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Chapitre 3. La consolation de la philosophie


Le parchemin est-il donc la source sacrée
Où la soif de l'âme doive s'apaiser à jamais ?
Tu n'as pas atteint les grâces de la consolation,
Si elle ne jaillit pas des sources mêmes de ton coeur.


Johann Wolfgang Goethe, « Faust »


La vie au château de Belmont allait son train. A l'aube, de la tour de guet du donjon retentissait le haut et clair son du cor qui mettait en fuite tous les mauvais génies, et les habitants du château procédaient à leurs occupations quotidiennes. A sexte*, le châtelain et sa famille, les écuyers, les pages, le chapelain et les nobles jeunes filles de la suite de lady Joanne se rassemblaient dans une vaste salle voûtée située au premier étage du donjon. Les murs de la salle étaient ornés de tapisseries passablement noircies aux sujets courtois, de simples trophées de chasse et d'une collection d'armes où il y avait des épées de chevalier pour le combat équestre et pédestre, des haches de guerre, des masses d'armes et des poignards : dagues* et miséricordes*. Presqu'un tiers de la salle était occupé par une grande cheminée près de laquelle étaient entassées des peaux d'ours et de loups, où généralement s'installaient les pages et les domestiques, qui n'avaient pas l'honneur d'être admis à la table. Pendant les soirées d'hiver, lorsque le château était transpercé par un vent glacial, des arbres entiers brûlaient dans cette cheminée. Des meubles encombrants en chêne fumé, bardés de fer, correspondaient parfaitement à une vie qui était loin de tout luxe et confort. Une certaine ambiance de bien-être était créée par les chandelles de suif aux chandeliers et les lampes à huile enchaînées aux murs et au plafond (les chandelles de cire, très chères, étaient destinées exclusivement à la chapelle et à la chambre à coucher des maîtres, toutes les autres pièces étaient éclairées par des flambeaux qui fumaient horriblement). On recouvrait chaque jour les planchers en bois, bien lavés, avec des joncs et de l'herbe odoriférante pour que la senteur de la menthe et de la verveine pût un peu absorber l'odeur du suif brûlé. Au déjeuner, si ce n'était pas un jour maigre, on servait habituellement deux plats de viande (le rôti et le gibier), un plat de poisson, la choucroute, les légumes, le fromage. Pour dessert, il y avait les confitures au miel, la marmelade de fruits, les noix, les fruits fraîchement cueillis. Ensuite on buvait de la clairette ou de l'hypocras - baume fait avec du vin rouge chauffé, du miel et des épices. Les jours de fête on servait le précieux vin blanc. On mangeait à deux « dans le plat commun », c'est-à-dire dans la même assiette, et on buvait à tour de rôle dans une grande coupe à deux personnes. On se mettait à table selon l'ordre des préséances : le châtelain s'asseyait dans un fauteuil, son épouse et l'héritier sur des bancs de bois, le chapelain et les demoiselles d'honneur sur un banc commun et tous les autres sur des paillasses recouvertes de tapis mités. Les pages servaient à table : ils coupaient le rôti, l'arrosaient de sauce, le mettaient sur des tranches de pain, appelées tranchoirs, qu'ils distribuaient à tout le monde, et apportaient de l'eau pour les ablutions à la fin du repas. Les enfants en bas âge n'étaient pas admis à table. Les tables étaient à tréteaux, après le repas on les démontait et les rangeait. Les maîtres allaient se reposer dans leur chambre à coucher au deuxième étage et les domestiques vaquaient à leurs occupations. A none*, tout le monde se rassemblait de nouveau dans la salle commune et jusqu'aux vêpres* chacun s'amusait comme il pouvait : on jouait aux échecs, aux osselets, on écoutait une canso avec l'accompagnement du rebec* d'un jongleur de passage. On se couchait tôt, pas plus tard que les complies*, pour ne pas gaspiller les chandelles.

