Le déserteur
Je joue avec mon crayon de papier. Il n’arrête pas de glisser de mes doigts. Mao m’observe, amusée. Pour elle, ma dextérité avec cet objet s’apparente à de la magie. Elle a essayé de reproduire mes gestes, mais elle est trop raide. Elle n’arrive pas à inculquer le bon mouvement au crayon, ne parvenant même pas ainsi à lui faire faire un simple tour. Ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Elle me sourit. Je lui souris en retour. Une chaleur agréable se répand dans mon corps. Elle est gentille, Mao. Elle est douce, et calme. Elle s’intéresse aux mêmes choses que moi. Cela me change des filles d’ici, si superficielles, qui ne pensent qu’au bal de fin d’année et aux prestigieuses universités où elles pourront aller. Et aux joueurs de foot, aussi. Moi qui ne suis qu’un gringalet, qu’un geek. Je n’ai aucune chance avec des filles comme ça. Mao elle est plus naturelle. C’est une beauté sauvage, qui se moque de son apparence. C'est un vrai oiseau. Je suis certain que, si elle avait des pouvoirs magiques, elle serait capable de s'envoler. Le ciel serait alors son domaine, comme il est celui des pygargues qui peuplent nos immensités. Aujourd’hui, elle a attaché ses cheveux noirs n’importe comment, à la va-vite sans doute, et ça lui donne un côté guerrier que j’aime beaucoup. Elle ne se maquille pas. Mais elle embaume le savon de Marseille, celui que sa tante fait venir directement de France. Mao, c’est une source de voyage à elle toute seule.
- Mais monsieur, déserter ce n’est pas bien ! s’exclame une fille à ma droite.
C’est Cindy. Elle se dandine sur sa chaise. Cindy, c’est l’exemple même de ses adolescentes dont je parlais tout à l’heure. Tout l’inverse de Mao, en somme. C’est l’archétype de la fille américaine. Elle est maquillée comme une voiture volée et empeste le parfum bon marché. Ses ongles sont vernis, ses fringues viennent de New York. Elle n’arrête pas de nous le répéter, d’ailleurs, comme le fait qu’elle est une pom-pom girl très douée et qu’elle finira danseuse à Broadway.
Je me replonge dans le cours. Nous sommes en train de déterminer si un homme qui déserte a raison ou non. C'est étrange quand même, comme sujet de cours d'histoire.
- Déserter, c’est parfois nécessaire, la rabroue le professeur. Surtout en cette époque troublée. C’était une forme de rébellion.
- Mais c’est renier son pays, continue Cindy, qui est une fervente défenseuse de notre patrie. Je suis désolée, mais c’est de la lâcheté.
- Vous croyez vraiment cela, Cindy ? demande le professeur. Que c’était de la lâcheté ? Vous ne vous êtes pas dit que cette guerre n’avait rien d’utile, et que si tout le monde avait déserté, peut-être que nos gouvernements ne l’auraient pas prolongée aussi longtemps, mettant en péril tout ce en qui nous croyions.
Cindy fait la moue. Elle a envie de rétorquer quelque chose. Je préférerais qu’elle se taise. Sa voix est très désagréable. Elle a tendance à monter dans les aigus dès qu’elle s’énerve, nous vrillant à tous les tympans. Heureusement pour nous, elle a renoncé à faire carrière dans la musique. Or, Cindy n’est décidément pas une fille que j’apprécie.
Elle se mord les lèvres avant de fusiller le professeur du regard.
- Notre pays avait besoin de ses soldats. Déserter, c’était le trahir ! Ces hommes auraient dû être recherchés et traînés devant nos tribunaux.
Monsieur LeCerf se prend la tête dans les mains. Il soupire, soudain las. Même de là où je suis, j’entends son agacement, son abattement face aux réflexions de ma camarade.
Tout d’un coup, le professeur attrape dans son bureau une clé USB.
