Je finis néanmoins par manger devant une série inintéressante, tout comme cette vie. Drake, mon dragon, me manque. Ange surtout. Elle est si douce, si gentille. Elle paraît plus humaine que certaines personnes dans ce monde encore agonisant. Je n'aurais jamais imaginé qu'ils puissent être à ce point comme nous. C'était sans doute le but, je le sais.
Pourtant, ils ne sont pas humains, tout est faux, chez eux. Il n'y a que des chiffres derrière leurs soi-disants sentiments. Je ne me ferais pas avoir, moi.
Je me recouche rapidement, épuisé mentalement, avec un mal de crâne oppressant. Sur le dos, j'ai presque l'impression de retrouver le matelas de la capsule, l'odeur en moins. Je m'y revois encore, excité comme une puce, aussi excité qu'un jeune chiot quand son maître revient.
Je suis toujours impatient, d'ailleurs. Une petite voix insidieuse dans mon crâne me hurle d'y retourner, de plonger à nouveau dans ce monde parfait aux possibilités infinies. Je n'arrive réellement pas à me changer les idées, je prendrais presque peur, si seulement il s'agissait d'une pensée qui ne me plaisait pas. J'en viens presque à regretter de ne pas être né trente ans plus tôt, juste avant la guerre. Elle ne pouvait pas être plus terrible que nos ancêtres particulièrement lointain ont enduré, de toute façon.
Heureusement que je ne suis pas accro à ce jeu, comme c'est censé arriver. On dit vraiment n'importe quoi dans le journal de nos jours.
Evidemment que je sais toujours me contrôler, voilà pourquoi je suis dans mon lit et pas là-bas, dans le Paradis. C'est juste l'excitation de la découverte mêlée à celle d'avoir un nouveau jeu. Tout le monde réagit ainsi devant la nouveauté, tout le monde. Qui n'aurait pas envie de conduire la nouvelle voiture que l'on vient d'acheter, même s'il fait déjà nuit ? Oui, je suis libre de mes actions, libre de mes pensées. Je ne résiste pas vraiment, voilà pourquoi. Il n'y a rien d'autre qui ne mérite mon intérêt particulier.
C'est tout.
Peu importe les histoires de mort, de peur et de disparitions ! Je ferme les yeux. Tous des paranoïaques, tous à trouver des excuses pour justifier leur faiblesse d'esprit, la déliquescence du monde dans lequel ils vivaient. Une question d'ego, sans doute. Une question d'éducation aussi. J'y croirais aussi, si je ne remettais pas toujours en question ce qu'on me dit. Je suis passé entre les mailles du filet de l'endoctrinement. Je n'ai pas besoin de cela moi, je sais ce qui est bon pour moi, je sais m'arrêter. Je suis grand maintenant. Je suis fort et digne, capable de me redresser, capable de savoir quand la situation devient dangereuse, ou trop compliquée.
Ce jeu doit sûrement être ma dernière expérience en tant qu'homme libre, avant de me menotter avec les autres à la mangeoire de la société, juché sur un vélo, forcé de pédaler pour que la nourriture arrive.
Même si je n'en ai aucune envie, je saurais m'arrêter quand le jour sera venu. Je n'aurais pas vraiment le choix, en fait. Je n'aurais plus le temps de me balader dans les champs, de me lever à midi, et de me coucher à pas d'heure.
La capsule est restée à sa place, même le jour d'après. Personne ne vient par ici, décidément. Ou personne ne veut traverser une porte qui semble fermée pour des raisons obscures, avec dizaines de planches, prétendument clouée à la porte. Même si en fait, elles ne sont clouées qu'à l'encadrement, et il suffit bêtement de pousser la porte pour qu'elle s'ouvre. Les gens pensent trop comme dans un jeu vidéo. Une porte qui semble condamnée ? Elle l'est forcément.
Faut être con pour s'arrêter là. Et très peu curieux.
