Peu à peu, mes membres s'engourdissent, mes sens glissent doucement vers un sommeil artificiel. Mon esprit, lui, reste cependant bien éveillé pour assister à ma première descente dans ce monde fantastique, qu'est la réalité virtuelle. Tout d'abord, je vois flou. Puis tout vire au blanc. Je ne sais même pas si j'ai fermé les yeux ou non. Tout ce que je sais, c'est qu'après un moment de désorientation étrange, dans lequel j'ai eu l'impression d'être plongé dans un bain tiède et infini, je retrouve le contrôle de mon corps. Ou plutôt, je découvre le contrôle du corps reconstitué à partir du mien grâce au capteur de la capsule. Autour de moi, une immensité blanche, immaculée, vertigineuse. Je ne ressens aucune sensation, seule la vue semble fonctionner. Je peux voir mes mains, les doigts que j'agite, mais aucun son ne me parvient, aucune odeur, aucune sensation sur ma peau, pas même celle d'une quelconque chaleur. Je me sens bizarre en fait. L'ordinateur m'a scanné parfaitement, je peux même voir le trou dans ma chaussette droite. C'est amusant, et terrifiant à la fois.
- Bienvenue, nouvel utilisateur, raisonne soudainement une voix féminine qui semble venir de nul part et de partout à la fois.
Le son ne m'a jamais semblé si pur, si proche et à la fois si lointain. Si parfait, devrais-je dire. Je regarde autour de moi. Il doit s'agir de l'ordinateur. Je n'ai pas à m'affoler. Il n'y a personne. Personne d'autre ne connait cet endroit.
- Veuillez répéter cette série de phrase à voix haute et distinctement.
Une liste sans fin de phrase défile soudainement devant mes yeux. Je m'applique à toutes les prononcer, sans m'entendre moi-même. Je suis comme sourd. Un sourd qui entendrait des voix. C'est très perturbant mais je tiens le coup jusqu'à la fin. Cette technologie me dépasse et me séduit, évidemment.
- Modélisation de la voix terminée. Veuillez prononcer votre nom d'utilisateur.
Sa voix est tellement fluide, tellement bien enregistrée, on dirait qu'elle est réelle. J'aurais presque du mal à croire qu'il s'agit d'une machine. Remarque, il s'agit peut-être simplement d'un enregistrement. Celui d'une vraie voix. Ça expliquerait tout. C'est sûrement la vérité. Je réfléchis quelques secondes.
- Zacharie.
Pourquoi le nom d'un ange ? Parce que j'aime bien avoir un gros égo, parfois. Et puis après tout, je suis le sauveur de cette IA, je l'ai tirée de son sommeil, elle devrait me considérer comme son ange gardien.
Je vais encore trop loin, je sais.
- Zacharie, nom d'utilisateur enregistré. Souhaitez vous modifier votre avatar ?
- Non, ça ira.
Ma voix sonne légèrement différente de celle que j'ai l'habitude d'entendre. Mais elle me convient, tout comme ma propre apparence. De toute façon, je n'ai personne à impressionner, ici. Et je n'aurais pas vraiment l'occasion de m'admirer souvent.
- Enregistrement du nouveau profil.
L'immensité blanche se contracte devant moi. Quelque chose se matérialise, mes yeux s'agrandissent. Une jeune dame apparaît, lévitant dans l'air, vêtue d'une longue robe dont le tissu long et blanc avale ses mains et ses pieds. Elle semble plongée dans de l'eau. Ses cheveux bleutés, qui devraient arriver largement à ses mollets, ondulent autour d'elle, la couronnent. Sa peau est parfaite, blafarde, ses lèvres rosées, ses yeux verts pomme, ils scintillent. Sa morphologie s'apparente aux meilleurs canons de beauté, mis à part sa poitrine modeste - ce qui m'étonne - cachée en grand partie par le voile surnaturel, tel une écharpe, qui lévite autour d'elle.
Ce n'est pas moi l'ange ici, c'est elle. Les graphismes sont trop réalistes, putain, mon coeur rate un battement quand elle me sourit. Je pourrais presque sentir son parfum, entendre son coeur battre. Et pourtant, tout ça n'est qu'artifice. Je serais presque triste.
- Bonjour, Zacharie, je serai ton guide, ici.
Sa voix est la même que l'ordinateur, mais elle sonne bien plus douce. Je ne sais que répondre. Elle ne paraît pas étonnée. Elle se contente de descendre de son apesanteur surnaturelle et, lorsque ses pieds touchent le sol, telle une déesse toute puissante, la couleur en jaillit puis s'éparpille dans toutes les directions, longe le sol, matérialise des objets avec elle, des arbres, un ciel, des nuages, un monde tout entier. Je m'émerveille. Un village médiéval, de la fumée qui sort de la cheminée, au loin, un château, des montagnes, un volcan. Je découvre, muet, ce nouveau monde, figé, encore vide de vie. Je contemple les détails de la carte, endormie, sans aucun signe de personnage ou de mouvement. En pause. L'Ange me frôle l'épaule. Mes vêtements disparaissent et laissent place aussitôt à une armure légère de cuir, une épée rutilante accrochée dans le dos et une hachette au flanc.
- Putain de bordel de merde.
- Tu es Sir Zacharie, grand chevaucheur de dragon aux ordres du Roi Martin, accompagné de ta fidèle monture draconique. Le Roi t'appelle, dans son château. Une mission importante doit t'être confiée. Fonce, Chevaucheur Zacharie, le royaume a besoin de toi !
Je m'élance, galvanisé par son discours, par sa voix impériale et entrainante. Un peuple se matérialise, une vie naît autour de moi. Les sons m'enveloppent, les odeurs m'enivrent, la chaleur m'enlace. Trompé par mes sens manipulé, je me perds dans cette nouvelle réalité. Je me prends au jeu, remplis les quêtes, monte de niveau, expérimente le vol à dos de dragon - une des meilleures expériences de ma vie sans doute - combat des bandits et des monstres sanguinaires. J'oublie mon autre vie. Les heures passent, je m'en rends compte seulement en parcourant le menu, qui contraste d'ailleurs fortement avec l'immersion du jeu, même si sa blanche simplicité s'efforce de se faire discrète. Je joue depuis sept heures. C'est une session longue plutôt normale dans un jeu sur ordinateur, sans immersion. Cependant, ici, tout me semble beaucoup plus court. J'ai cette impression de n'avoir joué que deux heures, tout au plus. Je me mets à chercher à quitter le jeu. L'option est plutôt difficile à trouver naturellement, Ange doit m'aider. Voilà un détail assez dérangeant, je m'étonne un peu moins que les autres joueurs ne sortaient que rarement.
Le temps se fige soudainement, alors que le mot « déconnexion » clignote devant mon regard. Les couleurs s'évanouissent, ainsi que les formes, tout disparaît en quelques secondes, puis le noir total, mis à part cet éternel mot : déconnexion.
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