Des pantins entre ses mains
Parée de ses plus belles robes, voiles de soie et de satin carmin, Émilira dansait. Émilira tournoyait au milieu de la pièce dans une envolée de tissus soyeux et une mélodie de sequins, tintant harmonieusement aux oreilles de son public. Il était là, tout autour d'elle, admirant la beauté et la grâce d'une véritable princesse des Mille et Une Nuits.
Émilira aimait tant danser. Elle dansait le matin, après le réveil. Au milieu de la matinée. Puis l'après-midi. Avant le souper... Et le soir. Surtout le soir. Lorsque le soleil brûlant se couchait et que la fraîcheur nocturne venait apaiser les corps maltraités par la chaleur de plomb de la journée, elle dansait. Et tous savaient que la nuit lui appartenait.
Fille du Sultan, elle se marierait sous peu, à présent qu'elle était une femme. Mais son père, son bon père, ne le lui imposerait jamais. Pas plus qu'il ne lui imposerait l'homme qui la ferait sienne. Émilira savait ce qu'elle voulait : qu'on lui émerveille l'œil et que l'on lui ravisse le cœur. Elle désirait l'amour.
Beaucoup la convoitaient, la dévoraient de leurs regards charmeurs ou pesants. Émilira dansait pour eux. Elle dansait pour tous, mais, ceux-ci, ceux qui avaient ces regards à son égard, elle ne les voyait pas, elle les méprisait par ses danses sensuelles. Car, tout au fond, derrière la colonnade de la grande salle du palais, se tenait l'unique public qu'elle aspirait à séduire. Celui qui l'émerveillait depuis son plus jeune âge, celui qui avait ravi son esprit de jeune fille puis son cœur de femme.
Émilira avait toujours dansé pour lui. Depuis le jour où son propre père, le général du Sultan, l'avait amené avec lui au palais pour lui enseigner les rudiments du métier, jusqu'à cette nuit-là. La distance, entre eux, était grande et, même si elle ne le voyait pas, elle sentait son regard sur elle. Doux, délicat, intense, mais invariablement empreint de la timidité qui le caractérisait. Émilira ne put réprimer un sourire amusé au souvenir de leurs premiers échanges, tandis que de ses mains graciles aux longs doigts fins, elle formait d'habiles arabesques dans le ciel.
Elle tenait son caractère fort et sa grande beauté de feu la Sultane, sa mère, arrachée à eux par une maladie foudroyante, cinq ans auparavant. De son père, elle avait hérité le sens de la justice, la bonté et l'élégance innée des Rois Ottomans. Pas plus sotte que manipulable, Émilira avait l'esprit vif et le cœur pur. Nombre d'hommes avaient tenté leur chance, et nombre d'hommes étaient repartis bredouille. Pour elle, il n'y avait que lui : Tahir, dont le prénom était aussi pur que le cœur d'Émilira.
Depuis les premiers instants, il avait craint de l'aborder, craint qu'elle ne le rejette à l'instar des autres, avant lui. Mais ses yeux, brillants tels deux opalines rendues sacrées par Dieu lui-même, n'avaient jamais menti sur ses désirs. Émilira était intelligente. Elle avait vu. Depuis les premiers instants, elle l'avait vu demeurer dans le fond des salles du palais, l'admirer, la révérer, en silence, toujours avec respect.
Alors c'était elle, Émilira, la fille du Sultan, qui était allée vers lui. Le charme de la parole et de l'esprit avait aussitôt opéré, sur l'un comme sur l'autre, bien qu'ils ne fussent âgés que de treize ans. Peu à peu, les conversations s'étaient multipliées. En ces temps de paix, Tahir, devenu capitaine d'une partie des troupes que menait son père, d'une main de fer, ne partait pas. Il ne la quittait pas. À chaque réception donnée au nom du Sultan, il était là. Chaque soir, lorsqu'elle dansait, à la suite des danseurs et danseuses qui gagnaient ainsi leur vie, il était là. Dans l'ombre des colonnades parées d'arcs d'or, de pierreries et de tout ce qui faisait les richesses du sultanat. Il ne l'encourageait pas comme certains le faisaient. Il la regardait, l'admirait seulement. Peut-être ne le faisait-il pas car il se savait déjà posséder toute son attention ? Car il savait que, dans peu de temps, viendrait pour eux l'heure de se retrouver. La danse était le moment où Émilira se présentait et s'offrait à tous. Une fois terminée, le temps n'appartenait qu'à eux.