Une vie pareille suscitait l'envie des gentilshommes voisins plus pauvres qui n'avaient ni château en pierre ni chasse à courre ni leurs propres armoiries ou drapeau. Le lord de Belmont était considéré à bon droit l'un des plus riches et des plus puissants seigneurs du comté. Dans son manoir on produisait tout ce qui était indispensable pour une vie abondante et aisée : des herbes médicinales jusqu'aux produits de forgerie et de bourrellerie, cuirs et tissus. À la foire de Nottingham on achetait chaque année du velours, des fourrures, des bijoux, des épices et du vin. Les garde-mangers étaient pleins de victuailles, prévues pour un long siège, la trésorerie se remplissait grâce aux péages que les voyageurs payaient pour passer par les terres du seigneur, pour le droit de se servir de l'ancienne route romaine et du pont sur le Ruisseau aux Mûres, appelé ainsi parce qu'il y avait une multitude de ronces sur ses berges. C'était la volonté du châtelain qui dictait aux passants où et comment louer les chevaux, dans quelle taverne s'arrêter, combien de victuailles acheter et à quel prix. Si la voiture du voyageur se cassait, toute la cargaison éparpillée par terre devenait la propriété du seigneur. On avait bien ri quand l'automne précédent la charrette sur laquelle un négociant juif transportait à la foire le gingembre et la cannelle avait tout à coup perdu une roue ! Le marchand faillit rendre l'âme de douleur et aller rejoindre ses patriarches judaïques - pensez donc, perdre tant d'argent ! Par malheur, ce diable de Juif cria qu'il avait vu Guirte, le garçon de la taverne, tourner autour de la charrette. Rien à faire, il fallut donc rendre à Abraham sa propriété et punir Guirte d'une façon exemplaire : en avenir fais attention à ne pas être pris, morveux ! Quelques voix disaient déjà que le seigneur de Belmont n'avait pas la générosité d'un vrai chevalier et qu'il gardait dans ses coffres bien plus qu'il ne dépensait...

Sire Alfgar n'opprimait pas trop les vilains et les fermiers, voyant en eux le fondement de son bien-être. En vérité, les habitants des villages voisins moulaient le grain dans son moulin, faisaient du pain dans le fournil du château, payaient pour la licence au mariage, donnaient au seigneur la meilleure tête de bétail selon le droit de mainmorte* en entrant en possession de l'héritage à la mort de leurs parents. En plus, ils payaient un pence par foyer, dix pences le jour de la Saint-Michel, deux pences pour le foin du pré du seigneur, nourrissaient les chiots de son chenil, donnaient vingt mesures d'orge et un jeune porc à Pâques et à Noël, sans compter les trois jours de corvée par semaine. On payait également pour le droit de pratiquer un métier (par exemple, celui de tisserand) et pour le pâturage du bétail (cochons et autres bêtes) dans la forêt du seigneur. Les paysans ne vivaient pas mal, selon les standards anglais, mais pour Arthur la vue de ces masures en pisé aux ouvertures pour la fumée dans les toits de chaume était triste à pleurer. Dans les domaines des comtes de Blois il y avait assez peu de serfs*, et les vilains étaient plus riches qu'en Angleterre. Mais les paysans anglo-saxons étaient déjà devenus presque tous des esclaves sous le roi Guillaume, et en plus l'abîme qui séparait le paysan et le baron était approfondi par le fait que l'un parlait l'anglais et l'autre la lingua franca, curieux amalgame du mauvais latin et du français de Normandie. Chose étrange, Arthur, élevé dans l'esprit courtois de la France, ressentait parfois de la compassion pour les Anglo-Saxons. Que cela devait être amer de savoir que tu n'étais plus le maître sur la terre de tes aïeux ! L'oncle qui était soupçonneux aurait sans doute expliqué cette compassion par le fait que la position d'Arthur dans le château familial était également humiliante, mais Arthur n'y avait jamais pensé. Il ne considérait pas Belmont comme sa maison ou, à plus forte raison, comme un héritage injustement enlevé. Rien qu'à imaginer qu'il allait passer encore une dizaine d'années dans ce château, l'adolescent mourait d'ennui et tout son corps commençait à démanger horriblement.

Parfois Arthur avait des pensées séditieuses : par exemple, que Dieu avait créé tous les hommes, et qu'il aurait pu faire certains d'entre eux mules ou boeufs s'il les avait prédestinés uniquement au travail. Et si on volait un fils de baron nouveau-né et mettait à sa place dans le berceau un fils de vilain, aussi mouillé et criard, personne ne remarquerait la supercherie, probablement. De telles pensées troublaient l'adolescent, mais il était déjà assez grand pour ne pas les partager avec n'importe qui.

A l'école monastique on lui avait appris que le Père Eternel avait divisé le genre humain en trois états : le clergé, prédestiné au service de la Vérité, la chevalerie, aux exploits guerriers, et les paysans, au travail pour le bien-être universel. Le travail donne la nourriture, chasse l'ennui, bride la concupiscence et permet de faire la charité, c'est donc une bénédiction de Dieu. Alors pourquoi le tourner en malédiction ? Pourquoi ne pas faire en sorte que les paysans puissent aller plus souvent à l'église, porter des vêtements de couleur les jours de fête et ne pas avoir uniquement la bouillie et des légumes dans leur menu quotidien ? Mettons que le monde chrétien est un corps où l'Eglise représente la tête, la chevalerie - les bras et les paysans - les pieds ; que penser d'un homme dont les cheveux sont frisés et pommadés, les doigts sont couverts de bagues mais dont les pieds ne sont pas lavés depuis six mois ?

