Hélène s’éveilla à l’aurore, lorsque le soleil vint caresser le bout de ses orteils.
Les larmes coulèrent avant qu’elle n’ait pris conscience de son énième réveil. Avant qu’elle n’ait pris conscience de l’énième torture que les dieux lui imposaient à nouveau.
Torture éternelle avec comme seule arme la solitude. Celle d’être seule, toujours un peu plus.
Les matins s’enchainaient comme une litanie sans fin. Chaque jour, elle découvrait un nouveau monde, une nouveau corps, une nouvelle identité.
Chaque jour, elle devait trouver le moyen d’améliorer la vie de cet étranger dont elle volait l’existence.
Chaque jour, elle devait s’oublier. Eteindre sa volonté, sa singularité. Devenir quelqu’un d’autre, différent à chaque fois.
Et porter son fardeau, seule.
Terriblement seule.
Avec la détestable impression que le monde se foutait clairement de sa gueule.
Mais avait-elle réellement le choix ? Au fil des années – elle avait perdu le compte depuis longtemps, elle avait tenté tout ce qui était en son pouvoir pour mettre fin à son supplice. Le suicide ne résolvait rien, elle se réveillait à nouveau dans un nouveau corps avec la désagréable impression d’avoir aggravé son cas. Elle s’était même un jour enfermée dans une cave, passant la journée dans l’obscurité à attendre la nuit, à refouler la panique de l’individu dont elle avait volé l’existence contre sa volonté.
Rien ne pouvait rompre la malédiction. Chaque jour, un nouveau corps, un nouveau défi.
Et Hélène avait rapidement appris à mettre en place une stratégie pour survivre et réussir sa mission. Ça commençait toujours par quelques gorgées d’alcool fort.
Avant même de découvrir son environnement, elle se concentra sur les sensations de son corps. Des seins lourds retombaient sur le matelas et une mèche de cheveux tombait sur son visage, mi-longue. Femme. A en juger par son ventre mou, sans doute en embonpoint mais elle n’en ressentait aucune gêne dans ses mouvements. Hélène soupira d’aise. Elle détestait se retrouver dans le corps d’un enfant, ou d’un homme ou encore d’une de ces femmes que l’époque voulait rachitique.
Elle ouvrit les yeux et parcourut du regard les murs crème tapissés de tableaux et de photos. Elle reconnut un Picasso, et au vu de l’amoncellement de papiers qui se trouvaient entassés sur un bureau dans un coin de la pièce ainsi que la décoration épurée, elle estima se trouver sur Terre au début du 21ème siècle. Pas de corset, petite victoire ! Et puis, à partir des années 2020, la plupart des sociétés avaient mis fins à l’utilisation de ce matériel si polluant au profit du numérique. Elle avait encore beaucoup de mal avec le numérique, surtout les ordinateurs du premier siècle de la modernisation, encore si obsolète. La présence de feuilles et de crayon la rassurait.
Certes, mais ce n’était pas suffisant. Il lui fallait bien plus d’informations.
Ramenant ses cheveux blonds en arrière, elle se redressa sur le matelas recouvert de draps blanc. Elle n’était vêtue que d’un string de dentelles bleu nuit et d’un tee-shirt blanc et large, un peu informe.
Bon sang, que les femmes pouvaient être dévergondées à cette époque !
Elle jeta un regard de l’autre côté du lit. Un homme dormait, dos à elle. Il lui laisserait le temps de chasser un peu plus d’informations avant d’affronter les premières conversations. Elle l’espéra absent, ce qui limiterait les contacts.
En silence, Hélène se glissa hors de la chambre en silence, se retrouvant directement dans un salon à la décoration de nouveau très obsolète mais dont chaque meuble était recouvert de documents dépassants de dossiers fermés ou ouvert. Il régnait un désordre monstre et des moutons de poussière recouvraient le sol. Elle grimaça.
Comment allait-elle trouver un remontant efficace dans ce dépotoir ?
Elle fouilla la cuisine, farfouillant les placards en priant pour que le ou la propriétaire ne soit pas un ou une alcoolique repentie. Enfin, une bouteille de vodka scintilla sous l’évier. Elle la déboucha à la va-vite pour engloutir quelques gorgées. Sa gorge se déchira instantanément et avec soulagement, Hélène retrouva au moins un élément connu.