- Je n’avais pas prévu de vous montrer ces images, mais vous ne me laissez pas le choix.
Il glisse la clé dans son ordinateur portable avant de brancher le projecteur. Je retiens mon souffle. Mon coeur s’emballe dans ma poitrine. Mon crayon s’échappe de mes mains, elles sont devenues moites. Je les essuie machinalement sur mon jean, qui est rugueux. Tout le monde est dans le même état que moi. On pressent que quelque chose de grave va se passer.
Le projecteur fait un bruit infernal. Je me concentre là-dessus, alors qu’il crache ce que cachait la clé USB. Des corps se matérialisent devant nous. Ils sont décharnés, en morceaux. Ils n’ont plus rien d’humain. Ce sont juste des bouts de chairs.
Cette vision me donne un haut-le-coeur. De la bille remonte le long de mon estomac. J’ai dans la bouche le goût de mon repas de ce matin. Manger du bacon au petit-déjeuner n’était pas forcément une bonne idée. Pourtant qu’est-ce qu’il était délicieux, ce bacon ! Si appétissant que j’en avais salivé rien qu’en le voyant. Maintenant, je regrette. Je plaque ma main sur mes lèvres pour éviter de le rendre sur ma table. Pour un peu, je sentirai le sang versé, son odeur si particulière.
Le professeur fait défiler le contenu de sa clé. Nous sommes tous consternés. D’habitude, l’histoire est plus simple, plus facile. Il nous suffit d’ouvrir nos livres, de nous plonger dedans pour apprendre des choses. Nous avons ainsi une certaine barrière avec les événements qui ont pu se produire dans le passé. Mais là, nous sommes directement confrontés à l’horreur.
Mao, à mes côtés, se ronge les ongles. Elle paraît terrorisée. Sous la table, je lui attrape la main et la serre dans la mienne. Elle a la peau chaude. Je la caresse du bout des doigts. Cela semble lui faire du bien, l’apaiser. Je me détends à mon tour, créant autour de moi une sorte de bulle pour oublier le spectacle morbide face à moi.
Mon esprit part dans toutes les directions. Je songe aux lèvres de Mao. Je me demande ce que cela ferait de poser les miennes sur les siennes. Quelle saveur particulière possèdent-elles ? Sont-elles aussi douces que je l’imagine ? Je suis certain qu’elles sont aussi savoureuses que de la menthe sauvage. Pourquoi ? Tout simplement parce que, si je me concentre, je perçois des effluves de menthe sous le savon de Marseille.
- Alors, vous croyez encore que ne pas déserté était une solution !
Je sursaute violemment. On dirait que LeCerf vient de hurler à côté de moi. Une douleur cuisante me foudroie. Je me suis mordu la lèvre ! Je songe à ces soldats qui sont devant moi, occupant tout l’espace de la classe. C’est un moindre mal face à ce qu’eux ont vécu. Leurs bouts de corps sont à jamais gravés sur ma rétine.
- Je ne suis toujours pas convaincue, poursuivit Cindy en croisant les bras. Et je ne vois pas en quoi cela va me faire changer d’avis.
- C’était l’horreur là-bas ! Il valait mieux abandonner son pays plutôt que d’aller mourir dans cette jungle.
- Ça reste de la lâcheté.
Nous sommes face à un dialogue qui tourne en rond. Aucun des deux n’est prêt à lâcher l’affaire.
LeCerf soupire à nouveau.
- Vous devez tous avoir des grands-pères qui sont allés là-bas. Demandez leur : s’ils avaient eu le choix, le courage, auraient-ils déserté ou non. S’ils avaient pu renoncer au Viêtnam, l’auraient-ils fait, ou non ? En fait, ce sera le sujet de votre devoir. À me rendre pour la semaine prochaine. Vous réfléchirez aux bienfaits ou aux méfaits de la désertion dans notre histoire, et plus particulièrement pendant la guerre du Viêtnam.