Si on suivait la même logique, tous les clercs et tous les moines sans exception étaient censés être des ascètes désintéressés qui avaient dédaigné les biens de ce monde pour le salut de l'âme, tous les chevaliers étaient vaillants, fidèles et généreux, et seulement les paysans avaient tous les vices : l'avarice, le mensonge et la lâcheté. Cela paraissait juste : ceux qui étaient privilégiés depuis leur enfance devraient en principe devenir plus bons, plus généreux que les pauvres, condamnés à la misère et aux privations. En réalité, ce n'était pas le cas. Ceux qui avaient beaucoup voulaient avoir encore plus et se s'arrêtaient devant rien, pensant qu'ils pourraient jouir de leurs richesses et, avant de mourir, faire un legs généreux à l'Eglise pour acheter une place au paradis. Mais les pauvres ne valaient guère mieux, et si quelqu'un changeait de place les uns et les autres, comme les pièces sur un échiquier, l'ordre des choses resterait le même.

Les conversations avec le père Robert n'apportaient pas de soulagement non plus. Le vieux prêtre aimait prendre Arthur à l'improviste avec une brusque question :

- Nomme les sept noms divins selon Pseudo-Denys l'Aréopagite !

- La Justice, la Vertu, la Raison, la Vérité, l'Essence, la Vie, la Sagesse, répondait Arthur sans hésitation, comme s'il récitait sa leçon à l'école monastique.

- Bene*. Et de quels éléments premiers consiste notre corps ?

- Notre chair vient de la terre, notre sang vient de l'eau, notre souffle de l'air et notre flamme intérieure du feu.

- Optime*. Très bien, mon enfant.

Et le chapelain partait à la hâte, laissant Arthur seul avec ses doutes. L'adolescent aurait bien voulu les partager avec quelqu'un, mais il sentait qu'on ne le comprendrait pas. Parmi les gens qu'il connaissait personne ne pouvait être appelé heureux, mais chacun s'était accommodé à la vie tant bien que mal et ne voulait rien changer. Il semblait être le seul d'entre eux à être blessé par l'imperfection de ce monde, tourmenté par un vague désir d'échapper à la routine quotidienne et de consacrer sa vie à quelque chose de plus grand que l'accomplissement des obligations qui lui étaient dévolues à sa naissance. Arthur aspirait à trouver en quelqu'un un ami et un interlocuteur et commençait à craindre que son désir ne serait jamais exaucé. Il était seul.

« J'aurais dû me faire moine », se disait Arthur avec dépit et, comme dans son enfance, cherchait obstinément dans les livres ce que lui refusait la vie. Un livre, cadeau du père Ingolf, ne l'avait pas quitté depuis plusieurs années. Le père Ingolf lui avait donné ce livre « pour plus tard » : à l'époque Arthur n'avait que douze ans et ne put apprécier le cadeau que maintenant. « La consolation de la philosophie », quoi de mieux pour une jeune âme tourmentée ?

L'auteur du livre, un certain Torquatus Severinus Boèce, surnommé le « dernier Romain », avait vécu à l'époque de Théodoric le Grand et connu toute la vanité des aspirations terrestres. Le roi Théodoric l'avait élevé à un rang supérieur, puis, par un caprice, l'avait privé de sa faveur, jeté en prison et mis à mort. Boèce avait écrit son livre en attendant une mort atroce : au lieu d'implorer pour sa vie, il réfléchissait sur elle. Le livre avait été sa dernière action.

« Est-ce que le bien ne vous est pas propre, n'est-il pas au-dedans de vous ? Ne le cherchez donc pas dans ce qui est hors de vous et ne vous appartient point », conseillait au jeune lecteur le philosophe exécuté, et les siècles qui les séparaient n'empêchaient pas la compréhension mutuelle. En fait, il était plus facile de trouver une âme soeur dans un contemporain de Théodoric que dans ton propre contemporain pour qui tu n'étais rien, un personnage insignifiant. Seulement il n'y avait pas de dialogue véritable : Arthur n'était pas assez instruit pour apprécier à leur juste valeur les recherches rhétoriques du célèbre philosophe - mais le livre ne montre pas qu'il s'ennuie avec toi. Pendant que tu le lis, il te lit également : c'est comme si tu regardais dans le miroir en soutenant le regard fixe de ta propre image.

