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Chapitre 1. Le château de Belmont et ses habitants


Nous ne sommes que visiteurs chez le Temps,
Notre vraie maison, c'est l'Eternité.


Lev Gumilev


Quelqu'un doit encore avoir besoin
D'un nid de cigogne sur les toits


Marina Tsvetaeva


Le château de Belmont, situé au sud-ouest de la rivière Trente, à l'intersection des comtés de Derbyshire et de Nottinghamshire, présentait un spectacle imposant au XIIe siècle. Un donjon* élevé avec quatre contreforts*, des murs crénelés en calcaire blanc couverts de mousse et de saxifrage, des tours massives, une barbacane* - tout témoignait que les habitants du château étaient des gens aisés et prêts à se défendre. Bâti sous Guillaume le Bâtard à la place d'une forteresse en bois qui avait brûlé, - cette forteresse avait appartenu à un tan anglo-saxon, - le château blanc en haut de la colline dominait le pays tout en faisant partie du paysage d'une manière harmonieuse. Il devait son nom à un compagnon d'armes du Bâtard, Henri de Beaumont : ayant monté la colline où les fragments de la vieille forteresse fumaient encore, il regarda autour de lui et s'exclama : « Quel beau mont ! » Il n'est pas clair ce qu'il avait en tête : la beauté de la vue qui s'ouvrait du haut de la colline ou bien l'avantage tactique de sa position. Probablement le dernier, parce qu'il ordonna immédiatement de bâtir une forteresse en pierre et ensuite confia cette forteresse à un vaillant chevalier qui jura de ne jamais la céder à l'ennemi.

Ce chevalier était un noble Anglo-Saxon au nom d'Ethelred. Comme beaucoup de ses compatriotes, il avait soutenu Guillaume de Normandie dans sa lutte pour le trône. Le Bâtard pouvait être bon ou mauvais, mais le testament d'Edouard le Confesseur le faisait l'héritier légitime du trône anglais, tandis qu'Harold, avec toutes ses qualités incontestables, était un parjure et un usurpateur. Les générations futures ne pouvaient pas comprendre comment les Anglo-Saxons, fiers et belliqueux, aient pu se résigner à l'arbitraire des envahisseurs, mais pour les contemporains la situation était bien plus complexe. Le fils cruel de Robert le Diable, qui faisait peur à ses propres vassaux, ne ressemblait en rien à un barbare caricatural : par contre, il était plus intelligent, plus clairvoyant et perspicace que la plupart des monarques de son temps. En plus, il savait être patelin comme un chat quand il sentait que le rugissement d'un lion n'arrangerait pas les choses. C'est ainsi qu'il gagna la confiance d'Edouard le Confesseur et le persuada de faire un testament en sa faveur. Ensuite il attira chez lui son rival principal, Harold Godwinson, et lui arracha un serment de fidélité en lui laissant comprendre qu'autrement il ne verrait plus sa patrie. Harold lui jura hommage* sans grande hésitation, sachant bien qu'un serment extorqué n'avait pas une force de loi. Quelle ne fut pas son horreur lorsqu'il découvrit que le coffre recouvert de tissu sur lequel il avait juré était une châsse qui contenait les reliques des saints les plus vénérés en Angleterre et en France ! De la part de Guillaume ce fut un coup de génie qui désarçonna Harold et enleva les armes à ses partisans. Désormais chacun qui soutenait Harold devenait le complice d'un parjure, d'un traître qui avait usurpé le trône. À cette époque, la fidélité à Dieu et au seigneur était infiniment plus importante que l'appartenance à une nation, et les origines franco-normandes de Guillaume ne diminuaient pas ses droits au trône anglais.

Les événements qui suivirent sont trop bien connus pour qu'on s'y arrête : le malheureux roi Harold mourut dans la bataille d'Hastings, ainsi que ses frères cadets, Gyrth et Léofwine. Le dernier descendant des rois anglo-saxons, le jeune Edgar Atheling, abdiqua volontairement ses droits en faveur de Guillaume. La famille du feu roi fut clandestinement transportée à l'étranger par des amis fidèles, et plus tard Gytha, la fille d'Harold, devint la femme de Vladimir Monomaque.

