Pardonnons au feu de la jeunesse
Cette fièvre et ce délire si jeunes.
Alexandre Pouchkine
Selon le voeu de son père, à l'âge de sept ans le jeune Arthur fut envoyé à l'école de l'abbaye de Nottingham, où il passa cinq ans. Les saints pères n'accablaient pas les adolescents d'un savoir superflu, se souvenant bien que celui qui augmente sa science augmente sa douleur. A part quelques disciplines laïques et les rudiments de la théologie, on enseignait aux élèves de l'école monastique le trivium : la grammaire (grammaire latine, bien sûr), la rhétorique et la logique. « Histoire ecclésiastique du peuple anglais » de Bède le Vénérable, les oeuvres d'auteurs grecs et latins, Aurèle Augustin, Boèce, Alcuin d'York, les chroniques de Nennius et les événements de l'histoire sainte créèrent une sorte de chaos dans la tête du jeune Arthur, mais, en somme, il prit goût à l'étude. Les livres surtout le fascinaient : écrits sur le parchemin, ornés d'enluminures fines, dans des reliures massives en cuir incrustées d'or et d'argent. On pouvait les admirer comme oeuvres d'art, passer des heures à les feuilleter, les contempler, s'émerveiller devant la fantaisie du miniaturiste et la recherche calligraphique du scribe. Mais toute cette beauté superficielle, tout ce luxe n'étaient qu'une faible dorure devant la beauté principale, cachée là-dedans. Si tu regardais attentivement les entrelacs des lettres auxquelles une fantaisie capricieuse avait prêté la forme de serpents entrelacés, de dragons, de licornes, tu étais transporté, sans quitter le scriptorium du monastère, dans la ville de Ravenne, à la cour de Théodoric le Grand, ou bien tu combattais les Pictes sous le drapeau du roi Vortigern. Cette transformation mystérieuse des lettres mortes en images vivantes fascina le garçon à tel point qu'il considéra plus d'une fois la possibilité de rester à jamais entre les murs de l'abbaye. Il aurait alors à sa disposition tous les trésors de la bibliothèque monastique, même les livres que le précepteur, le père Ingolf, ne prêtait jamais aux écoliers ! Cependant son père avait donné des ordres différents avant de partir pour la Terre Sainte, et à l'âge de douze ans le jeune amateur de livres dit adieu à ses précepteurs, les larmes aux yeux, s'embarqua à Pevensey et partit pour la Normandie et ensuite pour Blois, où était la cour du comte Etienne. Le comte était mort depuis quatre ans déjà : il était tombé en héros dans un combat inégal à Ramla, ayant survécu trois ans seulement au père d'Arthur. La veuve, comtesse Adèle, gérait l'héritage de son époux, - elle était la fille de Guillaume le Bâtard, une dame fort instruite, protectrice des lettres et des arts. Dans son enfance elle fut fiancée par son père à Harold Godwinson qui, d'ailleurs, était marié depuis longtemps. Edith Col de Cygne, l'épouse légitime d'Harold et la mère de ses filles, dont l'une devait un jour épouser Vladimir Monomaque, lui était inférieure en naissance, c'est pourquoi peu avant le couronnement il fit annuler ce mariage, pas pour la petite Adèle mais pour la veuve de Gruffydd ap Llywelyn, le roi du pays de Galles, vaincu par lui dans le combat et tué par ses propres vassaux. Une triple trahison ne profita pas à Harold, et la jeune fiancée répudiée par lui se consola bientôt : son père la maria au comte de Blois, l'un des plus nobles seigneurs du royaume. Dans ce mariage qui était très heureux, à en juger par la tendre correspondance des époux qui nous parvint, Adèle donna naissance à quatre enfants. A l'époque que nous décrivons Thibaut, l'aîné de ses fils, était déjà le seigneur de Champagne, de Chartres et de Châteaudun, mais les trois enfants cadets - sa fille Eléonore et ses fils Etienne et Henri - étaient toujours à sa charge. Eléonore, fiancée au jeune comte de Vermandois (dont le père Hugues de Vermandois avait péri dans la Croisade, comme son propre père) faisait les yeux doux aux jeunes chevaliers et écuyers. Etienne, un beau garçon aux boucles blondes, était le portrait craché de son père. Il détestait l'étude et passait des journées entières dans les salles d'escrime et à la chasse. Deux ou trois ans plus tard il devait partir pour la cour de son oncle, le roi d'Angleterre Henri Beauclerc, pour finir son éducation de chevalier. Etienne promettait de devenir un grand guerrier, et même des combattants éprouvés évitaient de se mesurer à lui. Celui qui causait le moins de problèmes était le petit Henri, dodu et raisonnable, qui étudiait avec plaisir et adorait les animaux et les oiseaux rares. Ses précepteurs disaient en choeur qu'il ferait un excellent évêque.
