La créature à la tête de sanglier apparaît toujours dans le même coin de la pièce. Elle est là quand j'atterris, les renards grouillant sous elle, et sa ramure touchant presque le plafond. Je ne sais pas quand j'ai commencé à la voir, je crois que dès mes premiers voyages, elle se trouvait déjà là. Je l'ai reconstituée dans un caveau du cimetière quand j'ai dégagé la taxidermie du salon, pour rire.
Du moins, pour essayer d'en rire.
Ce n'est qu'une invention. Un résidu de mon enfance, bercée de dessins animés de Miyazaki et d'histoires de sorcières, s'est frayé un chemin jusque dans mes hallucinations sous cette forme délirante. J'en ai fait mon totem, si on veut. Dans le fond ce n'est qu'un rêve récurrent qui, en plus de me hanter, possède une utilité particulière.
La chose répond à mes questions en piochant des réponses issues de mon inconscient - si tant est que l'inconscient existe. Elle ne peut dire que des choses que je sais déjà, mais que je n'avais pas clairement exprimées.
Du moins c'est de cette façon que je la conçois, parce que je suis rationnel. Je sais qu'il est très facile de verser dans le fantasme le plus complet quand on voyage de cette façon. Ces visions sont si puissantes qu'il est tentant de croire qu'on est habité par une révélation alors qu'on est juste un genre de toxico un peu sophistiqué. Un digne descendant des sorcières, à ceci près que je ne me fais pas avoir, à confondre délire et réalité.
Je hais ces superstitions, je ne les laisserai pas m'influencer. Reste que ce truc me fout vraiment les jetons.
- Va-t-en, Tête de cochon, dis-je à la chose dans le coin de la pièce.
- C'est moi que tu traites de tête de cochon ?
Lukas est assis sur le parquet à côté de moi. Il me regarde d'un air vaguement réprobateur, et comment lui en vouloir vu mon état négligé. Comme toujours, je me suis suffisamment agité pendant mon voyage pour me découvrir complètement.
- Ouais, t'es carrément un porc pour me mater comme ça.
- T'es pas trop à ton avantage, là.
Je le conçois sans peine. Trempé de sueur, luisant de gras, gisant sur un vieux matelas dans une pièce vide, avec tous ces motifs peints sur les murs avec une peinture brune dégueulasse... Je dois être aussi beau à voir qu'un coq décapité après un rituel vaudou. Je tâtonne à la recherche des pans de mon peignoir pour me couvrir un peu. Espérons que Lukas n'a pas remarqué qu'en plus de tout ça, il y a du sperme sur ma cuisse.
- Comment t'es entré ? J'avais mis le verrou.
- Simon donne la clé à n'importe qui.
- Tu n'es pas n'importe qui.
- Je parle pas de moi, je parle de ce type, Mathias.
Mon estomac se contracte comme si j'avais reçu un coup.
- Il est ici ?
- En bas. Je suis arrivé juste après lui, t'inquiète, il t'a pas vu. Je voulais le mettre dehors, mais il s'est mis à chouiner que tu l'aimais plus, c'était pitoyable. Alors je l'ai laissé rester à condition qu'il se tienne tranquille dans le salon et qu'il ne mette pas le bazar.
Je soupire. Simon va m'entendre. Mais à cet instant ce sont des pas lourds dans l'escalier que j'entends. Me redresser en position assise me demande quelques efforts. Je jette un oeil au coin de la pièce. La chose est partie se cacher, il ne reste qu'une queue de renard qui gigote au sol.
Je suppose que je suis en état de tenir une conversation avec Mathias.
- Tu veux que je le dégage ? demande Lukas.
- Ça ira, je vais lui parler. Tu peux nous laisser ?
- OK. Hurle si t'as besoin d'aide.
Je le rattrape par la manche quand il se relève.
- Au fait, pourquoi t'es venu ?
- Roxane m'a dit que t'avais une embrouille avec ce gars, et qu'il n'arrêtait pas de te laisser des messages complètement hardcore. Elle m'a téléphoné y'a deux heures, pour me dire qu'il allait venir, et elle avait l'air assez inquiète. Du coup je suis venu en moto en coupant par les bois, et je l'ai choppé juste quand il est entré.