Peu à peu dans la tête de l'adolescent se composa un tel tableau : chacun assemble la mosaïque de son destin, ayant à sa disposition un pauvre assortiment de morceaux de smalt et un minuscule fragment de l'immense tableau multicolore. Nous ne pouvons pas voir le dessin entier, le peintre - le Créateur seul - en est capable, par conséquent les mortels ne devraient pas juger et blâmer la Providence Divine. Nous ne pouvons pas savoir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas car, comme de mauvais joueurs d'échecs, nous ne pouvons prévoir l'avenir qu'un coup à l'avance. Par contre, nous savons où et comment trouver notre véritable bien : il faut aimer le Créateur et suivre ses commandements. La source de tous les autres biens est hors de nous et le sort capricieux souvent les distribue d'une manière arbitraire, mais personne ne possède le don de la vertu depuis sa naissance. Ce qui fait l'homme un homme est recelé en lui-même comme une perle dans une coquille, et on ne peut ni l'acheter, ni le quémander, ni s'en emparer. En effet, personne ne nous force à aimer la Vérité en promettant en échange la richesse, la puissance et la gloire. Au contraire, beaucoup de gens y renoncent pour l'amour de la Vérité, renoncent à leur vie même. Mais quelle perle peut bien receler dans son âme la tante Joanne, cette femelle du dragon en ménopause ? Ou le cousin Josse ? Cependant il y a du vrai là-dedans !

- Qu'en penses-tu, Kerim, est-ce qu'il y a une perle de vertu recelée en toi ? joyeusement demanda Arthur au serviteur qui sellait son cheval. Le Sarrasin borgne découvrit dans un éclair ses dents, blanches comme neige sur un visage hâlé, et, d'une voix chantante, prononça quelques phrases en arabe.

- Qu'est-ce que c'est que ce baragouin ? s'étonna Arthur.

- Je viens de réciter les vers du grand Al-Maari, répondit le musulman avec dignité. Il était aveugle. Le miséricordieux Allah avait couvert d'obscurité les yeux de son corps pour ouvrir ses yeux spirituels. Tu ne connais pas la langue arabe et, hélas, je ne suis pas un poète et ne pourrai pas traduire ces vers sans altérer leur beauté.

- Traduis comme tu peux ! réclama Arthur, impatient.

- « Certains croient à la rétribution dans la vie future. D'autres pensent différemment, se mit à parler Kerim, avec lenteur. J'ai vu les larmes amères du repentir que verse l'âme du pécheur au moment de quitter le corps. Nos âmes sont rouillées par nos péchés comme des épées. Pour retrouver leur éclat, pareil au rayonnement des étoiles, nous devons être vertueux et aspirer à la perfection. »

- Ce n'est pas nouveau, sourit Arthur, mais en général j'aime ça. À propos, pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de cet Al-Maari ? Est-ce que tu me prenais pour un Franc barbare ?

- Le Prophète dit : « Pour être ignorant, il suffit de dire à haute voix tout ce que tu sais. »

« Tu me fatigues avec ton prophète », pensa Arthur, irrité par l'habitude de Kerim de constamment citer Mohammed. « Il me croit inoffensif comme une marguerite et prend des libertés, se disait-il parfois. Il ne se le permettrait jamais avec l'oncle ! » Pourtant il ne dit rien. En silence, il posa le pied dans le demi-cercle de l'étrier et jeta la bride au cou du cheval. Quand Arthur se mettait en selle, il n'avait plus le sentiment d'être si rare et incompris, mais cela ne le chagrinait pas du tout.



* Complies (f. pl.) - 9 heures du soir, matines (f. pl.) - minuit, laudes (f. pl.) - 3 heures du matin, prime (f.) - 6 heures du matin, tierce (f.) - 9 heures du matin, sexte (f.) - midi, none (f.) - 3 heures de l'après-midi, vêpres (f. pl.) - 6 heures du soir. Un cadran solaire ou une clepsydre étant des objets de luxe accessibles seulement aux rois et aux abbayes prospères, les simples mortels disaient l'heure par le son des cloches de l'église la plus proche (si on sonne les complies, c'est l'heure de se coucher).

* Dague (f.) - long poignard pour la main gauche en escrime à deux mains.

* Miséricorde (f.) - étroit stylet utilisé pour donner le coup de grâce à l'adversaire en armure.

* Rebec (m.) - sorte d'ancien violon à trois cordes.

* Mainmorte (f.) - droit de la main morte, coutume (clause) du droit féodal selon laquelle un paysan devait donner à son seigneur la meilleure tête de bétail pour payer les droits de succession.

* Serfs (m.) - esclaves, paysans français assujettis personnellement. En Angleterre, les paysans asservis s'appelaient vilains, mais leur condition n'était pas aussi dure que celle des serfs.

* Bene (lat.) - bien.

* Optime (lat.) - très bien
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