Le jeune Anglais fut introduit à Etienne en tant que page, et d'abord le jeune comte dut faire un effort pour se rappeler d'où venait ce garçon. Mais en quelques mois les adolescents devinrent inséparables, et on les nomma écuyers le même jour, sur les instances du comte. Etienne était un peu simple, mais courageux, noble et généreux, et il n'avait pas son pareil dans le maniement d'une épée ou dans l'équitation. Arthur apprenait les astuces de la science guerrière que son jeune maître partageait généreusement avec lui et, à son tour, lui racontait les histoires de généraux romains et d'anciens rois bretons. L'étude scolaire, ennuyeuse et terne, changeait, sous les yeux étonnés d'Etienne, en un merveilleux conte de fées, plein d'exploits et d'aventures, et les précepteurs étaient stupéfaits par les progrès que faisait leur noble élève. Bien sûr qu'aux harangues de Cicéron et aux réflexions de Sénèque sur la vertu il préférait obstinément la « Vie d'Alexandre le Grand », mais Dieu merci pour cela ! Peu de temps avant, même la lecture d'un roman de chevalerie lui avait paru une perte de temps...
Grâce à Etienne, Arthur enrichit son éducation par les connaissances sur l'héraldique, apprit à danser la farandole*, à distinguer une canso* d'un sirvente*, et ce n'était pas tout. A l'âge de quatorze ans, il maniait une épée légère (il fallait encore mériter une vraie épée carolingienne, celle d'un chevalier) aussi bien qu'Etienne, ne revenait jamais bredouille de la chasse et pouvait dompter le cheval le plus rétif. Le comte lui fit cadeau d'un destrier*, et du premier jour Arthur soigna et étrilla le cheval, ne voulant pas confier son trésor à des mains étrangères. Le cheval s'appelait Rufus, c'était un grand étalon roux de la race de Normandie, capable de porter un cavalier en armure et de prendre un galop lourd mais brusque. D'ailleurs, cette dernière capacité souffrit quelque peu après un accident dans un tournoi et maintenant, pour faire le vétéran galoper, il fallait un court réchauffement.
Voilà comment la chose se passa. A Chartres, où la cour de la comtesse Adèle passait l'été, il y eut un behort* et la veille les écuyers devaient se mesurer, selon la coutume. Comme les adolescents n'avaient droit ni aux cottes de mailles ni aux cuirasses et tout leur équipement consistait en un heaume, un gambeson et un plastron, on leur donna, au lieu de lances lourdes en bois de frêne, des lances de coudrier, légers et frêles. Elles étaient trop faibles pour le coup favori des chevaliers, coup de bélier, on les levait et frappait de haut en bas. Et soudain l'adversaire d'Arthur, un garçon de son âge, manqua son coup et frappa le cheval au lieu du cavalier !
On ne visait jamais le cheval de son adversaire, sauf dans un vrai combat, où la vie était en jeu. Cela ne se faisait pas, tout simplement. Les spectateurs sifflèrent le malheureux combattant, sans aucune indulgence pour son jeune âge, et les dames lui jetèrent à la figure des restes de gâteaux et des trognons de fruits. Mais le pauvre Rufus n'en fut pas mieux : la pointe de la lance, lourde et aplatie, le frappa à l'épaule gauche au plein galop, et le cheval, étourdi par la chute, ne put pas se relever tout de suite. Arthur le mena à l'écurie, le tenant par la bride, et passa la nuit avec lui. Le lendemain matin Etienne qui était allé chercher son camarade vit une scène étrange : le noble damoiseau gentilhomme*, sale comme un vilain, chauffait l'épaule meurtrie du cheval avec de la moutarde.
- Mais tu es fou ! Laisse ce canasson, il n'est bon maintenant qu'à porter de l'eau ! s'indigna Etienne à haute voix. Le tact et la délicatesse n'avaient jamais été son côté fort.
- Arrête de crier, il comprend tout ! Arthur, si doux d'habitude, jeta sur Etienne un regard furieux. Rufus est un excellent cheval et il se rétablira.
