Je suis sûr que c'est ça, on en voit assez à la télévision et particulièrement ce jour-ci. Cette machine, abandonnée là, cachée aux yeux de tous, aux yeux du gouvernement et de la Purge qui étaient censé avoir détruit toutes ces machines de malheur, cette machine, elle, elle est toujours debout, peut-être seule survivante de son espèce.
Je plonge mon regard à travers une partie propre de la vitre de la capsule que j'avais frottée lors de ma précédente visite, pour en voir l'intérieur plus nettement. Elle m'attire, je ne peux pas le nier. Elle m'appelle, elle me provoque, me défie de l'activer. Elle me défie de vérifier par moi-même si tout ce que racontent ces médias paranoïaques et dramatiques est vrai, ou s'il ne s'agissait pas seulement d'un moyen de relever cette partie de la civilisation inactive pour les obliger à participer à la guerre puis à la reconstruction de la société. Les théories du complot sont toujours tellement amusantes, surtout quand elles sont remplies d'incohérence comme celle-ci. Mais bon, pourquoi ne pas y croire ? Pourquoi ne pas croire à ces fourbes chefs d'état qui auraient réussis à régler un problème d'inactivité généralisé grâce à une guerre génocidaire d'IA finement orchestrée, donnant un grand bol d'air à la planète en supprimant une grande partie de la population humaine ?
La vie serait bien triste, cela nous réduirait tous à l'état de simple statistique aux yeux de ces gens corrompus et uniquement tournés vers leurs propres culs. Pourquoi pas ?
Je pourrais presque y croire, si je ne m'en fichais pas éperdument, si je n'étais pas né bien après toutes ces horreurs et si tous ces morts n'étaient pas des gens avec lesquels je n'aurais jamais eu aucun contact et pour lesquels je n'avais donc aucune affection. Et quand bien même nous étions des pions ? À quoi bon s'en offusquer ? Je me complais très bien dans cette vie. Ou presque. Je suis bien né, dans une bonne famille. Je n'ai pas spécialement à me plaindre, sur ce plan là en tout cas.
Ne serais-je pas en train de me perdre dans mes pensées ? Je crois bien. Ça devient une habitude chez moi, j'ai tendance à digresser dans mon propre flux de pensée. Ce ne doit pas être rare chez les jeunes adultes. Quoique je ne me considère pas vraiment comme un jeune adulte, pas encore.
Et voilà que je recommence !
Revenons à nos moutons. La machine. Marche-t-elle seulement ? En tout cas, elle continue de me tenter. Les personnages sur les grands posters déteints et rongés me fixent, tendent leurs mains pour me pousser à y aller, de grands sourires aux lèvres. Ou ne serait-ce que ma propre curiosité qui ne m'aie déjà poussé à appuyer sur le bouton de démarrage ? Les lumières s'allument sous la couche de saleté. Un ronronnement désagréable, comme les crachotements d'un moteur qui n'aurait pas démarré depuis des années, se dégage de la tour et les sons de calculs l'accompagnent. La capsule s'illumine d'un vert pâle agréable à l'oeil, elle m'appelle. Je ne peux résister, elle m'appelle putain. Je pourrais presque l'entendre. Je n'ai pas peur. Je suis curieux, c'est tout. Je suis avide d'expérience, de nouveauté. Avide de savoir.
Mourir à cause d'un jeu, quelle connerie ! Comme si trouver une explication scientifique soi disant indépendant de toute volonté humaine à la tendance des gros porcs de joueurs à mourir d'un arrêt cardiaque à cause de toute la graisse qu'ils avaient ingurgitée légitimait la chose et les déresponsabilisait.
Je retire mes chaussures, ma casquette et ma veste. Il fait froid, ici, et l'intérieur de la capsule n'est pas mieux. Je fixe le plafond une fois allongé sur le presque matelas qui sent de manière presque insupportable la transpiration. Mon coeur bat fort. J'enfile le casque noir avant de fermer la capsule. On dirait un vieux film de science fiction, quand on pensait que l'Homme coloniserait l'espace avec une facilité presque enfantine, quand on pensait que le futur serait soit utopique, soit dystopique. Quand on se voilait la face et qu'on essayait d'ignorer le cycle que l'Humanité suit depuis sa naissance : l'autodestruction et la reconstruction.
Quant à ce qui concerne le présent, le casque me recouvre les yeux, le haut du nez, la nuque, les oreilles. Le métal froid collé contre ma nuque me fait frissonner. Je suis étonnement bien mis dans ce matelas recouvert de capteur et de circuits souples. Je frôle le bouton d'immersion situé sur le casque. Je suis plutôt excité en fait. Je me sens comme un criminel. Ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu une nouvelle chose à découvrir, une nouvelle chose que je ne connaissais pas. Cela faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu quelque chose de nouveau à expérimenter.
Une année que je vagabondais, que je m'amusais au dépend de mes parents, sans étude ni travail. Un an avec un titre de bon à rien, de chômeur, de glandeur collé au front. Cette année-là se termine. Bientôt, je retrouverai la vie bien rangée d'un fermier lambda ou d'un étudiant. La vie ennuyante et déprimante d'un cultivateur normal ou d'un jeune destiné à redonner à l'Humanité sa grandeur d'antan, comme tout le monde dans cette foutue "ville". Alors oui, je trouverai peut-être une jolie demoiselle dont je tomberai amoureux, avec qui j'aurais des enfants, une vie de famille.
J'ai pas envie.
Avoir une maison, un chien, un joli terrain au milieu des champs et une petite voiture ?
J'ai pas envie.
Et tous les ans, venir à cette fichue commémoration sur la place de chaque ville, chaque patelin dans lesquels je me réfugierai, écouter les discours, les souvenirs, les gens brisés, les spécialistes, le conseil d'état avare sur un grand écran spécialement installé pour l'occasion, expliquer à mes rejetons de prendre exemple sur cet évènement pour construire un monde meilleur, sans refaire les mêmes erreurs.
Putain, j'ai tellement pas envie.
À quoi bon ? Quand la planète recommencera à tomber, à s'enfoncer lentement dans les détritus de l'Homme, un virus viendra probablement la sauver en décimant la population pour qu'elle puisse reprendre un meilleur départ. Encore et encore. Sauf qu'elle n'apprendra jamais la leçon.
Nous sommes Humains, après tout.
Nous sommes destinés à l'autodestruction.
Je n'ai toujours pas appuyé sur ce foutu bouton. Quelle tête en l'air je fais. Tout ça pour cracher un peu plus sur les humains. Je crois que ma déception et ma résignation envers ceux-ci n'est plus un secret.
J'effleure le bouton et le presse, après une fraction de secondes d'hésitation.
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