Tout n’était que bruit. Elle se boucha les oreilles, voulu hurler mais n’y parvint pas.
Ou bien peut-être que son hurlement se perdit dans l’orage qui grondait dans ce monde.
Ses rétines semblaient se déchirer devant pareille visions. Les dunes du désert et la valse des vagues avaient disparu sous une roche étrange, sous des édifices si haut que l’Arche en devenait ridicule. Des odeurs lui donnaient la nausée. Même des années de navigation au milieu d’hommes n’avaient dégagé pareilles effluves. Un brouillard poussiéreux inondait sa bouche, se déposant telle une pâte sur ses papilles.
Son prénom fut prononcé dans son dos et, à nouveau, elle prit la fuite.
>>o<<
La voix perça le brouillard de ses rêves et, émergeant de l’état presque comateux dans lequel elle se trouvait, Hélène s’étira de tout son long. Une femme lui parlait avec l’intonation que sa mère prenait dans ses souvenirs, mais le langage lui était inconnu. Elle dormait sur un nuage, son corps reposant sur une surface plus molletonnée que tout ce qu’elle avait un jour connu. Où se trouvait-elle ?
Encore plongée dans la nébuleuse ambiance de la nuit, elle se souvint d’Ulysse, de leur longue attente sur la mer sacrée, de ce besoin pressant de sauter par-dessus le pont du navire.
Elle avait franchi l’Arche.
D’un seul coup, Hélène se redressa, ses cinq sens en alerte.
Elle avait franchi l’Arche. L’Arche des Dieux. L’Arche qui, d’après les enseignements de son enfance, avait le pouvoir de la rendre divine.
A ses côtés, un cyclope femelle lui caressait la joue, un air inquiet sur le visage.
Non, ce n’était pas un cyclope. Elle avait deux yeux, comme elle, et tous les traits qui appartenaient à la race des humains. Pourtant y avait-il homme de cette taille dans le monde ? Les aèdes lui avaient conté des histoires fabuleuses sur d’immenses héros grecs, mais était-il possible qu’ils se soient inspirés d’un peuple réel ?
La géante continuait de parler. Elle prononçait ces mots qui ne ressemblaient à aucun autre. Ce n’était ni du grec, ni de l’égyptien, juste une série de syllabes incohérentes.
Alors quelque chose se brisa dans son esprit. Une puissante vague déferla en elle, la rendant maladive, et tout repris sa place. Elle n’était pas Hélène, elle était Flavie. Les sons prirent sens, ses connaissances reprenaient leur place et elle en serait tombée si elle n’avait pas déjà été assise.
« Ma puce, il est l’heure… Tu es malade ? »
Flavie. Flavie Millet. Une petite fille de cinq ans, qui aimait ses parents de tout son cœur et ne pensait qu’à jouer aux billes. Une petite fille française, de France. De Paris.
Hélène secoua la tête. C’était ridicule. La France, Paris… Tout cela n’existait pas.
Puis ses yeux s’ouvrirent, se plongeant dans le regard bleu d’une fillette tout juste assez vieille pour tenir une tige de papyrus. Juste à l’instant où la certitude rejetait tout déni. Elle passa ses doigts dans les boucles blondes, comprit.
C’était elle. Elle qui se reflétait dans le miroir le plus pur qui lui ait été donné de voir.
Elle était Hélène. Elle était Flavie. Hélène en Flavie. Hélène à la place de Flavie.
Une femme coincée dans un corps d’enfant.
Hélène cria une première fois.
>>o<<
Ses pieds nus s’écorchaient sur le sol rugueux de ce monde. Elle slalomait entre de grandes personnes – des monstres mythiques sans doute – et pleurait autant qu’elle désespérait.
Tout n’était qu’inconnu, frayeurs, danger. Y avait-il une porte, un passage secret lui permettant de rejoindre Ulysse et ses compagnons de voyage ?
L’Arche était censée la rendre divine, rendre l’immensité d’impossibles possibles. Elle aurait dû se réveiller auprès de Mérytrê, d’Ahmed, de sa mère… Où étaient les plaines verdoyantes du royaume des morts ? Où étaient Osiris, Isis, Rê ?
Rê. Hélène leva les yeux vers le ciel et ne put apercevoir le soleil derrière l’épaisse couche de nuage et les imposantes constructions. Elle avait perdu son histoire, son corps, son monde, et le Dieu dont on lui avait donné le nom.
Une porte ouverte sur sa droite ne retint pas son attention au premier abord, puis Hélène se figea. Elle ferma les yeux, inspira à pleins poumons. Ses pas la guidèrent d’elle-même vers l’édifice de taille plus humaine, perdu au milieu des monstres de construction.
