Chapitre 13. Talitha
L'épée est la seule véritable arme.
Eiji Yoshikawa, « La Pierre et le Sabre »
L'état des chevaliers, l'état des gens d'épée,
créé et gouverné par Dieu, est seul un état supérieur.
Chrétien de Troyes, « Perceval »
Lorsque les amis s'approchaient de la maison (depuis quelque temps, ils appelaient ainsi le logis de l'ermite), le père Nigel congédiait une visiteuse, une jeune fille en habit d'homme, âgée de dix-huit ans à peu près, petite et blonde, sur un cheval moreau énorme comme un éléphant de bataille. À la vue des hommes l'inconnue se hâta de mettre le capuchon dont l'ombre lui cacha le visage, mais Arthur avait eu le temps de remarquer des yeux bleu clair et une bouche tendre et petite. Il pensa qu'une fille pareille pourrait lui plaire, probablement. Richard aussi suivit l'inconnue d'un regard intéressé.
L'une des premières leçons que l'ermite leur avait apprise était une défense catégorique de témoigner la moindre curiosité à l'égard de ses nombreux visiteurs. Toutes sortes de gens venaient le voir, il les soignait, les confessait, leur donnait des conseils, mais ses locataires, sous les yeux desquels tout cela se passait, n'avaient pas le droit de lui poser une seule question : l'ermite expliquait qu'une parole intempestive rompait les liens astraux et que pour cette raison ce qu'il y avait de plus profond, de plus mystérieux se faisait toujours en silence. Il n'y avait pas à discuter là-dessus.
Ayant accueilli les amis comme s'ils ne s'étaient jamais absentés, le père Nigel prit à part Richard pour un court entretien à voix basse, ensuite interpella Arthur et lui ordonna de se préparer :
- Tu passeras cette nuit dans la chapelle près de la source !
Le coeur d'Arthur manqua un coup et fit un bond de joie.
Au coucher du soleil, après une baignade dans le ruisseau, revêtu d'une camise de lin blanche, il se retira dans la minuscule chapelle que le père Nigel avait bâtie dans les premiers mois de son séjour à Sherwood. Il lui fallait passer une veillée d'armes, l'étape finale avant de recevoir les éperons de chevalier.
Le jouvenceau regarda autour de lui : l'intérieur de la chapelle était des plus simples, le seul objet qui attirait l'attention était une statue de la Vierge Marie en bois peint près de l'autel. L'épée d'Arthur, son heaume et la cotte de mailles, cadeau de Richard, gisaient au pied de la statue, des cierges longs et fins étaient allumés et, dans leurs flammes vacillantes, la face de la Sainte Vierge paraissait vivante. Ses yeux, pleins de sagesse, de douleur et de miséricorde, étaient fixés sur Arthur. S'agenouillant, Arthur récita trois fois Ave Maria, puis se prosterna en croix aux pieds de la Vierge. Ce n'était pas assez, mais le jeune homme était trop excité pour se concentrer sur la prière, les textes solennels en latin. Il se rappelait les visages des gens parmi lesquels il avait passé son enfance et son adolescence. Voici le père, grand et fort, qui met en riant son petit garçon sur Géant gris, son cheval de guerre préféré. Après la mort du père, il avait fallu vendre Géant : l'oncle Alfgar n'avait pas pu le maîtriser, malgré tous ses efforts... Voici Arthur et Cedric aux cheveux roux qui se sont accrochés et roulent par terre en se disputant un jouet. Et voilà l'abbaye de Nottingham, les étroites fenêtres ogivales, les vitraux, les yeux bons et tristes de son précepteur, le père Ingolf... Un bel adolescent blond qui tient un faucon sur son gant - le jeune comte Etienne de Blois... Les visages tournoyèrent de plus en plus vite : celui de Kerim, basané et aux traits fortement accusés ; celui d'Angharad, rose et rieur ; ensuite le profil tendre de l'inconnue en capuchon flotta et disparut. Toutes ces images apparaissaient et se dissipaient, mais le visage de Raymond de Ledrède - pâle, défiguré par la crainte et la douleur - restait devant ses yeux, refusant de disparaître. Comme il avait eu peur !
