« Attendez ! »
Néférourê se précipita sur l’échelle qui menait au pont. Trop tard. L’homme referma la trappe de la cale en la fauchant au passage. Sa tête explosant sous l’impact, la fillette lâcha les barreaux humides et glissants et chuta d’un mètre. Le craquement sinistre de son épaule, écrasée par son poids, lui retira la possibilité d’exprimer toute plainte. Sa perruque vola, les perles de son gorgerin roulèrent sur le sol et comblèrent les interstices entre les planches du parquet gondolé.
Sa toilette immaculée se tâcha dans l’eau stagnante d’une flaque.
Un sanglot se bloqua dans sa gorge jusqu’à l’en déchirer. Le cri transperça les mondes dans un ultime espoir que Mérytrê, Ahmed, ou même sa mère entendent son désespoir.
Le deuxième sanglot ne manqua pas de morceler son être.
A l’heure actuelle, l’Académie d’Héracleion brulait. L’ennemi avait percé leurs défenses, massacré, pillé.
Ils avaient pillé sa sœur.
Le troisième sanglot s’étouffa dans l’agonie. Celle qui brillait dans les yeux de sa petite sœur lorsque son âme s’était retirée de son corps. Cette vision qui ne la quitterait plus jamais.
De sa main encore valide, Néférourê essuya ses larmes, tremblant de tout son être, s’étalant du khôl sur les joues le menton.
A l’heure actuelle, l’Académie d’Héracleion brulait, Mérytrê avec elle. Jamais son corps ne recevrait les soins prodigués par les prêtres. Jamais son âme ne renaitrait dans l’autre vie.
>>o<<
Appuyée sur la balustrade du pont, Hélène ne se retourna pas lorsqu’il appela par son nom. Ses yeux restaient fixés sur l’Arche qui, au loin, tranchaient devant les couleurs chatoyantes du coucher de soleil. L’écume caressait sa peau mais ne la dégoutait plus : enfin, ils atteignaient leur but.
Elle aurait reconnu sa voix entre mille mais de toute manière, il était la seule à l’appeler ainsi. Les autres voyageurs ne l’appelaient pas… Elle était une souillure sur ce bateau, la cause de toutes leurs mésaventures. Plusieurs fois ils avaient tenté de la jeter par-dessus bord mais le Capitaine avait toujours été là pour la protéger du vis humain.
Ulysse. Son ami. Son frère. Celui qui, victime d’une guerre à laquelle il n’avait pris part que pour la retrouver, s’était perdu en retour des années durant. Tant de ses hommes par sa faute mais jamais il ne s’était détaché de son indéfectible loyauté envers elle.
Un autre soir, Hélène se serait effondrée face à ses pensées, terrassée par la culpabilité. Elle se serait isolée sur son hamac dans la cale et n’aurait plus jamais bougé. Ou alors elle l’aurait supplié de mettre fin à ses souffrances et à celles de tous leurs compagnons de route. Mais ce soir, le paradis se trouvaient sous leurs yeux. Ils n’avaient qu’à lever l’ancre et…
« Ça semble surréaliste de la découvrir enfin, n’est-ce pas ? »
L’homme s’était appuyé à ses côtés mais elle ne tourna pas un seul instant le regard vers lui. Elle ne clignait même plus des paupières… Comme si ce simple acte aurait suffi à faire disparaitre l’Arche. Comme si elle pouvait la retenir ainsi à proximité. Pouvait-elle s’échapper ?
« Pourquoi ne tentons-nous pas notre chance ce soir ? souffla-t-elle d’une voix rauque.
- Dois-je te rappeler les mésaventures qui nous sont arrivées à chaque fois que nous nous sommes précipités, Hélène ? »
Elle devina l’éternel et léger sourire moqueur qui devait étendre les lèvres d’Ulysse à cet instant et ne put retenir l’afflux de sang dans son visage.
« Nous ne sommes pas…
- Impatients ? Impétueux ? Fougueux ? » Il éclata d’un rire alors que la jeune femme le bousculait amicalement. Rire qu’elle n’avait pas entendu depuis des siècles lui sembla-t-elle. « Les sirènes ont eu raison de moi. Cette fois-ci, nous ferons les choses convenablement. Nous avons tous besoin de repos. A l’aube, nous franchirons l’Arche. »
Son cœur s’emballa à l’idée de toucher enfin au but. Toute sa vie, celle qu’on lui avait volé se trouvait dans les flots rougeoyants sous le soleil couchant. Qu’importe l’instant où ils décideraient de gouter à la bonté des Dieux de ses ancêtres : dans quelques heures, elle retrouverait les paysages de son enfance.
« Elle est impressionnante… murmura Ulysse en grattant distraitement le bois de la rambarde. Crois-tu que ce sera douloureux ?