Mais revenons à nos héros. Le chevalier Ethelred épousa une noble Française, Loïse de la Tour, qui donna le jour à deux fils, Rolf et Alfgar. Deux ans avant le concile de Clermont le vaillant chevalier devint veuf. Sire Ethelred de Belmont enterra son épouse et partit en pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. Il mourut sur le chemin du retour. C'est Rolf qui eut le château et les terres, selon les voeux du seigneur, Etienne de Blois. Le comte Etienne, le seigneur de Blois et de Chartres, le gendre de Guillaume de Normandie, un riche propriétaire en Normandie et en Angleterre, celui dont les chroniqueurs disaient qu'il possédait plus de châteaux qu'il n'y avait de jours dans une année, protégeait son jeune vassal. Sire Rolf de Belmont fut éduqué à sa cour à Blois, reçut les éperons de ses propres mains et, dans une large mesure, suivait les coutumes normandes. Selon ces coutumes, c'étaient les voyages et les aventures qui donnaient du lustre à un chevalier. Les vieux tans anglo-saxons, qui ne quittaient jamais leurs manoirs* pour aller plus loin qu'une abbaye voisine, étaient tellement dégoûtés de voir leurs fils mettre les habits de ces étrangers, imiter leurs coutumes et leurs manières courtoises ! Le premier lord de Belmont, suivant l'exemple de ses amis normands chez qui les armoiries étaient en vogue, inventa son propre blason, avec la permission du seigneur : sur un champ d'azur, la tête blanche d'un noble cerf, couronnée de cornes d'or. Toute sa vie il servit loyalement le Bâtard de Normandie, ensuite ses fils, et quand il fut vieux, il se traîna à Saint Jacques de Compostelle pour y mourir. Son fils alla encore plus loin : il coupa à la normande ses boucles saxonnes, blondes comme les blés, introduisit la langue française chez lui et ordonna de l'appeler châtelain*. Dès qu'il fut propriétaire du château et du manoir, il alla, dans la suite d'Etienne de Blois, à la cour de Philippe Ier, roi de France. Il en revint avec une maîtresse : jeune beauté bretonne enlevée, Dieu pardonne, à son époux légitime !

Cette histoire fit beaucoup de bruit. Les parents de Béatrice (c'était le nom de la beauté) marièrent leur fille âgée de seize ans au baron de Cavoye, godelureau quadragénaire sujet à des accès de rage incontrôlables. On disait même que la première femme du baron, également jeune et belle, avait été la victime d'un de ces accès. Quoi qu'il en fût, le baron se cassa les dents sur Béatrice. Quand elle découvrit quel cadeau elle avait pour mari, elle s'enfuit de l'autel même, alla tout droit à Paris et implora le roi Philippe de la protéger. Le roi reçut la fugitive avec bienveillance : après tout, sa propre mère, la princesse de Kiev Anne, fille de Yaroslav le Sage, vivait depuis des années avec son amant, Raoul de Valois, et Philippe lui-même venait d'être excommunié par le pape Urbain pour avoir répudié son épouse légitime mais mal-aimée et épousé sa maîtresse. La comtesse d'Anjou qu'il prit pour maîtresse était sa cousine et elle aussi était mariée - son mari légitime, le comte d'Anjou Foulque, la céda à l'amiable à son roi. En plus, le roi gardait une dent contre le baron de Cavoye, qui avait rendu la vie dure à son cher père, Henri Ier, et qui ne faisait aucun cas de lui, Philippe. C'est à peine s'il avait daigné jurer hommage pour sa baronnie ! Somme toute, Philippe n'allait pas forcer la fugitive à retourner chez son mari, mais il ne pouvait pas la prendre ouvertement sous sa protection, craignant le scandale. C'est pourquoi il fut bien aise de voir qu'un des chevaliers du comte de Blois ne quittait pas des yeux la belle. Voyant que la jeune femme jetait sur l'Anglais des regards non moins éloquents, il manda le comte pour un entretien privé. De cet entretien résulta un départ prompt des amoureux pour l'Angleterre.