Tout homme qui pense connaît une profonde crainte métaphysique face à la nécessité d'ôter la vie à son semblable. Il y a, bien sûr, ceux pour qui tuer est aussi simple que d'abattre le gibier à la chasse : ils n'y voient pas de problème métaphysique et n'ont pas de conflit intérieur. Arthur n'était pas de leur nombre. Il s'agenouilla de nouveau et pria avec ferveur, chuchotant des paroles de reconnaissance à la Sainte Vierge pour sa première victoire - Dieu merci qu'elle n'avait coûté la vie à personne ! Ayant terminé la prière, Arthur s'installa sur les marches de l'autel, le menton sur les genoux, et se rappela tout ce qu'il avait entendu dire de l'Initiation guerrière - de la part d'Etienne qui ne pouvait parler de rien d'autre, de Richard, du père Ingolf... Si seulement la moitié de toutes ces choses terribles qu'ils lui avaient racontées étaient vraies, lui, Arthur Fitzrolf, n'avait décidément rien à faire dans cette chapelle. Qu'est-ce qu'il avait accompli pour pouvoir prétendre au cingulum militiae ? Rien d'héroïque, certainement ! Il est vrai que le monde était devenu plus pauvre et plus faible depuis les temps chantés par les ménestrels. L'aïeul de Richard, Einar le Berserk, avait une fois protégé son hövding Hrolf le Piéton, qui ne s'appelait pas encore Rollon, d'un coup d'épée ennemi avec sa poitrine non armée. Le guerrier qui avait asséné le coup était devenu fou d'horreur en voyant le Viking rester sain et sauf... Einar était un berserk, un possédé, il devenait invulnérable aux armes lorsque la folie guerrière s'emparait de lui. Richard lui-même racontait avoir vécu quelque chose de semblable dans la bataille où sa femme avait péri. Sans rester invulnérable, certes, il avait fini par s'écrouler sous l'effet du simple épuisement et pas à cause de ses blessures. L'émir seldjouk Kerbogha qui l'avait tenu en captivité pendant trois ans racontait que Richard avait tué vingt-sept ennemis ce jour-là, rugissant et hurlant, les cheveux hérissés comme le poil d'un loup et les yeux comme des soucoupes toutes blanches sans le moindre soupçon de prunelles. « C'est pourquoi il a ordonné de me ramasser, au lieu de me donner le coup de grâce, expliquait Richard avec un sourire. Il a décidé que j'étais un fou, une sorte de derviche. Ils jouissent de l'estime là-bas. » Arthur frissonna, mal à l'aise : des exploits pareils étaient évidemment au-dessus de ses forces. Il avait été transi de peur avant le combat, n'était-ce pas honteux ! Heureusement que tout a bien fini, qu'aurait-il fait autrement ? Le pauvre Raymond, tout au moins, n'avait pas demandé grâce à haute voix. Et comment aurait-il agi lui-même en voyant sa mort à la pointe du poignard à sa gorge ? Il se serait évanoui comme une dame courtoise, ou pire que cela... Un fameux chevalier !
Gagné par la fatigue, Arthur s'endormit insensiblement, adossé aux genoux de la statue. À son réveil, il vit Richard en cotte de mailles niellée qui tombait au-dessous du genou, une épée à la ceinture. Le visage de son ami lui parut étrangement inconnu. Intimidé, le jouvenceau se leva ; à ce moment-là, le père Nigel entra dans la chapelle en habit de prêtre. Celui-ci également parut changé à Arthur, et le coeur du futur chevalier manqua un coup. Il se signait et saluait automatiquement pendant que le prêtre récitait les prières en bénissant ses armes, et ne revint à lui qu'en entendant une question que le père Nigel lui adressait.
- Arthur Fitzrolf de la lignée d'Arthur Pendragon, es-tu prêt à accomplir ta prédestination en devenant le gardien de la plus grande sainte relique du monde chrétien ?
- Oui, saint père, répondit Arthur avec déférence, en baissant la tête.
- Es-tu prêt à renoncer pour cela à tout ce qui est du monde, à la richesse et à la puissance, à l'amour et à la procréation, selon les paroles de notre Seigneur : celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi ?
- Oui, saint père.
- Que le Seigneur soit avec toi, mon fils, dit le prêtre à voix basse en signant la tête baissée du jeune homme.
- Connais-tu le code de la chevalerie ? lui demanda Richard d'un ton extraordinairement sévère.
- Oui, messire. (Un novice* n'a pas le droit de reconnaître dans le chevalier parrain une ancienne connaissance et de le traiter d'une façon familière : à son entrée dans la chapelle, l'écuyer Arthur Fitzrolf était mort au monde et l'heure de sa résurrection n'était pas encore arrivée.) Le code de la chevalerie prescrit de combattre vaillamment pour la foi chrétienne, garder purs son âme et son corps, défendre la veuve et l'orphelin, ne pas tirer les armes pour la vengeance ou le profit, faire grâce au vaincu, sauvegarder son honneur, être brave, sage, clément, fidèle et chaste.
- Est-ce que tu jures de suivre ce code ?
- Je le jure, messire !
- À genoux, maître Fitzrolf !
Arthur plia ses genoux et une épée lourde se posa à plat sur son épaule. Une longue lame aux reflets irisés la toucha trois fois et des larmes brûlantes montèrent aux yeux du jouvenceau.
- Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, de l'Archange Saint Michel et de Saint Georges le Victorieux je te fais chevalier, sois brave et généreux. Que la paix reste avec toi !
Richard décocha à Arthur une taloche rituelle qui s'appelait une « coulée », le souleva et lui donna un baiser. Le nouveau chevalier avait un léger vertige, les contours des objets étaient flous. Maintenant il comprenait à peu près ce que devait ressentir Lazare ressuscité.
