Le temps file entre mes doigts comme du sable tiède que je ne sentirais même pas glisser sur ma peau.
- Il serait approprié de faire une pause, maintenant.
- Non. Je vais bien, merci.
Quelle idée aussi. Je sais qu'Ange veut mon bien, qu'il s'agit d'un programme et qu'elle n'a pas le choix de me prévenir, mais elle me fatigue vraiment par moment. Serait-elle même en train de raccourcir les périodes au fur et à mesure ? Elle ne peut sûrement pas faire ça. Impossible. Je n'ai pas la notion du temps, ici, vu qu'il est différent que dans le monde réel. Je pourrais le demander, bien sûr, mais cela me casserait dans l'immersion. Ange comprend au bout d'un moment, elle ne fait plus que me regarder avec insistance de temps à autre, ce à quoi je lui réponds d'un simple signe négatif de la tête.
Les protocoles finissent par laisser place à des discussions plus communes et quotidiennes. Je finis même par parler de mes problèmes; de ma mère, de ma vie actuelle et future, de cette société dans laquelle je ne trouve pas ma place ainsi que de toute la rage et la frustration que ces sentiments me procurent.
Lucie, de son côté, n'a pas grand chose à dire, elle ne peut rien dévoiler sur son précédent propriétaire, question de confidentialité. Elle m'écoute, à la place. Elle hoche la tête. Elle sourit par moment. Elle baisse les yeux lors d'autres. Pourtant elle ne me juge à aucun instant, je doute même qu'elle en ait la capacité, au final. Les jugements de valeurs et les situations psychologiques comme celles-ci sont trop complexes pour une machine qui ne pense pas, qui n'a pas de valeurs applicables à des situations si particulières. Ange ne reste qu'une machine, avec les seules possibilités qu'on lui a programmé. C'est impossible pour elle d'évoluer, de comprendre ce qu'on ne lui a pas demandé de comprendre à la base. C'est encore une chose qui nous séparer. Nous, les Humains, savons nous adapter, évoluer, apprendre de nos erreurs. Les machines, elles, restent dans leur domaine de compétence, au départ en tout cas. Il n'y aurait pas eu de guerre sinon.
En tout cas, c'est pour cela Lucie me pose seulement des questions. Elle joue un rôle de psychologue, en quelque sorte.
Je me rends même compte, au bout d'un moment, même si au départ je tentais de l'ignorer, de quelque chose. Une petite chose, au fond de moi, pas très forte, mais assez pour être palpable. Une petite voix dans mon esprit raisonne, pendant que je discute avec elle, que je combats auprès d'elle, que je vis, auprès d'elle.
Elle me plait.
Non, qu'est-ce que je raconte ? Ça me plait. Cette machine me plait. Reprend toi dont un peu Aloïs, tu t'es encore trompé. Je suis trop con de penser ainsi. Ça doit être l'absence de relation amoureuse, ou sexuelle, qui me fait penser cette bêtise. Puis ce n'est pas moi qui le pense, c'est plutôt mon inconscient qui parle. Pas moi.
Pas moi.
Plus tard dans la journée (ou la nuit), j'ai repris mes occupations. Je me bats contre des orcs à coup de hache à deux mains. Du sang macule mes vêtements, mon visage, le sol. Je m'amuse à les tuer. Ce ne sont que des programmes eux aussi de toute façon, même si les graphismes sont réalistes à l'extrême. Je suis tellement pris dans le combat - il ne s'agirait pas de se faire tuer - que je n'entends même plus Ange qui a visiblement quelque chose à me dire.
- Je suis occupé là !
Elle soupire doucement. Drake souffle un panache colossal de flammes bleues et carbonise sur place tous les ennemis qu'il restait encore autour de moi. Je peux aisément comprendre que cela vient d'Ange. Elle est la maîtresse du jeu après tout, elle fait ce qu'elle veut. Si elle décide que mon dragon devient d'un seul coup assez puissant pour tuer tous les orcs d'un seul jet de flamme, elle le fait. Une fois le combat terminé, elle se plante directement devant moi, une mine inquiète - pour changer - sur son visage parfait.
- Cela fait bientôt trente heures que tu n'es plus réellement sorti de la machine pour permettre à ton cerveau de se stimuler lui-même. Ta famille va s'inquiéter, et tu vas finir par avoir des problèmes, si tu continues. De plus, tu as reçu un message.
- Lis le moi, dans ce cas.
Elle croise les bras.
- Je n'ai pas accès à ton téléphone, je ne suis puissante qu'ici.
- C'est pas grave, ça doit être Simon, ou Max', ils veulent sûrement qu'on aille boire un verre. On est le week end, non ?
- Tu ne comptes donc pas regarder, c'est peut-être important?
Merde, je redoutais bien cette question. En même temps, elle coule de source, après une telle réponse. J'hésite, c'est vrai. Mes amis ne sont pas méchants, mais le problème est qu'ils ne sont pas vraiment des amis. De toute façon, ils seront là à mon retour. Peu importe. Je chasse le sujet de mes pensées pour me concentrer à nouveau sur mes objectifs. J'arrive si facilement à oublier cette histoire que ça en est déconcertant. Les stimulis envoyés par le jeu me forcent presque à rester tout entier tourné vers celui-ci. Il m'entoure jalousement de ses bras et refuse que j'aille voir ailleurs. C'est une sensation étrange, d'être ainsi « dirigé ». Mais cette jalousie, si je peux l'appeler ainsi, me va. Ce n'est pas comme si je résistais de toute façon. J'ai le temps. Trente heures, ce n'est rien.
- Zacharie, débute Ange, avec une expression un peu gênée très convaincante.
Nous sommes dans une forêt clairsemée. Je fais une pause pour remonter ma barre de faim et de soif. La nourriture n'a pas vraiment de goût, encore quelque chose qui aurait dû être amélioré dans la machine, mais cela reste néanmoins agréable.
- Cela fait quarante deux heures, désormais, je te conseille vivement et réellement d'arrêter.
Je lève la tête, quelque peu étonné par son ton plus tranchant qu'à l'accoutumée, mais aussi par le nombre d'heures qu'elle vient de m'annoncer. Cela ne faisait pas trente heures il y a deux heures ? Je suis perdu. J'ai joué autant sans m'en rendre compte ? Comment est-ce seulement possible ? Je suis parcouru d'un frisson, je ne sais pas si c'est parce que le vent s'infiltre dans mon armure, ou si c'est la peur dans mon estomac.
- Je... Je vais sortir, tu as raison.
Je m'arrête quand je veux. Et c'est maintenant.
Pas avant, non. Je jouais car je le voulais. Ce n'est pas alarmant. Je devrais juste demander l'heure la prochaine fois, c'est simple. Je jouais car je le voulais, je le sais. Lucie hoche la tête, visiblement soulagée de ma réponse. Ses yeux se ferment, je m'allonge à même le sol, refroidis par sa déclaration, je me fiche soudainement de ce qui pourrait arriver à mon personnage. Il faut que je sorte, elle a raison, je ne suis pas sorti de la machine depuis au moins quatorze longues heures. Je dois être déshydraté.
- Déconnexion en cours. Arrêt de la Réalité Virtuelle Immersive.
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