L'arrivée de la belle Bretonne jeta le désarroi dans l'âme d'Alfgar, qui allait sur sa vingt-troisième année. Son frère aîné le remarqua et se hâta de le marier à la fille d'un vassal. Un an plus tard Béatrice donna naissance à un fils, Arthur, et Alfgar et lady Joanne eurent également un fils, Josselin. Malheureusement, la bien-aimée du seigneur de Belmont mourut bientôt d'une maladie mystérieuse et brève. La nature soudaine de cette mort, son caractère mystérieux et peut-être aussi le mot sinistre de « mauvais oeil » chuchoté par les domestiques, - tout cela mit sire Rolf sur ses gardes et lui fit éloigner l'enfant. On lui trouva une nourrice, une jeune paysanne qui se tenait propre et respirait la santé, et sept ans plus tard on l'envoya à l'école de l'abbaye de Nottingham. Rolf n'était plus : pleurant Béatrice, il partit pour la Croisade et tomba sous les murs de Jérusalem. Sire Alfgar avait combattu vaillamment aux côtés de son frère dans la Terre Sainte, et après la libération du Saint-Sépulcre se hâta de retourner chez lui.

Onze ans passèrent. Lady Joanne donna naissance à une fille, Elfride, Josselin retourna de la cour de Thibaut de Champagne, le fils aîné du comte Etienne, chez qui il avait servi comme page et ensuite comme écuyer, suivant la coutume, et un an auparavant Arthur revint de Chartres, où il avait rempli les mêmes fonctions chez Etienne jeune, qui avait le même âge que lui.

Sire Alfgar n'avait pas quarante ans. C'était un guerrier costaud et redoutable, au teint basané, peut-être un peu trapu pour sa taille, mais chez un homme l'excès de force physique n'est pas un défaut. Pourtant ceux qui avaient connu Rolf disaient que, comparé à son frère, Alfgar était comme une massue à côté d'une épée, un taureau à côté d'un beau cheval de race. Ses traits n'avaient rien de repoussant, dans sa jeunesse il avait même été beau, pourtant personne ne l'appellerait sympathique ou plein de charme. Avec l'âge il gagna du poids et une certaine rudesse un peu plate. Il était malheureux dans son mariage : lady Joanne, maigre et osseuse, était appelée par tous ceux qui avaient le bonheur de la connaître par le mot court mais expressif de « chipie ». Leur fils Josselin, jouvenceau mou et veule aux yeux bouffis de sommeil, tenait à la fois du père et de la mère, et cette ressemblance n'était pas à son avantage. La complexion robuste de sire Alfgar, jointe au maintien gauche de sa mère, produisait une impression assez étrange : il avait la mâchoire lourde et saillante de son père, tandis que la bouche sans lèvres de lady Joanne faisait une moue dédaigneuse, qui communiquait à toute sa physionomie un air maussade et désagréable. On sait bien que les apparences sont trompeuses, mais dans le cas de Josselin elles ne mentaient pas : l'héritier de Belmont était paresseux, acariâtre, obtus, et même la brillante cour de Thibaut de Champagne n'avait pas pu le dégrossir.

Josselin avait, comme nous venons de le dire, une soeur cadette, fillette de neuf ans, jolie, vive, affable et un peu sotte. Le trait principal de son caractère était une complaisance qui allait jusqu'à la servilité. Elfride voulait se faire agréable et plaire à tout le monde, juste comme ça d'ailleurs, sans y chercher profit ou intérêt.

Le château abritait, en dehors du lord et de sa famille, le chapelain père Robert, le commandant de garnison Escogriffe Walter, une quinzaine de gardes, tous de fieffés casse-cous, et toute une foule de domestiques : valets, pages, écuyers. Les pages, garçons de dix à douze ans, fils de chevaliers pauvres, vassaux du lord de Belmont, servaient à table, portant les plats et de l'eau aromatisée, étrillaient les chevaux, donnaient à manger aux chiens, n'oubliant pas entre-temps de se donner des coups de poing ou de chiper une gourmandise dans la cuisine. Trois fois par semaine on les mettait sous les ordres d'Escogriffe Walter qui leur apprenait le tir à l'arc, la lutte et l'escrime. Tous les autres jours, sauf le dimanche, ils passaient deux heures dans un manège improvisé près de l'écurie, sous la surveillance de l'esclave sarrasin Kerim.