L’encens envahissait l’espace, apaisant les battements de son cœur. Des colonnes semblables à celles des temples grecs s’élevaient loin au-dessus de sa tête, écrasantes de majestuosité et de familiarité. Des peintures et des statues la jugeaient de toute leur hauteur. Hélène s’affaissa contre l’un des murs de pierre, sous le tableau aux couleurs sombres au centre duquel une colombe resplendissait. Elle se coupa de tout lien avec le monde. Seul importait cette odeur, ce calice de souvenirs d’une enfance perdue depuis longtemps.
L’enfance. Elle avait retrouvé son enfance grâce à l’Arche, mais dans quel monde l’avait-on envoyé ?
« Où suis-je ? » cria-t-elle d’une voix cristalline et désespérée.
Hélène ravala ses larmes. Venait-elle de parler égyptien, grec ou… pouvait-elle encore prononcer le moindre mot dans sa langue maternelle ? Elle se concentra… rencontra un mur.
Elle avait cette impression de trahison, ce sentiment d’incompréhension. Une amertume comme celle qui coulait dans sa gorge lorsqu’elle buvait une bière trop fermentée.
Les pensées tournaient dans sa tête, douloureuses à s’en arracher les cheveux. Questions sans réponses. C’était comme si elle marchait sur une corde tendue à des centaines de mètre au-dessus d’un torrent. Le moindre vent, la moindre secousse aussi minime soit elle pouvait la faire perdre pied, douter de son existence.
« Tu viens pour le catéchisme ? »
Le sursaut qui secoua son corps manqua d’arrêter son cœur. Hélène se redressa d’un coup, paniqua plus encore.
Un deuxième géant se trouvait devant elle. Son crane était dépourvu du moindre de ses cheveux et lui donnait cet air qu’avait les hommes pauvres, ceux dont les maigres revenus ne permettaient pas l’achat des perruques luxuriantes de la haute sphère égyptienne. Il avait parlé dans ce langage qui n’appartenait qu’au corps dans lequel son âme s’était perdue. Pourtant, de lui s’échappait une aura doucereuse et apaisante, semblable à l’ambiance du lieu qui envahissait tous ses sens.
Et il portait une robe éclatante de blancheur. La tunique que les prêtres seuls pouvaient revêtir.
Un monstre dans un habit divin.
Dans quel monde était-elle tombée ?
« Tu vas bien ? »
Non, elle n’allait pas bien.
A cette unique pensée, sa tête se secoua comme si elle tentait de se défaire d’un nuage de moustiques du Nil. Si Hélène ne comprit pas la spontanéité de ce geste, elle saisit le sens. En tout cas, elle lut sur le visage du géant un semblant de compréhension qui ne laissait que peu de doute.
Par Chesmet, avait-elle tout à apprendre de ce monde ?
« Pourquoi es-tu entrée ici ? »
Le géant ne semblait pas inquiet, mais patient comme le sage et bienveillant comme le père.
« Je… Le parfum. Quel Dieu vénérez-vous dans ce temple ?
- Le seul Dieu qui soit. Le connais-tu ? »
Le seul Dieu ? Ce peuple était-il limité en termes de connaissances scientifiques ?
« Il n’y a pas qu’un seul Dieu.
- Et comment le sais-tu ?
- Parce que s’il n’y avait qu’un seul Dieu, je ne serais pas ici. »
Le géant fronça ses gros sourcils velu et pencha la tête sur le côté. Savait-il qu’il vouait un culte inutile ? Si elle passait son chemin sans lui apprendre la vérité, il se ferait dévorer à coup sûr par Ammout à sa mort, la dévoreuse des âmes impures.
« Et que fais-tu ici ? »
Pouvait-elle répondre à cette question ? Que lui ferait subir ce peuple pour qu’elle quitte le corps de l’enfant ?
Mieux valait garder cette information secrète.
Elle haussa des épaules.
Le visage du géant se barra d’un sourire éclatant alors qu’il se baissait à son niveau.
« Je pense que tu as été appelée à entrer ici. Je peux t’expliquer tout ça, mais nous devons tout d’abord retrouver tes parents.
- Je n’ai plus de parents.
- Un oncle, une nourrice ? Un tuteur légal ?
- Non.
- Comment es-tu arrivée ici ?
- Je, euh… »
Le géant se redressa, l’air sceptique.
« Puisque c'est ainsi que va le monde, eh bien! nous le prendrons comme il est, soupira-t-il. As-tu au moins un prénom ?
- Hélène.
- Bien, suis-moi. Nous allons appeler des personnes capables de retrouver d’où tu viens. Après je te parlerais de Dieu. »
Ces personnes seraient-elle capable de lui expliquer où elle était ?
Hélène ravala son angoisse, pria pour trouver une explication et surtout, une solution.