Ce qu’il y avait de bien, avec l’alcool, c’est qu’elle le retrouvait dans toutes les société, dans toutes les époques. C’était devenu son rituel, son moment rien de paix avant de se jeter dans l’enfer… Aucune addiction puisqu’elle n’avait pas de corps. Elle n’en ressentait aucun besoin physiologique, c’était un plaisir avant tout. Un plaisir fantasmé.
Portant à nouveau le goulot à ses lèvres, elle se mit à parcourir le salon à la recherche d’informations supplémentaires. La fille dont elle venait de prendre l’apparence devait s’appeler ‘’Lola’’, c’était un prénom qui revenait la plupart du temps sur les documents éparpillés mais aucun n’indiquait un nom. Ils étaient le 19 août 2018, et aucun acte terroriste et aucune catastrophe ne vint alerter sa conscience, c’était déjà un bon point. Aucune mission de sauvetage ne viendrait perturber sa journée.
Elle détestait ça, les attentats, les dangers imminents… Elle voulait à chaque fois sauver le plus de monde possible mais demeurait aussi impuissante que de son vivant.
Elle se trouvait au Canada, à Montréal. Elle avait déjà eu l’occasion de visiter cette ville à cette époque, en 2014 ou 2015… Une pointe d’excitation naquit dans son estomac à l’idée de retrouver cette ville et les lieux de ses souvenirs, à nouveau.
Lola était en plein doctorat de médecine, si elle en croyait les quelques notes et de nombreux mots d’origine latines. Elle avait vingt-huit ans et semblait très sociable. Hélène s’approcha des photos qui tapissaient le mur, reconnaissant sur chacune d’elle le visage ovale, les yeux rieurs et les cheveux fins, blonds et au carré de la jeune femme qu’elle serait ce jour. Une photo, plus grosse et mise en valeur que les autres, attira son regard. Lola enlaçait un homme aux joues creuses, aux yeux cernés et aux cheveux poivre et sel. Ses sourcils se froncèrent… Elle avait déjà vu cet homme quelque part. Ce qui était impossible.
En tout cas, ça ne lui était jamais arrivée.
Aurait-elle prise sa place à un moment de sa vie ? Hélène réfléchit un instant, puis remua compulsivement de la tête. Non, elle se souvenait d’absolument toutes les apparences qu’elle avait un jour eu.
Enfin, c’est ce qu’elle croyait.
Avait-elle pu l’oublier ?
Elle fixa à nouveau les traits de l’homme, collant presque son nez sur le verre pour tenter de saisir un détail parlant à sa mémoire.
Rien… Ce devait-être un simple biais de sa part. Tous les visages finissaient par se ressembler un jour…
Hélène continua son exploration après une nouvelle gorgée brulante.
Et puis son regard accrocha un bouquin exposé comme un bijou sur la bibliothèque, et ses lèvres s’étirèrent en un sourire.
Du partage du corps, par Thomas Gagnon.
Du partage du corps. C’était bien un sujet qui la concernait, ça.
Amusée, elle le souleva de son piédestal. « Best-seller 2018 », pas mal… Elle le retourna pour en lire le résumé.
Se sentit frissonner, gagnée par la panique.
« Découvrez l’histoire de Thomas, témoin d’une expérience mystique. »
Accompagné, à nouveau, d’une photo. Et cette fois, plus aucun doute n’était possible.
Elle avait été Thomas. A Montréal. Le 19 août 2014.
A l’image de la date inscrite sur la 4ème de couverture.
A l’instant où son esprit faisait le lien, Hélène sursauta en sentant des mains se glisser autour de sa taille, un souffle frôler sa nuque.
« Tu souhaites te plonger à nouveau dans mon livre, mon amour ? »
>>o<<
La musique s’éleva en même temps que les sanglots.
Hélène ferma les yeux, inspirant à pleins poumons les effluves d’encens… C’était le seul point positif de cette journée. L’encens, et l’Adagio n°23 de Mozart.
Point positif. Se rendre à la célébration de la mort.
Elle secoua la tête en sentant la jeune femme pleurant à ses côtés resserrer sa prise autour de son torse, mouiller un peu plus sa chemise sombre. Serrant les dents, elle tapota son épaule et observa amis et famille défiler devant le cercueil et cette photo. Celle de cet homme aux joues creuses, au yeux cernés, et aux cheveux poivre-sel enlacé par une jeune femme. La même qui se tenait assise au premier rang, le visage froid.