Aujourd'hui, le monde entier lui appartenait, un monde qu'il lui faudrait s'approprier à neuf : un écuyer adolescent venait de mourir, un homme et un guerrier venait de naître. C'était sa journée. Arthur le comprit pleinement lorsque le père Nigel ouvrit un paquet allongé et un dessin ruisselant sur une lame mordorée de quatre pieds brilla devant ses yeux comme un fleuve au soleil. C'était une épée, mais quelle épée ! Une lame en précieux damas soudé, garnie sur les bords d'acier poli au miroitement doux, qui ne craint ni la rouille ni le froid, qui peut aisément trancher une cotte de mailles ou un écheveau de laine qui flotte au fil de l'eau. Une poignée dorée et finement sculptée invitait la paume, la solidité et l'équilibre de la lame étaient au-dessus de toutes les louanges. Arthur restait immobile, frappé de stupeur ; Richard donna une chiquenaude sur le tranchant de l'épée et fit claquer sa langue avec admiration lorsque celle-ci répondit d'une voix claire et sonore. Il posa l'épée sur sa tête et brusquement plia ses deux bouts jusqu'aux oreilles - l'épée se courba docilement, puis se redressa comme un jeune arbre. Dans la bataille, il ne faudra pas la redresser avec la jambe après chaque coup !
Il y a des épées dont l'assemblage prend de longues années. Elles coûtent plus cher que si elles étaient en or pur. Cela se comprend : certaines épées ne se vendent pas, mais il n'y a pas de trésor qui ne s'acquière avec une épée, même si le trésor en question ne se mesure pas en dirhems et en bezants. Le digne propriétaire d'une lame glorieuse a un honneur particulier parmi les hommes et un prix insigne aux yeux des femmes. Une épée est sainte, puisque tous les éléments participent à sa naissance : la terre donne le minerai, le feu fond le fer, l'eau et l'air le transforment en acier et en damas. Il paraît qu'aux temps anciens on plongeait une lame nouveau-née dans le coeur d'un ennemi intrépide pour qu'elle, ayant bu son sang, s'imprégnât de sa force et de sa valeur...
- Comment s'appelle-t-elle ? chuchota Arthur en acceptant l'épée pieusement sur ses paumes.
- Elle s'appelle Talitha.
- Pucelle ? s'étonna le jouvenceau en mobilisant ses faibles connaissances de l'hébreu.
- Pucelle, confirma l'ermite avec un sourire. Jusqu'à ce jour, elle est restée pure du sang humain, ayant servi uniquement pour la guérison et la protection contre le mal. Ménage son honneur comme tu aurais ménagé celui de ta bien-aimée et, autant qu'il est possible pour l'aveuglement humain, ne frappe pas avec elle injustement.
- Talitha, répéta tendrement Arthur et cacha son visage derrière la poignée finement sculptée. C'était au-delà de ses rêves les plus audacieux. Ni l'oncle Alfgar ni même le comte Etienne n'avaient une épée pareille.
- Allons-y ?! Richard montra avec entrain l'épée dans les mains d'Arthur et dégaina la sienne.
- Oui ! Arthur attrapa l'épée de Richard à mi-chemin, deux lames se rencontrèrent et chantèrent avec des voix semblables. Aucune d'entre elles n'eut une seule encoche, et Talitha dorée ne fut en rien inférieure à Stainless qui jusque-là avait tranché les épées ennemies comme si c'étaient des pieux de bois.
- Oh là là ! sourit Richard. Nous ne sommes pas nés frères par un manque d'attention de nos anges gardiens, et ces deux épées auraient dû sortir de la même forge !
- N'avez-vous pas assez joué, petits enfants ? grommela le père Nigel. Vous êtes de drôles de gens ! Normaux, sympathiques, lettrés même, et cependant, vous ne pouvez pas vivre sans pourfendre votre prochain avec un morceau de fer aiguisé !
- Qui ai-je donc pourfendu ? demanda Arthur, stupéfait. Il ne s'était pas attendu à une attaque de la part d'un homme qui venait de lui faire un cadeau vraiment royal.
- Le saint père est jaloux, tout simplement, dit Richard avec un clin d'oeil. Il a manqué tout ce qu'il y a de plus intéressant dans la vie !
- C'est bon, amusez-vous, soupira l'ermite. Arthur, dis-moi la date et l'heure de ta naissance, je veux faire ton horoscope.
- Je ne connais pas l'heure exacte, répondit Arthur après une réflexion, ma nourrice disait que j'étais né vers la fin de la troisième chandelle*. Mais je me rappelle bien la date : le vingt et un septembre, le jour de la Nativité de la Sainte Vierge Marie.
- C'est ce que je pensais, l'ermite hocha la tête avec satisfaction. La Nativité de la Sainte Vierge et le signe de la Vierge selon le zodiaque font une combinaison remarquable. Je me demande ce qu'elle t'apportera, Arthur Fitzrolf, prince de la maison d'Arthur de Bretagne, né sous le signe de la Vierge !
* Novice (m.) - écuyer qu'on adoube chevalier.
* Troisième chandelle (f.) - vers 5-6 heures du matin. La nuit était divisée en trois chandelles : la première brûlait jusqu'au bout avant minuit, la seconde vers 3 heures du matin et la troisième vers 6 heures.
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