Ce Kerim était un personnage remarquable qui mérite une conversation à part, bien qu'il fût, aux yeux des pages, un tortionnaire qui faisait souffrir les innocents en leur infligeant le trot sans étriers, des voltes, des demi-voltes et le saut d'obstacles. En échappant enfin aux griffes de l'impie païen, les pages tombaient sous la coupe du bon chapelain qui leur enseignait le latin, les dogmes de l'Eglise romano-catholique et les préceptes de la piété. En somme, la vie des garçons était supportable : en tant que futurs chevaliers, ils étaient à la charge du châtelain. Leurs soeurs et cousines qui étaient sous la protection de lady Joanne avaient moins de chance. Les pauvres étouffaient des bâillements en s'occupant, jour après jour, des choses les plus ennuyeuses au monde : la couture, la broderie, la dentellerie. En principe, on enseignait également aux jeunes filles de familles nobles les secrets de la médecine, mais lady Joanne n'en savait pas grand-chose elle-même, ce qui ne l'empêchait pas de prodiguer des cris et des reproches. En passant devant ses appartements, on entendait : « Idiote, imbécile ! Bonne à rien ! » - « Où sont mes boucles d'oreille, petite salope ?! » - « Tu n'as pas honte de t'attifer ainsi ? On sait bien à quoi tu penses ! » Parfois les cris stridents de la noble dame étaient accompagnés par un bruit de soufflet. Les domestiques craignaient leur maîtresse comme le feu, et même Escogriffe Walter, avec sa figure de brigand, prenait un air obséquieux et se faisait plus petit en la voyant. Sire Alfgar, qui au fond n'était pas un méchant homme, plaignait les domestiques et les pauvres filles mais préférait ne pas intervenir, ménageant ses nerfs.

Dans le château de Belmont il y avait deux écuyers. L'aîné, Wilfred, un garçon de dix-huit ans, désinvolte et impertinent, était au service personnel de sire Alfgar. Il devait garder en bon ordre l'armure et les armes de son maître, l'accompagner en visite et à la chasse, dresser les faucons et les gerfauts, exercer les chiens. L'autre, Bel Amori, qui avait deux ans de moins, était gracile et mignon comme une jeune fille. Bel Amori s'occupait des chevaux : il les aimait passionnément et passait des journées entières à l'écurie. Grâce à ses efforts les chevaux étaient gras et luisants, leurs selles et le reste du harnachement étaient toujours en bon ordre, et les plaques en cuivre qui les décoraient brillaient comme de l'or. Les jouvenceaux ne communiquaient pas beaucoup entre eux : Will prenait de grands airs et Amori ne cherchait pas son amitié. Il reste à ajouter que Wilfred s'intéressait vivement aux pupilles de lady Joanne et ne manquait jamais une occasion de tabasser un page, par contre, tout cela laissait indifférent Bel Amori : ce qui l'intéressait dans ce monde, c'était les chevaux.

Dans la cour du château se situaient de nombreuses dépendances : une écurie à trente chevaux, un chenil où logeaient les alans gentils*, favoris de sire Alfgar, une cuisine d'été, une office, une forge, une bourrellerie. Il fallait avoir l'oeil sur tout cela, ce qui donnait beaucoup de soucis au châtelain. Ces soucis ne diminuèrent point quand, après de longues réflexions, il rappela de France son neveu.



* Donjon (m.) - tour de garde d'un château.

* Contreforts (m.) - saillies angulaires, murs massifs qui renforcent la puissance d'une fortification.

* Barbacane (f.) - tour au-dessus de la porte du château, du côté extérieur.

* Hommage (m.), ou commendation (f.) - serment de fidélité du vassal à son seigneur.

* Manoir (m.) - domaine seigneurial en Angleterre au Moyen Âge.

* Châtelain (m.) - commandant, chevalier qui a la garde d'un château qui appartient au seigneur.

* Alan gentil (m.) (noble alan) - race de chiens de chasse populaire au Moyen Âge, qui suivait la trace du sang du gibier. Les alans gentils étaient de grands chiens au large poitrail, à poil lisse et aux oreilles coupées (dressées haut sur la tête), à la robe fauve, sable ou bigarrée. Ils ressemblaient aux bullmastiffs ou aux cane corso et, à part la chasse, étaient utilisés comme gardes du corps et gardiens.
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