant Arthur. Et avec toi, louveteau d'Odin, ajouta-t-il en s'adressant à Richard.

Les amis se regardèrent, stupéfaits. L'ermite se tourna et se dirigea vers son logis en les invitant d'un geste à le suivre.

La spacieuse maison en rondins qui entourait en demi-cercle l'immense tronc de chêne était adjacente à un petit édifice dans lequel on devinait une écurie. En obéissant au geste de leur hôte, les visiteurs y menèrent leurs chevaux. À leur étonnement, la petite écurie n'était pas vide : dedans, il y avait des stalles bien organisées, cinq ou six, et de la dernière à droite, un cheval gris sortit sa tête curieuse. C'était une petite jument irlandaise, bien faite, aux jambes fortes et sèches et aux yeux de velours... Les deux étalons apprécièrent tout de suite cet agréable voisinage et se mirent à faire la connaissance de la belle inconnue, avec des hennissements tendres et en prenant de grands airs. Sarrasin même fit un grognement belliqueux, allongea son cou svelte et regarda Rufus d'un air jaloux : son camarade lui sembla tout à coup un rival.

- Arrête, vieux birbe ! cria sévèrement son maître. On ne trahit pas l'amitié entre hommes pour une garce !

Le cheval, confus, cacha sa tête dans la crèche vide. On trouva tout ce qu'il fallait à l'écurie : des brosses, des étrilles, un cagibi pour le harnachement, un balai, une pelle, une fourche, un tonneau d'eau, un tas de paille dans un coin, un seau en cuir et un pot pour l'avoine - bientôt les chevaux furent dessellés, nettoyés et abreuvés. Leur ayant donné de l'avoine, les jeunes gens se mirent vite en ordre et entrèrent dans la maison. Le cerf apprivoisé et la jument de race bien soignée les avaient surpris autant que l'étrange salut que leur hôte leur avait adressé. Apparemment, les surprises n'étaient pas encore finies : la pièce dans laquelle ils entrèrent ressemblait plus à une riche bibliothèque monastique qu'à une cellule d'ermite. Les rayons, ingénieusement faits à la manière de ceux qu'Arthur avait vus à Nottingham, étaient remplis par des centaines de livres. D'anciens rouleaux en étuis de bois, des in-folios épais reliés en cuir aux incrustations précieuses - les amis n'avaient jamais vu tant de livres appartenir à un seul homme. Arthur les fixa dès le début, comme un loup qui guette sa proie. En arrachant ses yeux avec peine aux in-folios imposants dont chacun coûtait plus qu'un cheval de guerre, Richard regarda le modeste ameublement de la pièce - une table en bois, deux bancs, une cheminée, un petit buffet pour la vaisselle, - nota une multitude de petits pots et de fioles qui devaient contenir des drogues variées, une icône byzantine de la Sainte Vierge, une veilleuse allumée devant elle et des touffes d'herbes médicinales qui séchaient. De la menthe, de la marjolaine, de l'ortie, du serpolet, de l'ail et d'autres plantes dont il ignorait le nom. Et, naturellement, du gui dont aucun guérisseur, même aussi étrange que celui-ci, ne pouvait se passer. Une branche de gui plongera dans un sommeil prophétique, guérira une blessure mortelle, même celle faite par une arme charmée, trouvera un trésor, ouvrira toutes les serrures...

- Mais passez donc, les interpella impatiemment l'hôte. Richard et Arthur se retournèrent vivement : l'ermite était sorti de derrière l'épaisse portière de laine qui séparait les pièces. On avait le même genre de portières au château de Belmont, seulement des tapisseries les ornaient à l'extérieur. Ici, il n'y avait ni tapisseries, ni tapis, ni vaisselle chère, en un mot, aucun objet de luxe, mais les livres valaient toute une fortune ; sur une simple table en bois de chêne gisait une feuille de parchemin nettoyée et à côté une pile de tablettes de cire et une corne à encre dans une ouverture spéciale pratiquée dans le couvercle de la table. Près de la cheminée, sur les planches, s'étendait une peau d'ours usée, une odeur à peine perceptible d'encens et de cire flottait dans l'air, mélangée avec l'arôme des herbes et avec quelques autres odeurs, complexes mais agréables. La simplicité ascétique de l'ameublement, jointe à l'abondance des objets qui appartenaient à la vie spirituelle et, en plus, des objets visiblement rares et chers, produisait une impression étrange. Apparemment, l'habitant de cette maison originale était un homme peu ordinaire. Il fallait espérer qu'en dépit de toutes ses excentricités il était normal, au fond...