Je dois donc l'intervention de Lukas à la minceur des cloisons de l'appartement de Roxane. Magnifique, je n'ai aucune vie privée. Le manque de discrétion de Mathias a ses bons côtés, cela dit. Je ne sais pas ce qui lui serait passé par la tête en me trouvant nu, dans les vapes, et bien enduit de gras. Ou plutôt je le sais, et j'en frémis rien que d'y penser. J'aime bien être conscient quand on m'enfile. Puis je me rappelle que sa balourdise va aussi me coûter quelques jours de travaux bénévoles chez l'écrivain-fouineur.
Il entre timidement dans la pièce, regarde autour de lui, impressionné. Les peintures faites à même le plâtre couvrent les murs et le plafond, cassant toute perspective. Il s'agit d'une peinture à l'eau, à base de pigments naturels, probablement minéraux, parce qu'ils n'auraient pas tenu aussi longtemps à la lumière, autrement. En tout cas ce n'est pas du sang.
- C'est quoi ces peintures ?
- Un truc que je me suis amusé à faire.
- C'est africain ?
- Maori, plutôt.
La vérité c'est que je n'en sais rien, elle étaient déjà là quand je me suis installé dans la maison. Même Simon ne sait pas de quand elles datent. Mais je n'ai aucune envie de me lancer dans une discussion sur ce sujet. Celui ou celle qui a décoré cette pièce possédait un sens artistique indéniable, mais je préfère passer cette énigme sous silence.
- C'est classe... Et tu fais quoi, dans cette pièce ? Tu médites ?
- On peut dire ça.
Je l'observe, assis en tailleur sur le matelas. Il fait froid et j'ai besoin d'une douche, j'aimerais qu'il s'active un peu et qu'il crache le morceau, qu'on en finisse.
- Ton pote fait la taille d'une demie pomme à genoux, mais la clé de bras, je l'ai sentie passer.
Cette remarque me tire un sourire. Lukas compense comme il peut son petit gabarit. Mathias a de la chance de ne pas s'être fait péter le nez.
- Je sais que j'aurais pas dû entrer chez toi comme ça, mais je m'inquiétais, comme tu répondais pas à mes messages. Pourquoi tu t'es barré comme ça ? Je t'assure que mon père t'aurais rien fait.
- Tu crois que j'allais gentiment attendre de voir s'il me flinguait ou pas ? Mets-toi à ma place.
- Il s'est trouvé con, il t'a pris pour quelqu'un d'autre...
Il persiste à défendre le vieux cafard, ce qui m'agace prodigieusement. Mais si je lis correctement entre les lignes, le vieux s'est non seulement abstenu de lui dire qui j'étais, mais ne devrait pas chercher à me nuire d'avantage. Son mensonge est en danger s'il le fait. Il n'a sans doute aucune envie que son fils en sache trop sur lui. Je me suis affolé pour rien. Mais on n'écrit pas des faits divers sur les gens qui se sont affolés pour rien. On en écrit sur ceux qui se sont fait buter parce qu'ils sont restés sur place la bouche ouverte.
- Quoi qu'il en soit, il a assez bien pris le fait que je sorte avec un mec.
- Il savait pas ?
- Non, vu ce que je m'étais pris dans la tronche après avoir fait mon coming out à ma mère et à mon beau-père, j'avais pas pris de risque avec lui.
Vu comme il irradie de satisfaction, je brûle d'envie lui gâcher sa bonne humeur. Peut-être en lui disant que Paul a découvert sa plantation. Mais j'aimerais éviter que Mathias prenne des initiatives stupides vis à vis de l'écrivain. On ne sait jamais.
Je ne lui fais pas confiance. C'est un fait.
Mais je viens de prendre un recul considérable vis à vis de toute cette histoire. Mathias est le fils d'un assassin, mais l'assassin en question tient à lui, dans le fond. Même s'il n'est pas un bon père. Utiliser ce sentiment pour lui faire du mal serait facile, mais qu'est-ce que ça ferait de moi ? Je me suis trop investi personnellement, trop mouillé jusqu'au cou. Je n'ai rien à gagner à persister dans cette voie.
C'est la tête de cochon qui me l'a dit.
J'écoute toujours la tête de cochon, même si elle n'existe pas.
Le vieux cafard ne mérite pas de rester en paix, ni d'être heureux, mais après avoir vu la misère dans laquelle il vit, je pense que ce n'est pas tellement le cas. Rien que me voir l'a mis dans tous ses états. Il n'a pas oublié.
Alors je regarde Mathias, qui prend mon calme pour un encouragement, vu comme il sourit comme un con.