Tout sonnait faux. Tout était faux.
Elle n’était pas cet homme dont elle avait pris la place. Elle n’était pas de ce monde, de cette croyance. Elle haïssait cette croyance.
Tout sonnait faux. La colère qui battait dans son âme n’était pas la même qui circulait dans ses veines. La sienne était emplie d’injustice, terriblement insignifiante au regard des forces qui la maintenaient à cette place ridicule : celle qui n’était plus personne. L’autre colère brulait d’ennui. Comme à chaque fois, l’être à qui elle volait la journée continuait à exister, d’une certaine manière. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il devenait au lendemain, mais pour ce qui était du présent, elle passait son temps à se battre contre des émotions, des habitudes, des souvenirs et des relations qui n’étaient pas les siennes et sur lesquels elle n’avait aucun droit.
Vingt-quatre heures. C’est le temps dont elle disposait pour le sauver du malheur.
Vingt-quatre heures, c’était souvent court. Comme ce jour-même où, quinze heure passée, elle n’avait absolument aucune idée de ce que Nout attendait d’elle.
Et elle se retrouvait ainsi, assise auprès d’une famille éplorée, faussant la tristesse et la compassion.
Il y avait de quoi vouloir se foutre en l’air.
« En même temps, je ne comptais pas m’y rendre, à cet enterrement ! C’est un peu de ta faute. »
Un malaise la saisit tout d’un coup et, se concentrant pour masquer son trouble, Hélène ferma les yeux. Cette voix dans sa tête… C’était le même timbre que celle du corps qu’elle occupait. Mais elle n’avait pas l’impression que…
« C’est bon, j’arrête de me cacher.
- De te cacher ?
- Ouais, c’est plutôt marrant comme rêve, mais maintenant ça m’ennuie. Comment je fais pour me réveiller ?
- Mais tu es qui, toi ?!
- Pas grand-chose à côté de Néférourê, fille d’Hatchepsout ! Et encore moins à côté d’Hélène de Troie. Je ne pensais pas avoir autant d’imagination…
- Tu as fouillé dans mes souvenirs ! Tu es bien gonflé !
- Pour info, tu squattes mon corps, et j’ai l’obligeance de te laisser faire, alors…
- Tu es…
- Ton hôte, à ce que j’ai compris. Est-ce que je peux me réveiller, maintenant ? On ne peut pas… Je ne sais pas moi, sauter d’une falaise ? Ou sous un bus ?
- Si tu souhaites mourir, oui.
- On ne peut pas mourir dans un rêve. Sauf si je suis à des strates plus élevées que le rêve de base. Sinon je tombe dans les limbes. »
Silence.
« Enfin je crois. Il faudrait que je regarde Inception encore une fois… »
Silence.
« Je ne rêve pas, c’est ça ? »
Silence.
« Reste calme, s’il te plait.
- Reste calme. Reste calme. Oui, bien sûr. De toute manière, c’est forcément un rêve, tout ça. C’est impossible.
- Tu l’as dit toi-même, tu n’aurais jamais pu imaginer tout ça.
- Mais l’inconscient…
- Ton inconscient n’est pas tout puissant.
- Ouais alors… Ok, je dois sortir. »
Et à cet instant, Hélène eut la soudaine impression qu’elle-même rêvait. Ce qui n’était pas possible, puisqu’elle n’avait pas rêvé depuis des siècles. Elle se sentit aspirée et sa vision se troubla quelques instants pour se préciser comme derrière un voile. Son environnement extérieur était passé au second plan, étouffé par les battements de son cœur qui s’affolait, de sa respiration saccadée et de ses pensées de plus en plus incohérentes, paniquées.
Non, pas les siennes à elle, les siennes à la lui.
En plus de rester conscient, ce qu’elle n’avait jamais pu expérimenter depuis l’Arche, ce Thomas pouvait reprendre possession de son corps. Il repoussa la jeune femme sanglotant contre lui, se leva d’un pas vif mais flageolant, et fila jusqu’à l’extérieur de l’édifice. Le soleil tapait fort contre sa peau, mais l’air était frais. Hélène eut l’impression de renaitre, comme si elle avait étouffé pendant des années et qu’elle pouvait enfin renaitre. Et puis elle se sentit pleurer.