* * *

Le sang des Celtes coulait véritablement dans les veines de Noël de Montemar, bien qu'il fût né non pas au pays de Galles mais en Armorique qui s'appelait Bretagne depuis que les Bretons s'étaient installés sur ses terres - les habitants autochtones de la Grande Bretagne, délogés de leur île natale par les tribus d'Angles et de Saxons.

Il était né l'an du Seigneur 1052 dans un des châteaux aux alentours de l'ancienne ville de Vannes. Depuis son enfance, le principal trait de son caractère avait été une piété fervente qui venait des profondeurs de son coeur, et comme sa santé était faible et ne laissait pas espérer une carrière militaire, personne ne fut surpris quand, à l'âge de dix-sept ans, Noël décida de prendre l'habit de moine et demanda la bénédiction à ses parents. Ils bénirent leur fils volontiers, en espérant qu'il finirait par devenir le prieur d'une abbaye prospère ou un clerc savant au service de quelque prince de l'Eglise. Mais les choses se passèrent autrement : l'adolescent partit en pèlerinage à Saint Martin de Tours, ensuite il alla en Espagne, à Saint Jacques de Compostelle, puis à Jérusalem qui se trouvait à cette époque-là sous la domination des Fatimides égyptiens. Là, les traces du jeune pèlerin se perdirent, et personne de sa famille n'entendit rien de sa part depuis. Voilà pourquoi, quand trente ans plus tard à Nottinghamshire apparut un thaumaturge qui guérissait le haut mal, la fièvre et la paralysie, personne ne reconnut en lui le rejeton chétif de l'ancien lignage breton. En plus, il aurait été difficile de reconnaître un adolescent roux, maigre et rieur dans cet homme aux cheveux gris, au regard perçant et austère, qui rarement souriait. Dans sa jeunesse Noël avait été laid, mais avec les années la joliesse juvénile est remplacée par le travail de l'âme qui transfigure l'enveloppe corporelle comme la lumière de la lanterne magique transfigure le verre brut. Maintenant personne ne pourrait dire s'il était beau ou laid : ceux qui le voyaient ne se rappelaient pas les traits de son visage mais son expression, ne remarquaient pas la couleur ou la forme de ses yeux mais son regard. Et ce regard était tel que les femmes en couches qui criaient comme des putois oubliaient leurs tourments en se plongeant dans ses profondeurs, et les seigneurs belliqueux des manoirs du voisinage baissaient les yeux comme des moines novices. Peu à peu le père Nigel était devenu une légende locale et portait ce fardeau avec une dignité imperturbable, sans joie et sans murmure. On racontait que, en entendant pour la première fois son sobriquet, le Maître des Miracles, il n'avait rien dit mais avait souri d'un air énigmatique...

Richard était un nouveau venu dans ces parages et en plus, s'il le voulait, il pouvait faire peur à n'importe qui. Cependant, l'ermite lui inspirait une timidité inexplicable. La longue pause l'irritait, les creuses formules de politesse lui semblaient déplacées, et rien de spirituel ni d'à-propos ne lui venait à l'esprit. Richard jetait des regards sur son ami, mais celui-ci restait muet comme une carpe et écarquillait sur l'ermite des yeux grands ouverts.

- Faisons connaissance, messieurs, parla le père Nigel. Je suppose que vous connaissez déjà mon nom. Vous êtes chevalier de Brissart de Normandie, et vous, jeune homme, Arthur Fitzrolf du château de Belmont. Je vous attendais et je suis content de vous rencontrer. Avez-vous faim ? demanda-t-il tout à coup et regarda ses visiteurs avec une sorte de moquerie amicale qui sous-entendait : ne me dites surtout pas que l'homme ne vivra pas de pain seulement, ou quelque chose dans ce genre !

En un coup de main, le parchemin et les accessoires d'écriture disparurent de la table et, comme par magie, y apparurent du pain, du fromage, des pommes, du miel en rayons et une cruche de clairette. Richard qui s'imaginait que les saints ermites ne touchaient jamais à une boisson plus forte que le petit-lait, souleva un sourcil, étonné.