Etienne, déconcerté par la brusquerie de son camarade, haussa les épaules et alla son chemin. La conduite de son ami lui inspirait un léger dépit et, malgré lui, du respect. Il plaignait Rufus, mais à la place d'Arthur il aurait pris un autre cheval, tout simplement. Ce n'était qu'un cheval, après tout...
Chose étrange, Rufus se rétablit. Il n'était plus aussi vif qu'autrefois, mais Arthur tranchait toute objection en disant : « Il est fait pour combattre et pas pour s'enfuir à toutes jambes ! »
Peu de temps après dans le chenil du jeune comte une grande chienne mastiff des Pyrénées, cadeau du roi de Navarre, mit bas, et les amis allèrent voir les chiots. Arthur prit dans ses bras le plus gros chiot, blanc comme une marguerite, et jeta sur Etienne un tel regard que celui-ci céda : « Eh bien, prends-le ! » Le chien promettait de devenir un vrai géant, et on douta qu'il reconnût pour maître un garçon de quinze ans. Mais Arthur devait savoir un mot magique pour s'entendre avec les animaux, ou bien lui et Cabal (c'était le nom du chiot) étaient faits l'un pour l'autre. Le gigantesque chien blanc obéissait à son maître à demi-mot, et il était si intelligent qu'on se demandait parfois avec stupeur si c'était bien un chien. N'était-ce pas plutôt un homme qui, pour son malheur, avait contrarié un sorcier et qui était enfermé maintenant dans la peau velue d'un chien ?
Le temps passa. Comme Arthur grandissait, sa différence avec les autres adolescents devenait de plus en plus évidente. Il s'ennuyait avec les garçons de son âge qui, à leur tour, ne l'aimaient pas beaucoup. Partout, à l'école monastique et ici, en France, les autres garçons le taquinaient, lui faisaient des misères et même essayaient de le battre. On renonçait dès la première tentative à cette idée stupide, car Arthur, si calme d'habitude, devenait terrible en colère. Arthur aimait la solitude et l'inimitié des autres adolescents ne le chagrinait pas : une vie intérieure intense demandait l'isolement. Cependant au fond de l'âme il rêvait d'une fraternité au nom des buts ultimes, ne sachant pas trop d'ailleurs quels pouvaient être ces buts et sur quels principes pouvait se baser cette fraternité.
Les autres écuyers rêvaient à haute voix qui serait le premier à recevoir les éperons, courtisaient les filles, mais tout cela n'intéressait pas Arthur. D'autres questions le préoccupaient. Il pensait à ses parents, aux milliers de gens qui avaient vécu avant eux, et une mauvaise infinité des naissances et des morts se présentait nettement à son imagination. « - Qu'est-ce que l'homme ? - L'esclave de la mort, l'hôte d'un lieu, un voyageur qui passe. » Ces paroles d'Alcuin d'York, connues depuis l'enfance, agitaient étrangement l'esprit du jeune Arthur mais n'apaisaient pas sa soif intérieure. « - Qu'est-ce que la vie ? - La joie des heureux, la douleur des malheureux, l'attente de la mort. » Il répétait ces paroles encore et encore, et l'âpre amertume de la connaissance remplissait son âme.
Arthur ne pleurait pas son père : le but de la vie d'un chevalier était de la sacrifier pour une cause juste. Il croyait ardemment le père Ingolf qui disait à propos du Sauveur et de ceux qui avaient jeté leurs jeunes vies sur son autel : « Comme l'or au creuset, il les a éprouvés, comme un parfait holocauste, il les a agréés ». Son père était au paradis, il serait sacrilège d'en douter. Et sa mère ?
Arthur gardait un vague souvenir de son père qui était venu visiter son fils dans la maison de son fermier Saxwolf, dont la femme Algite était la nourrice du petit Arthur. Qu'est-ce que peut bien se rappeler un petit de trois ans ? Mais dans l'esprit d'Arthur restèrent gravés à jamais la vision d'une figure gigantesque, un rire retentissant, l'odeur du fer et du cuir. Il ne se rappelait pas du tout sa mère, morte un an après sa naissance, mais il la voyait parfois dans ses rêves. Il gardait toujours sur lui son portrait en miniature qu'un peintre de l'abbaye de Nottingham avait fait à la commande de son père. La jeune femme sur le portrait était d'une beauté invraisemblable, bouleversante. Elle n'était pas simplement belle, derrière sa beauté on devinait quelque chose de sublime, de tragique. La beauté est tragique par son essence même. « Les gens comme elle vivent peu... Le bon Dieu les prend au ciel », expliquait la nourrice au petit Arthur. Qui était sa mère ? Quel était le sens de sa vie, quels mystères avait-elle emportés au tombeau ?