Il y a du mouvement dans la classe. LeCerf s’en moque. Le cours est terminé. Sauf pour Mao, qui déclame en français :
- Depuis six mille ans la guerre
Plais aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.*
- Mao, je vous conseille de déclamer des vers en cours de littérature plutôt que dans le mien, la rabroue LeCerf. Et de commencer à réfléchir à votre devoir à me rendre.
Mao baisse la tête, un sourire aux lèvres. Elle m’impressionne de plus en plus, cette fille capable de citer de la poésie française. Mais où a-t-elle appris ça ?
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Reddo Majo par magicalfox
Notes d'auteur :
Voici le 2e défi de AVC 3 :)
Le marquis invisible.
Le portrait fatal.
Une infâme adorée.
Les enseignements d'un monstre.
Le monde sous-marin.
Une ville dans une ville.
Le déserteur.
Bonus : LA LICORNE d'Extraa
Le poète Charles Baudelaire a laissé des « plans et projets de romans et nouvelles » qu’il n’a malheureusement pas pu écrire avant de mourir. Aidez Monsieur Baudelaire à sécher ses larmes et réalisez pour lui un de ses plans secrets !
♥ Votre nouvelle devra avoir comme titre l'un des projets ci-dessus, et s'en inspirer.
♥ Vous devrez insérer dans votre texte une citation d'un auteur contemporain de Baudelaire Merci de bien noter la référence (oeuvre, auteur, etc.) en note de fin ou dans votre note d'auteur.
♥ Votre texte comprendra au moins une référence à un oiseau.
♥ Votre texte devra contenir CINQ mots par sens, soit 5 mots pour l'odorat, 5 mots pour l' ouïe etc. Cinq sens, cinq mots donc 25 mots. Merci de mettre en évidence les 25 mots choisis (gras, soulignés) ! ♥
Le poète Charles Baudelaire a laissé des « plans et projets de romans et nouvelles » qu’il n’a malheureusement pas pu écrire avant de mourir. Aidez Monsieur Baudelaire à sécher ses larmes et réalisez pour lui un de ses plans secrets !
♥ Votre nouvelle devra avoir comme titre l'un des projets ci-dessus, et s'en inspirer.
♥ Vous devrez insérer dans votre texte une citation d'un auteur contemporain de Baudelaire Merci de bien noter la référence (oeuvre, auteur, etc.) en note de fin ou dans votre note d'auteur.
♥ Votre texte comprendra au moins une référence à un oiseau.
♥ Votre texte devra contenir CINQ mots par sens, soit 5 mots pour l'odorat, 5 mots pour l' ouïe etc. Cinq sens, cinq mots donc 25 mots. Merci de mettre en évidence les 25 mots choisis (gras, soulignés) ! ♥
Note de fin de chapitre:
*La citation est de Victor Hugo, tiré de Les Chansons des rues et des bois, 1865
Nombreux étaient les hommes qui ont tentés de désertés pendant la guerre du Viêtnam. Avec le nombre de morts provoqués par cette guerre, le gouvernement avait toujours plus besoin de soldat. Ceux qui le pouvaient fuyaient au Canada. Longtemps après, les gens s'interrogent encore sur eux, s'ils avaient raison ou non de ne pas aller combattre, servir de chairs à canons dans une guerre inutile et très désapprouvée par l'opinion publique.
J'espère que ce nouveau texte vous a plu :D
Nombreux étaient les hommes qui ont tentés de désertés pendant la guerre du Viêtnam. Avec le nombre de morts provoqués par cette guerre, le gouvernement avait toujours plus besoin de soldat. Ceux qui le pouvaient fuyaient au Canada. Longtemps après, les gens s'interrogent encore sur eux, s'ils avaient raison ou non de ne pas aller combattre, servir de chairs à canons dans une guerre inutile et très désapprouvée par l'opinion publique.
J'espère que ce nouveau texte vous a plu :D
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