- Écoute, je veux qu'on fasse un break. J'ai besoin de réfléchir.
Quelle phrase toute faite merdique, me dis-je en le regardant se liquéfier. J'aurais pu trouver mieux, s'il ne m'avait pas pris au dépourvu, ce bâtard. J'explique gentiment que je le laisserai finir sa petite culture sans interférer, mais qu'il n'y aura plus de sexe. Son attitude n'est pas correcte, voire violente, et j'ai trop longtemps ignoré les mises en garde de mes amis. J'ai ouvert les yeux. Il faut qu'il se remette en question.
Il m'écoute lui balancer tous mes reproches, le visage fermé comme s'il prenait des gifles.
- Je pensais pas que tu voyais les choses comme ça. Tu m'as rien dit.
- C'est vrai. J'aurais dû.
Je ne m'excuse pas - il ne faut pas exagérer non plus. Il a l'attitude typique du mec dont la brutalité muselle sa victime, mais qui va ensuite se plaindre qu'elle ne l'a pas prévenu qu'il allait trop loin. La belle affaire.
La tête de cochon a toujours raison. Poser les limites maintenant, ou y laisser des plumes sérieusement.
- Je peux passer te voir ou tu veux vraiment plus voir ma tronche ?
Je réfléchis quelques instants à ma réponse. Fermer la porte ou la garder entrouverte ?
- C'est moi qui t'appellerai. Alors arrête de pourrir ma messagerie.
- T'as écouté au moins ?
Il est plein d'espoir, cet idiot. La vérité c'est que non, et si Roxane a envoyé Lukas à la rescousse, c'est que ça devait envoyer du lourd, donc j'ai sûrement bien fait.
Je soupire.
- Je suis fatigué. Va-t-en, maintenant.
Roxane débarque deux heures plus tard. J'ai eu le temps de me rendre présentable et de me réveiller un peu. Lukas reste tranquille dans son coin avec un bouquin, au point que j'avais presque oublié sa présence. Il n'a rien dit quand j'ai parlé de prendre momentanément des distances avec Mathias. Il respecte les gens suffisamment pour ne pas donner son avis de façon intempestive, autrement dit quand on ne le lui demande pas. Contrairement à Roxane, qui me pourrit abondamment pour ne pas avoir largué ce mec correctement. Ses remarques me font bouillonner à l'intérieur.
Ça déborde et on s'engueule. Je lui balance des horreurs, en appuyant là où ça fait bien mal. Dire que j'avais réussi à me retenir d'en venir là avec Mathias... Elle a le chic pour faire ressortir les pires aspects de mon tempérament.
Lukas ne s'en mêle pas, il compte les points peut-être.
Elle finit en larmes, et je me sens coupable une fois que la vapeur s'est un peu dissipée. J'essuie la marée noire que le maquillage a formé sur son visage, on se réconcilie, elle pleure encore dans mes bras. Un déluge d'émotions à la Sarah Bernhardt. Une fois Roxane calmée, on s'apprête à passer une soirée tranquille, et Simon débarque pour nous inviter à dîner au moment où on ne l'espérait plus. J'exhume une bouteille de vin de ma cave pour aller avec le pot-au-feu.
On passe une excellente soirée au bar. Simon a capté notre humeur morose, avec ses espèces d'antennes invisibles, parce qu'il parle peu mais ressent beaucoup, alors il nous allume des bougies et nous passe ses meilleurs vinyles de blues. Des choses qui n'existent pas s'incrustent parfois dans mon champ de vision, et je passe beaucoup trop de temps à m'absorber dans la contemplation des reflets de la lumière à travers mon verre de vin. Mais se retrouver entre nous me fait du bien. Simon aussi est heureux, je l'avais un peu négligé, et sa bonne humeur est contagieuse.
Ce n'est que le lendemain, en préparant le petit déjeuner, que je me rends compte que ma pâte à voler a disparu. Sans doute l'ai-je égarée, à moins que Lukas l'ait mise en lieu sûr pour m'empêcher de recommencer. Il m'a bien assez reproché de faire ce genre d'expériences seul, sans personne pour m'assister en cas de problème. Mais comme Roxane est là, je m'abstiens de lui demander.
L'autre explication, qui me vient aisément à l'esprit, est que Mathias s'est servi. Plus j'y pense, plus ça me paraît probable.
Et bien, je ne serai pas là pour lui sauver la mise s'il fait n'importe quoi. Cette fois, je m'en lave les mains.
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