Arthur voulait croire que ses parents avaient été des gens peu ordinaires, qu'ils ne ressemblaient pas aux autres adultes, ennuyeux et fades. Parfois, allant à la chasse avec le jeune comte, il imaginait pour un moment qu'ils étaient toujours en vie, près de lui. Qu'est-ce que sa mère aurait dit ? Probablement elle se serait lamentée que le cheval allait prendre le mors aux dents et que l'enfant allait se casser le cou. Mais la fière Béatrice, qui à l'âge de seize ans avait jeté un défi aux hommes et à Dieu, n'allait pas couver son fils. Un faucon, même apprivoisé, ne devient jamais une poule. Non, sa mère, toute belle, aurait galopé en tête de la cavalcade sur le cheval le plus vif, et il aurait été si fier d'elle, sous les regards envieux et émerveillés de ses camarades ! Et son père ? Arthur savait que certains de ses camarades n'étaient pas en bons termes avec leurs parents, mais il était sûr que si son père avait été vivant, il se serait entendu avec lui. Il y avait des moments où il enviait les autres garçons : leurs pères n'étaient peut-être pas des héros et leurs mères n'étaient pas des beautés, mais ils étaient toujours en vie.
La lettre de son oncle avec l'ordre de revenir à la maison prit Arthur au dépourvu mais ne le surprit pas. Les domaines des comtes de Blois en Angleterre étaient désunis, les comtes ne leur payaient que des visites rares et courtes, préférant leurs manoirs en France, c'est pourquoi ils avaient besoin de vassaux fidèles et dévoués. La fidélité de sire Rolf était proverbiale, dans la Terre Sainte il avait plus d'une fois sauvé la vie à son suzerain. Comme tout le monde savait que le feu comte avait protégé son vassal, qu'est-ce qui empêcherait son héritier de donner le château au fils du favori de son père, camarade de ses jeux d'enfance ? Evidemment, cela n'entrait pas dans les projets de son oncle. Il ne fallait pas être sorcier pour comprendre : l'oncle ne voulait pas tellement avoir son neveu près de lui que le voir éloigné des bienfaits du jeune seigneur.
Arthur envisageait une séparation proche avec Etienne sans un sentiment de perte : l'incident avec Rufus avait dissipé ses illusions. Il était sûr qu'Etienne l'aimait à sa façon, comme il aimait ses chevaux, ses chiens et ses faucons, mais au cas de besoin il lui trouverait aisément un remplacement. Arthur n'aurait pas pu bien l'expliquer, mais il sentait que leurs attitudes envers la vie différaient dans quelque chose d'essentiel. Etienne trouvait assez bête son refus de se débarrasser d'un cheval gravement blessé, mais Rufus était pour Arthur un être cher et aimé. Il était impossible de jeter et remplacer ce qu'on aime, il le croyait fermement.
Un mois ou deux plus tard Arthur retourna à la maison, si l'on pouvait appeler du nom de maison le manoir qu'il avait oublié et la famille qu'il ne connaissait presque pas. Cette famille lui déplut. D'ailleurs la cousine Elfride n'était pas mauvaise, mais Dieu avait dû créer l'oncle et le reste de la maisonnée dans une crise de mélancolie. Bien sûr qu'il n'avait pas à choisir là-dessus, mais il fallait mettre les choses au clair avec l'insolent Wilfred sans délai. Celui-là s'était permis quelques remarques peu flatteuses sur Rufus, ce qu'Arthur ne pardonnait à personne.
