Dès que Roxane m'a parlé de ces fameux chocolats, j'ai pris les devants. Cet âne m'a subtilisé ma pâte à voler, ce qui est déjà bien assez agaçant en soi, mais l'idée qu'il la diffuse partout me donne des sueurs froides. Un jour ou l'autre, les flics vont mettre la main dessus, l'envoyer à un labo, en extraire tous ses composants, atropine, scopolamine... ce qui mettra la puce à l'oreille de n'importe quel toxicologue. Ce n'est pas comme si les plantes des sorcières étaient un mystère de nos jours. Ensuite, quelle probabilité pour que les flics recoupent les conclusions d'un expert et les ragots du coin ? Je n'en sais rien, et je n'ai pas l'intention de m'en remettre à la chance.
J'ai nettoyé chaque pièce de la maison, en commençant par les étages et en descendant jusqu'à la cave. J'ai brûlé le matelas antique rempli de paille, et ciré le parquet de ma piste de décollage. Même si cela ne suffit pas à éliminer les traces de drogue, la térébenthine du cirage pourrait bien rendre impossible les analyses. Du moins c'est l'idée. J'ai lavé tous les textiles, nettoyé le canapé en cuir, porté tous les tapis en déchetterie, récuré chaque centimètre carré de la maison, avec une attention particulière pour la douche. Puis j'ai vidé la cave, brûlé les plantes sèches près du ruisseau, en restant loin de la fumée - il y aurait de quoi mettre un taureau dans le coma. J'ai jeté les bocaux, et tout ce qui était trop compliqué à nettoyer, puis lavé, relavé, aspiré chaque grain de poussière, sur le sol, les murs, les plafonds, et fait tourner ma machine à laver non stop pendant trois jours.
Une fois ce nettoyage terminé, je me suis laissé tomber dans le canapé avec un soupir.
La maison devrait être, du point de vue de la police scientifique, celle d'un type relativement clean sur le plan toxicologique, et totalement maniaque sur le plan ménager. On ne peut guère faire mieux sans l'incendier.
Et maintenant, se pose la question du carnet.
Mon précieux.
Celui qui renferme toutes mes recettes, ou plutôt celles de ma grand-mère. Celle de la pâte à voler, celle de la potion qui fait dormir, celle de la potion qui fait dormir pour de bon... Parfois je me dis que si le destin a été si cruel envers elle, c'est parce qu'elle a osé rompre avec la tradition orale et mettre sur papier ce qui ne devait pas être écrit. Je me méprise pour ces accès de superstitions, d'ailleurs. C'est juste un carnet. Il contient des recettes à base de plantes médicinales et des croquis plus ou moins réussis, comme celui de la tête de cochon, avec ses renards et sa ramure et ce regard vide qui me donnait des cauchemars quand j'étais petit. Et une excellente recette de mousse au chocolat, allez savoir pourquoi.
C'est une sacré pièce à conviction mais également une partie de mon héritage, il est hors de question de le détruire. Je l'emballe dans plusieurs épaisseurs de plastique, en regrettant de ne pas avoir la soudeuse de Mathias sous la main, avant de le cacher dans le caveau familial. Les flics ne profanent pas les tombes, normalement.
Je me sentais apaisé après ce grand nettoyage. Je ne risquais plus grand chose, tant que je me tenais éloigné de la source du danger, du moins c'est ce dont j'essayais de me convaincre pour me rassurer. Mais il ne fallait pas compter sur ce gros balourd Mathias pour me laisser tranquille.
Pendant tout l'été je me suis arrangé pour ne pas le voir à Déjà-Vu, mais seulement en passant voir Roxane, ou plus précisément pour passer la chercher avant d'aller chez Lukas. Je sonnais chez Mathias, pour ma satisfaction personnelle et pour le garder au chaud dans un coin, on fumait un joint, puis je partais avec Roxane après avoir dit non au moins quinze fois à une sollicitation pour une soirée vraiment trop cool avec ses nouveaux potes trop géniaux. Je me retenais de lui dire que sa nouvelle vie de rêve prendrait fin avec son pot de pâte verte, il devait bien s'en douter lui-même. Il trouverait autre chose, sans doute, mais ce n'était plus mon problème. Je l'interrogeais régulièrement pour savoir s'il jacassait sur la provenance de son produit, il m'assurait que non, et je le croyais, dans la mesure où j'étais persuadé qu'il voulait se garder tout le mérite pour lui même.
Donc je ne me sentais absolument plus concerné.
Jusqu'à ce qu'il débarque à la fin de l'été, bien amoché.
Je ne l'ai pas entendu entrer, pour la bonne et simple raison que je dormais.
Se coucher tôt est un grand bonheur.
Fortement entaché par l'obligation de se lever à quatre heures.