Sauf que ce n’était pas ses larmes, c’était…
Thomas avait posé ses mains sur la pierre de la façade et son visage s’humidifiait peu à peu.
« Pourquoi est ce que tu…
- A ton avis ? Tu es quoi toi, un démon ? Je suis possédé, c’est ça ? Ou je deviens complètement fou ?!
- Ce n’est pas vraiment ça, je… »
Elle pouvait ressentir toutes ses émotions. La panique, la tristesse, l’injustice. Elle se sentait intruse, à cet instant plus qu’elle ne l’avait jamais ressenti.
« Tu vas rester dans ma tête toute ma vie ?
- Non, non… Demain matin, je serais partie. C’est comme ça que ça se passe.
- Demain matin… Comme un rêve.
- Pas tout à fait. Tout ce que tu vis aujourd’hui est réel.
- Ca je le sais ! Je le sais, putain ! »
Le ressentiment explosa et, Thomas se laissa glisser contre la façade, essuyant d’un geste rageur ses larmes.
« Tu devrais peut-être rentrer…
- Pour quoi faire ?
- Dans votre culture, c’est votre rite. C’est important.
- Important… Ce qui est important, ce n’est pas ça. Il a disparu. Il n’existe plus.
- La mort n’est pas une fin.
- Ouais, j’ai pu voir ce que tu pensais de tout ça, euh… Hélène ? Néfouré ?
- Néférourê. Mais tu peux m’appeler Hélène… Je crois que j’ai été plus longtemps Hélène que Néférourê.
- Hélène… Ta religion, elle est dépassée. Excuse-moi hein, mais si les historiens ont découvert la civilisation merveilleuse qui était la tienne, il est clair que vous étiez de vraies brêles en matière de religion ! Il n’y a aucune cohérence !
- Et c’est cohérent, ça ? Un homme mort sur la croix il y a plus de deux milles ans pour tous vous sauver… Comment peut-on sauver en mourant ?
- Je ne crois pas à ces conneries non plus. Je ne voulais même pas venir, tu te rappelles ?
- Alors pourquoi pleures-tu ? »
Thomas se frotta le visage à nouveau.
« Cet homme, c’est mon mentor. C’est… Je n’ai jamais connu mon père, et lui, il s’est toujours comporté comme mon père. Je me tournais toujours vers lui quand… Mais la vie après la mort, c’est des conneries. Tout ça, c’est pour nous, les vivants, pas pour lui. Je suis certain qu’il aurait détesté ça ! »
Il inspira longuement, profondément.
« J’espère que tu as tort… » souffla-t-elle en pensée.
>>o<<
« Je…
- Je sais que tu t’inquiètes. Lola, tu as tant bossé sur ta thèse… tu éblouiras tout le monde à ta soutenance, cet après-midi…
- Mais…
- Sauf si tu te prends une cuite, bien sûr… L’alcool ne donne pas de courage. »
Il lui retira la bouteille des mains, la posant sur une pile de documents posés sur une console, embrassant son cou avec douceur, une main la maintenant résolument contre lui.
« Moi, par contre, je peux te donner un peu de courage… »
Hélène se sentit partir, ferma les yeux.
C’était quelque chose qu’elle avait appris à faire, s’oublier. Parfois, elle ne pouvait pas tout éviter, alors elle éteignait sa conscience, laissait passer l’instant.
Ce matin-là, c’était cependant extrêmement différent.
Thomas… Elle ne l’avait jamais oublié. Elle se souvenait de leurs longues conversations, de leur journée passée ensemble. Elle se souvenait de ses émotions qui s’étaient affolées pour la première fois, elle se souvenait avoir ressenti son propre trouble à lui. Elle se souvenait de ce corps dont elle avait parfois perdu le contrôle.
Elle se souvenait de ce corps qui avait été le sien, et c’était comme projeter de se faire l’amour à elle-même.
Hélène le repoussa d’un seul coup.
« Quoi ? »
Elle détourna les yeux pour ne pas croiser son regard, pour ne pas…
Il s’empara de son menton pour redresser son visage d’un seul coup et, la respiration coupée, elle pouvait sentir la caresse de son souffle sur ses joues.
Plus encore, elle pouvait saisir toute la douloureuse compréhension qui s’installait au fond de ses yeux, plus sombre
« Hélène. »
Bon sang.
C’était quoi ce bordel, à la fin ?!