- Ne dédaignez pas mon hospitalité ! Le père Nigel parlait d'un air grave, mais ses yeux riaient. Comme on lit dans les Proverbes de Salomon : « Mieux vaut de l'herbe pour nourriture, là où règne l'amour, qu'un boeuf engraissé, si la haine est là. »

- Oui, saint père, ce sont des paroles d'or ! approuva Richard d'un ton flatteur.

Un repas commun unit, ce n'est pas seulement l'assouvissement de la faim mais encore une communion. Il n'y a pas de peuple qui ne considère comme un acte déloyal une querelle entre ceux qui ont partagé le pain. « Tu as oublié mon pain et mon sel ! » - dans toutes les langues du monde, c'est un reproche de l'ingratitude la plus abjecte, de la perfidie la plus vile.

Vers la fin du déjeuner les visiteurs se sentaient déjà si bien à l'aise que Richard osa dire à haute voix une pensée qui le préoccupait :

- Votre bibliothèque vaut un comté ! Et vous habitez tout seul, dans un endroit désert, et vous n'avez même pas un chien... N'avez-vous pas peur ?

- Non, je n'ai pas peur, répondit l'ermite en adressant à Richard un sourire condescendant et affectueux, comme à un petit enfant. Celui qui craint Dieu est libéré de toutes les autres craintes. « Dieu est pour nous un refuge et un appui, un secours qui ne manque jamais dans la détresse. C'est pourquoi nous sommes sans crainte quand la terre est bouleversée, et que les montagnes chancellent au coeur des mers. » D'ailleurs ce n'est pas si facile de trouver ma maison et il est encore plus difficile d'y entrer sans mon consentement.

- Dites donc, saint père, est-ce que vous ne souffrez pas de la solitude ? demanda Arthur qui jusqu'alors n'avait ouvert la bouche que pour y mettre quelque chose de succulent.

- Pas le moins du monde, répondit l'ermite.

- Est-ce qu'on dit vrai que vous presque ressuscitez les morts ? intervint Richard en regardant avec curiosité le buffet plein de petits pots et de fioles. Comment vous y prenez-vous ?

- Mais c'est tout simple, dit le père Nigel en souriant. Les maladies corporelles sont la suite de l'imperfection humaine. Soignez l'esprit, et le corps guérira avec lui. Est-ce que je puis, à mon tour, vous poser une question ?

- Allez-y, dit Richard, la bouche pleine.

- Qu'est-ce qui vous a amené ici ? La voix de l'ermite devint tout à coup perçante et autoritaire.

- Ce monde est trop étroit pour moi, répondit le chevalier avec simplicité. Ce n'est pas parce que je le trouve petit mais parce que c'est la même chose partout.

- Bonne réponse, sourit le père Nigel. Je n'en attendais pas d'autre. Moi aussi, j'ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse mais je n'ai trouvé nulle part ce que je cherchais. Est-ce que vous avez encore des questions ?

- Oui, se décida Richard. Pourquoi m'avez-vous appelé louveteau d'Odin ?

- Parce que tu es le descendant d'Einar le Berserk, expliqua le père Nigel, passant sans transition de « vous » à « tu ». Ton aïeul était possédé par des accès de rage guerrière et tous les hommes de ton lignage ont reçu de lui cette malédiction par voie de sang. Mais tu as su y résister jusqu'au jour où l'on a tué devant tes yeux celle que tu aimais plus que ta vie. Depuis ce jour-là tu es un berserk, ce qui te tourmente, car tu ne veux et ne peux pas être un animal sauvage, possédé par le désir de meurtre. Est-ce que j'ai raison ?

- Vous avez raison, répondit Richard en maîtrisant une irritation grandissante. Il n'est pas plaisant de voir qu'un drôle de bonhomme te comprend mieux que toi-même. Les yeux noirs jetèrent un regard droit et grave sur le chevalier, et il eut honte de son dépit. « Il est sans doute clairvoyant, pensa Richard en désarroi. Je ferai mieux de me taire, et de faire attention aux pensées. »

- Et à moi, qu'est-ce que vous direz, saint père ? demanda Arthur.

Le père Nigel soupira et fit claquer ses doigts croisés.

- C'est une longue, très longue histoire, mes amis, reprit-il après un silence. Qu'est-ce que vous savez sur Merlin et le roi Arthur ?
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