Sire Alfgar était fort préoccupé par l'arrivée de son neveu. Il se rappelait un garçon pâle et maigrichon, et après deux ans d'absence il se trouva en face d'un bel adolescent aux yeux bleus de Rolf et aux boucles noires de Béatrice, svelte, agile, élégant, habillé à la dernière mode de la cour. Arthur portait une cotte* couleur turquoise brodée d'argent, un pantalon gaulois* en cuir et un élégant manteau émeraude agrafé par une fibule en argent. Le costume était complété par un béret à plume de héron, des gants de cuir évasés, une ceinture brodée d'argent et de hautes bottes en cuir de Cordoue. A sa ceinture pendait une épée dans un fourreau en bois ciselé et une élégante petite sacoche pour l'argent et les parfums. Le neveu allait sur sa seizième année, mais il était déjà plus grand que son oncle et avait l'air adulte grâce à une expression grave et un regard fixe et attentif. Sire Alfgar se sentit perdu sous ce regard et écourta un discours préparé d'avance où il voulait tout de suite indiquer au bâtard sa place, celle de parent pauvre, bien sûr. Malgré lui, sire Alfgar comparait son neveu à son fils et devait reconnaître que cette comparaison n'était pas à l'avantage de Josselin. Josse, gauche et dégingandé, s'habillait avec un luxe tapageur, mais il avait l'air emprunté dans les plus beaux et riches vêtements, tandis qu'Arthur portait son costume avec la simple élégance d'un courtisan. Les boutons en os ciselés au col et aux manches de la camise* de lin, blanche comme neige, furent un coup de grâce pour l'oncle : c'était une nouveauté à l'époque, la plupart des gentilshommes anglais se servaient de lacets, à l'ancienne.
A part le destrier et quelques livres, le neveu amena avec lui un grand chien poilu d'une race inconnue dans le pays, et, pour comble d'ennui, son favori, le féroce Bally, alan roux tacheté, tout de suite reconnut l'étranger et lui céda la place d'honneur près de la cheminée. Sire Alfgar y vit un mauvais présage. Au petit matin, avant l'aube, il fut réveillé par le bruit d'une bagarre : Will, qui s'était introduit dans la chambre d'Arthur pour lui jouer quelque vilain tour, recevait sa correction. Il décida de ne pas intervenir : les écuyers se sont battus, la belle affaire ! Ils se battaient chaque jour, c'était de leur âge, comme les boutons. Après tout, le neveu devait lui-même s'occuper de son prestige. Il s'en occupa si bien et administra à ce gars grand et fort une telle raclée qu'il fut doux comme miel et désormais ne s'adressait à Arthur que par le respectueux « maître Fitzrolf ». Diable !
Quelques semaines passèrent, et le neveu devint pour lui une véritable bête noire. Il surpassait Josselin en tout, comme le père du garçon avait été supérieur à son frère cadet et la sorcière bretonne Béatrice à lady Joanne, hargneuse et laide. En plus, Arthur était naturellement aimable, tandis que la nature n'avait doué le pauvre Josse d'aucun charme.
En un mot, le châtelain prit en grippe son neveu, et non seulement à cause du danger qu'il représentait pour sa position mais par une inimitié instinctive que les gens médiocres et peu cultivés éprouvent de tout temps pour ceux qui ne leur ressemblent pas. Peut-être fallait-il laisser l'adolescent partir et aller chercher fortune ailleurs ? Il y a beaucoup de fils cadets de vieilles familles nobles qui parcourent le monde en cherchant fortune ! Mais le neveu promettait de devenir un excellent guerrier, et ceux-là ne sont jamais des bouches superflues. Il valait mieux supporter les écarts insolents du rebelle jouvenceau pour ne pas changer le parent désagréable en redoutable ennemi.
Une année passa. La conduite d'Arthur était modeste et assez respectueuse, mais il ne fut jamais l'un des leurs pour les habitants du château de Belmont. Josselin regardait le cousin de travers, la tante lui parlait avec mépris et l'oncle le traitait sans hostilité mais plutôt avec indifférence. Les domestiques préféraient sagement ne pas se mêler des affaires de famille de leurs maîtres : qui sait ce qu'il en adviendra ?
Cependant il y avait trois exceptions : la cousine Elfride, le chapelain père Robert et l'esclave sarrasin Kerim. La petite fille tout de suite eut beaucoup de respect pour Arthur : il était si grand, si beau, si intelligent, tellement différent de l'insolent Wilfred et de l'ennuyeux Josse ! Elle était très curieuse, et Arthur ne savait pas toujours que répondre à ses questions. « Mon cousin, jacassait-elle. Pourquoi, quand on écrit à une noble dame, faut-il dire "à la très douce lady Untel ?" Comment peut-on savoir si elle est douce ou non ? Est-ce que quelqu'un l'a mangée ? » - « Je ne sais pas qui a mangé la dame, répondait Arthur, fâché, mais moi, je vais te manger pour sûr si tu ne me laisses pas tranquille ! »
Le chapelain avait passé la soixantaine, et il avait l'air d'un vieux chien qui est trop intelligent pour être méchant. Il se rappelait les fils d'Ethelred encore enfants, il avait beaucoup aimé l'aîné et porta tout cet amour sur son fils, donc le pauvre Arthur avait au moins un interlocuteur bienveillant et instruit dans ce manoir inhospitalier. Le chapelain jouait assez bien aux échecs et connaissait encore mieux la poésie latine, ce qui aidait beaucoup à passer le temps pendant les interminables soirées d'hiver.