Pour m'endormir facilement, je fabrique une teinture-mère de plantes, nettement plus efficace que tout ce qu'on trouve en pharmacie. C'est le seul mélange que je n'ai pas pu me résigner à jeter, parce que j'en ai désespérément besoin. Tranquillement assommé par mon sédatif, je dérive dans un sommeil ininterrompu pendant sept heures, plein de rêves surréalistes sans être dérangeants, et j'arrive frais au boulot, quel que soit le décalage de mon emploi du temps merdique. C'est merveilleux.
Mais pour gérer une urgence, c'est une autre affaire.
Quelque chose m'a saisi par l'épaule et me secoue violemment. Un peu comme un chien secouerait un lapin pour lui briser la nuque. D'ailleurs pendant quelques minutes je suis persuadé d'être un lapin, encore trop englué dans mon rêve pour me rendre compte qu'il se passe quelque chose au delà de ce que j'ai devant les yeux. A savoir une prairie, ou la mer, ou les deux. C'est plein d'herbes mouvantes et c'est bleu.
J'entends qu'on m'appelle, mais impossible d'émerger.
Ce n'est pas comme si j'en avais envie.
Puis mon cerveau se rebranche, j'ouvre les yeux, j'essaye de faire le point. Pour me retrouver face à un visage gonflé au point d'en être méconnaissable.
- Putain, t'as le sommeil lourd, toi... T'as des pansements ? Peut-être de l'arnica ?
Quelle galère. Je tiens à peine debout, et il ne doit qu'à mon état d'engourdissement de ne pas se faire botter le cul jusqu'en bas des escaliers pour avoir osé me déranger en pleine nuit. Voilà ce qui arrive quand on ne ferme pas sa porte. Mais il me semble moins fatigant de l'aider que de discuter, pour le moment. Je l'emmène à la salle de bain, sors ma trousse à pharmacie. Puis je reste momentanément déconfit devant la blessure qu'il me demande de soigner en priorité, une longue balafre bien nette sur le bras. Elle est profonde, vu comme sa manche est imbibée, mais comme le saignement s'est déjà calmé, je suppose qu'aucune artère n'a été touchée.
- C'est net comme avec un scalpel. Comment t'as fait ça ?
- Je me suis coupé.
- Sans déc. Tout seul ?
Il ne répond pas mais prend un air embarrassé. Comme si les bleus qu'il a sur la figure ne parlaient pas d'eux-mêmes.
- Faudrait recoudre. T'as de la chance, j'ai des strips. Ça suffira peut-être.
- T'es prévoyant. Comme d'habitude.
- Un jour Simon s'est blessé en coupant du bois. Il a fallu l'emmener aux urgences, je te raconte pas le cirque. Il aurait recousu lui-même avec du fil dentaire pour éviter d'aller à l'hôpital. Mais il avait pas de fil dentaire non plus.
- J'ai vu ça dans un film.
- Lui aussi. A mon avis c'est pas un bon plan. La menthe, ça doit piquer. En tout cas, maintenant j'ai ce qu'il faut.
Une fois la blessure nettoyée et pansée, la salle de bain ressemble à une scène de crime. Je le laisse étaler de la pommade à l'arnica sur son visage, pendant que j'essuie sommairement la faïence et mets la serviette et ses vêtements tâchés de sang à tremper dans une bassine d'eau froide. Lui trouver quelque chose à sa taille dans mes affaires me prend un bon moment. Je finis par exhumer un sweater et un T-shirt oversized datant de ma période hip-hop du collège. Quand on a terminé, il est trois heures du matin. Je ne sais même pas si ça vaut la peine de me recoucher.
- Tu es sûr que personne ne sait où tu es ?
- Absolument sûr. J'ai rien dit à personne sur toi.
- Ça m'étonne, mais c'est très bien.
- Je voulais pas qu'on me double en allant te demander de ta pâte verte en direct...
Je soupire. Il vaudrait mieux rire de sa stupidité sans fond, mais je n'ai pas trop l'énergie pour ça. Au moins il est sincère, on peut lui reconnaître cette qualité.
- Il me faut du café pour me remettre d'aplomb avant d'aller bosser. T'en veux ?
- Je peux rester là ?
- Au point où on en est.
- Quoique...
Il semble hésiter. Je le laisse cogiter, on descend à la cuisine et je prépare un seau de café bien fort.
- Toute ma thune est chez moi alors c'est peut-être mieux si je rentre, dit-il. On sait jamais.
- Tu l'as pas cachée ?
- Ben, c'est dans un sac de sport dans mon armoire, alors ça se voit pas trop, mais c'est pas une planque infaillible non plus.
- C'est pas une planque du tout, gros naze.
- Je sais, mais j'ai pas trouvé mieux, mon appart est minuscule.
Au final, il reste dans mes jambes et je dois endurer sa gratitude jusqu'à l'heure de partir au boulot.
Ce moment d'égarement, il y a six mois, où je voulais absolument lui attirer des ennuis ?
Quelle connerie.
Il y arrive très bien tout seul.
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