Les rayons dorés du soleil peinent à traverser l'ouverture dans le mur. Il est très tôt, cela doit faire des mois que je ne me suis pas levé aussi tôt. Il fait un peu froid, aussi. L'odeur de souris crevées me pique moins le nez, aujourd'hui. J'ai posé de la nourriture près de la machine, ainsi qu'à boire. J'ai laissé un mot à mes parents, je ne reviendrai que tard dans la nuit. J'ai le champ libre. Personne pour m'interrompre, pas vraiment d'heures limites, rien. Seulement Ange et moi, dans un monde reculé de tout, sans aucun humain et sans ses écarts. Je m'allonge et allume la machine, son confort me semble plus familier maintenant, l'euphorie me gagne rapidement.
Je retrouve après un temps de chargement l'immensité blanche de l'accueil ainsi qu'Ange, affublée de son sourire habituel, serein et bienveillant.
- Bienvenue, Zacharie.
- Salut...
Je m'arrête avant de l'appeler Ange. Je ne veux pas me ridiculiser.
- C'est quoi ton nom en fait, je finis par demander.
Je ne m'étais pas encore réellement posé la question. Je l'ai naturellement appelé Ange dans ma tête hier, ça me semblait aller de soi. Et puis il ne s'agissait que d'une IA à la base, rien de très intéressant donc. Mais maintenant que je l'ai vu, que je l'ai côtoyée, je suis sûr qu'elle s'est nommée. Qui ne voudrait pas de nom ? Bon, elle n'est qu'une machine, mais quand même, les machines aiment les noms. Elle hésite. Je la fixe. Elle pense. Ou elle cherche dans ses fichiers, je ne sais pas. Je trouve ça étrange, qu'un programme pense.
Sûrement un protocole. Elle ne peut pas réellement penser, c'est impossible. C'est sûrement une action de chargement, pour faire plus vrai. Après tout, elle a une quantité de fichiers à gérer. C'est normal qu'elle n'aie pas un temps très rapide de réponse. C'est une machine.
- Lucie.
- Lucie ?
- C'est exact.
Quel nom étrange commun pour une chose aussi complexe. Cette réponse est presque ennuyante. Je suis déçu. Je hausse les épaules.
- Tu n'aimes pas ?
- De quoi ?
Je cille, étonné. C'est quoi cette question ? Pourquoi elle me demande ça ? Comment peut-elle théoriquement me demander ça ? Elle a compris que j'avais l'air de ne pas aimer ? J'ai un mouvement de recul.
- C'est pas ça, c'est juste que ça fait très humain... sans aucun intérêt.
- Et alors ?
- Tu es un programme, pas un humain.
Le silence tombe soudainement. J'ai parlé sans trop réfléchir, je n'ai dit que la vérité, l'évidence. Pourtant on dirait que je l'ai blessée. Elle fronce un peu les sourcils et pince les lèvres, ses yeux me fuient. Je hausse les sourcils de mon côté. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Pourquoi ? Je ne me rendais pas compte à quel point les IA pouvaient être si sensibles ! Ou plutôt, je ne pensais pas ça possible. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire, que je trouve son nom humain et que je lui rappelle sa vraie nature ? Ce n'est pas comme si elle pouvait avoir des sentiments. Je suis perplexe. Ce sont des réactions vachement détaillées, quand même, quel bijou de programmation. On ne pourrait plus faire ça, de nos jours. Ou en tout cas, on ne veut pas. Peut-être y a-t-il toujours les connaissances pour, mais tout cela est interdit, maintenant. Créer une IA est un crime contre l'Humanité.
Tout est un crime contre l'Humanité, de nos jours. On est si peu, maintenant. Tiens, on dirait qu'elle a enfin trouvé une réponse à ma remarque.
- Oui, je le suis. Mes créateurs cependant sont humains. Puis-je charger le logiciel ?
Elle a changé de sujet.
- Oui, lance le, je suis prêt.
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