Kerim, un Sarrasin borgne quadragénaire, avait été fait prisonnier par sire Rolf sous les murs d'Antioche, ensuite sire Alfgar l'avait reçu avec tout le butin guerrier et amené à Belmont. Quand Arthur revint de France, l'oncle lui imposa le Sarrasin comme domestique, en apparence afin que personne ne pût dire qu'il menait la vie dure à son neveu. En fait l'esclave devait servir d'espion auprès de son jeune maître et informer l'oncle sur ses occupations, ses paroles, sur les gens qu'il fréquentait. Le châtelain expliqua tout cela au Sarrasin en termes vagues, tout en s'en voulant de ne pas oser nommer les choses par leur vrai nom. En général, le rôle de mouchard est peu propice aux sentiments, mais la nature humaine est assez complexe. Bien malgré lui, Kerim éprouva de la sympathie pour son jeune maître, qui était aussi seul et malchanceux que lui. Pauvre garçon, si ce n'était pas malheureux de perdre sa mère dans sa petite enfance, puis son père, de vivre chez des étrangers qui lui faisaient grâce en l'accueillant dans la maison où son père avait été le maître souverain ! Sire Alfgar avait sous-estimé son neveu : le charme d'Arthur l'emporta sur les promesses de l'oncle, et peu à peu le Sarrasin bourru dont les seuls interlocuteurs étaient les chevaux se mit à parler à l'adolescent de sa Babylonie natale qui lui manquait atrocement. La glace fut définitivement rompue quand Arthur remarqua que Kerim était malade et lui confectionna un baume médicinal selon la recette du frère Benedictus, herboriste monastique.
* Farandole (f.) - danse médiévale populaire, similaire à la danse en rond.
* Canso (f.) - chanson lyrique d'amour.
* Sirvente (m.) - chanson qui glorifie la vaillance chevaleresque et les exploits guerriers. Bertrand de Born, chevalier limousin et troubadour du XIIIe siècle, fut un maître inégalé de ce genre.
* Destrier (m.) - cheval de bataille grand et féroce, capable de porter un cavalier en armure. Dans le combat, le destrier devait savoir obéir aux rênes d'une seule main (l'autre étant occupée par les armes), mordre et abattre les chevaux ennemis avec son poitrail. Généralement, ces chevaux avaient le poil moreau, gris ou moreau pie. Les robes rousse et baie n'étaient pas populaires. Il faut ajouter que les destriers étaient tous des étalons : les chevaliers par principe ne chevauchaient pas les juments, comme les Cosaques russes plus tard.
* Behort (m.) - l'un des noms d'un tournoi de chevaliers jusqu'à la fin du XIIe siècle.
* Damoiseau gentilhomme (m.) - noble jouvenceau qui n'est pas encore reçu chevalier.
* Cotte (f.) - longue tunique d'homme (au-dessous du genou), aux manches courtes et évasées et une échancrure carrée ou semi-circulaire.
* Pantalon gaulois (m.) - pantalon long et ample en cuir ou en toile, hérité des Gaulois et des Sarmates, habit de chevalier jusqu'au XIIIe siècle. Au XIIIe siècle, les braies (pantalon large un peu au-dessous du genou) et les chausses (jambes de pantalon séparées fixées à la ceinture par une jarretière) entrèrent dans l'usage vestimentaire des gentilshommes. Déjà à cette époque-là, le pantalon gaulois était considéré un vêtement non prestigieux porté par le peuple : les chroniqueurs des guerres albigeoises mentionnent des maraudeurs qui ne portaient qu'une camise et un pantalon gaulois.
* Camise (f.) - longue chemise de lin (plus longue que la cotte) qui se portait en dessous. Un chic spécial était si les manches et le col blancs comme neige de la camise dépassaient de la cotte multicolore.