La cadence de l'œuvre d'Émilira s'était accentuée progressivement. Les mouvements s'étaient faits moins fluides et lents, plus saccadés et rapides. Presque violents, cependant que le terme approchait. Ses hanches roulaient avec brusquerie, son corps ondoyait sans cesse, ses bras s'élevaient, emportant avec eux les étoffes qui prenaient vie, s'envolaient vers le plafond étoilé de la grande salle. Elle tournait, et tournait encore, entrant dans une transe infinie que seule la danse savait réveiller en elle. Le bruit des sequins, de ses pieds nus frappant le sol, couvrait celui de la musique alors qu'elle tournoyait avec toujours plus d'ardeur. Elle s'agitait, se contorsionnait ; flamme vacillante dans le crépuscule. Frémissait, tremblait au rythme des tambours. Et, finalement, elle se pétrifia.
Son cœur cognait ainsi qu'avait résonné la darbouka, sa poitrine se soulevant au rythme de son souffle erratique. Au centre de l'estrade d'honneur, placée au milieu de la grande salle, Émilira, toujours immobile, ferma les yeux. Elle se gorgea de l'énergie répandue par la Grâce de Dieu, inspira et expira longuement l'air rendu lourd par le pesant silence qui s'était fait autour d'elle. Puis, aussi abruptement que sa transe s'était suspendue, il se brisa, des cris d'allégresse montant de la foule massée à ses pieds.
Redressée, Émilira chercha les opalines de Tahir. Il s'était avancé, sortant de l'ombre pour se mêler aux autres, dans la lumière des riches lustres, suspendus au-dessus d'eux. Au sein de son regard brillait plus d'admiration et de dévotion qu'elle n'en avait jamais vu, et son cœur se gonfla d'amour.
- Samia ! Dépêche-toi, ma chérie, tu vas être en retard pour ton cours de danse orientale !
La jeune Samia fut tirée de sa rêverie par la voix puissante de sa mère, émanant du rez-de-chaussée. Clignant des paupières, le décor fabulé s'estompa, disparaissant pour laisser place à la réalité de sa situation. Poussant un léger soupir, Samia alla déposer ses poupées favorites près de son lit, chacune sur leur petit trône en bois peint d'or et décoré de jolis strass multicolores, semblables à des joyaux, qu'avait fabriqué son père. Elle trottina ensuite jusqu'à son miroir, ôtant sa couronne argentée. Sa ceinture de danse, de la couleur des prunelles de Tahir, s'était quelque peu affaissée durant son agitation frénétique. Samia la réajusta autour de ses hanches étroites dans un déferlement de tintements, et s'enfuit de la chambre. Elle dévala les escaliers, la bannière de ses cheveux aux petites boucles serrées et noires volant derrière elle.
Peut-être ce jour serait-il celui où Thomas, son camarade de l'école primaire, la remarquerait. Peut-être s'arrêterait-il pour l'admirer, à la sortie de son cours de judo, comme Tahir admirait silencieusement Émilira chaque soir. Samia ferait tout pour attirer son attention. Du haut de ses dix ans, elle savait ce qu'elle voulait, comme Émilira. Elle serait Émilira, et Thomas deviendrait son Tahir. Ils étaient faits pour être amoureux. Comme Émilira et Tahir.
Que Thomas s'arrête ou non, cela ne faisait finalement pas grande différence. Samia avait imaginé, même rêvé, un plan. Elle irait vers lui, et lui dirait qu'elle entendait le fréquenter amoureusement. Elle serait forte, comme Émilira. De toute façon, Thomas n'avait pas le choix. Ils seraient amoureux l'un de l'autre, un point c'est tout !
Ce fut avec un large sourire aux accents espiègles à ses lèvres que Samia se hissa dans la voiture familiale pour s'en aller danser et conquérir Thomas.