- Les prêtres ne se sont jamais attardés sur les détails… Mais je ne crois pas que réaliser un vœu nécessite de souffrir. Les Dieux ont créé la souffrance pour nous éloigner des bordures du chemin, pas pour…
- Si je me fie à ton analyse, nous ferions mieux de rebrousser chemin.
- Qu’importe ce qu’il adviendra, Ulysse. Je franchirais l’Arche avec ou sans toi, même si je dois me jeter à l’eau pour l’atteindre. »
Le ton de sa voix avait été dur, glacial. Elle le regretta aussitôt… Dans sa vie, personne n’avait autant veillé à son bonheur qu’Ulysse et elle savait que sa détermination égalait au moins autant la sienne.
>>o<<
Néférourê ne sut pas combien de temps elle resta prostrée dans l’obscurité sinistre et humide de la cale. Peut-être les jours avaient-ils défilés, peut-être venaient-ils uniquement de quitter le port d’Héracleion… L’obscurité constante l’empêchait de trouver un quelconque repère.
Sa seule réalité était le froid qui s’insinuait sous sa peau et la douleur lancinante de son épaule.
Qu’importe, elle était vide. Comme si son enveloppe avait été emmenée par ses ravisseurs mais que son esprit, lui, était resté en Egypte.
Etait-elle encore en Egypte ? Où l’emmenait-on ?
Peu à peu, sa conscience revint mais son corps fatigué et blessé l’empêchait de se mouvoir. D’un œil éteint, elle parcourut les parois humide de cet univers qui n’était pas le sien. Hormis l’échelle qui donnait sur la trappe, il ne semblait y avoir aucun échappatoire possible. Le bateau tanguait encore, preuve qu’ils n’avaient cessé de parcourir la mer depuis qu’elle était enfermée ici, sans eau, sans lumière.
Dans un gémissement, la fillette se redressa. Son épaule l’élança douloureusement et elle se sentit incapable de bouger la main.
Comment allait-elle pouvoir se sortir de cet enfer ?
Comme pour répondre à ses prières, la trappe s’ouvrit, la lueur de la lune se rependant dans la cale humide.
La peur lui saisit l’estomac et, ignorant la douleur sourde de son bras, Néférourê se terra dans un recoin. Trop souvent sa mère l’avait mise en garde contre l’ennemi. Ces hommes qui vivaient de l’autre côté de la Mer. Ces hommes qui enviaient la beauté de leur architecture, la richesse de leurs connaissances, la puissance de leur flotte. Ces hommes qui avaient réduit en cendre son foyer, son école, sa sœur.
Ces hommes qui n’hésitaient pas à tout détruire sur leur passage. Qui s’acharnaient comme ils l’avaient fait sur sa sœur.
Sa toute petite sœur…
De gros pieds apparurent sur l’échelle. Un homme qui ne devait pas être plus vieux qu’Ahmed, son précepteur, apparu une gamelle et une choppe dans une main. Il ne prit pas la peine de refermer la trappe, comme s’il doutait qu’elle tente de s’enfuir, et lui sourit gentiment.
Néférourê ramena un peu plus les genoux sur sa poitrine.
L’homme enchaina quelques mots et, du plus profond des enseignements qu’elle avait reçu en langues étrangères, elle crut comprendre qu’il lui disait qu’elle ne devait pas avoir peur. Elle n’avait qu’une envie, lui jeter son verre au visage pour l’aveugler et en profiter pour s’enfuir. Mais lorsqu’il lui tendit ce dernier, elle ne put s’empêcher de le vider.
Le liquide âpre et au gout moins prononcé que ce qu’elle buvait à Héracleion coula dans sa gorge comme une bénédiction. Dans sa peine et son désespoir, elle n’avait pas pris conscience de sa soif.
L’homme s’agenouilla devant elle, à distance raisonnable, et lui tendit la gamelle débordant des fruits de chez elle. Sans doute volés comme elle l’avait été.
Son ressentiment ne s’envola pas, mais elle prit le temps d’avaler ces quelques provisions, se disant qu’elle s’enfuirait plus facilement en tenant sur ses deux jambes.
>>o<<
Même au bout de longues heures d’adoration, Hélène ne se lassait pas de la beauté de l’Arche. Toutes son enfance on lui avait conté les prodigieuses histoires de aventures de Geb et de Nout, de leur amour éternel et maudit, lui la Terre et elle le Ciel. Les prêtres avaient loué la divine création de l’Arche au jour de la séparation des amants. Œuvre d’amour et unique moyen de retrouvailles entre les deux divinités.
Hélène suivi les courbes majestueuses qui éclataient dans la lumière du soleil couchant. Si durant leur longue quête, elle avait imaginé plus de mille fois sa beauté, elle ne s’était pas attendue à pareille invention. Elle n’avait jamais rencontré de tel style. L’Arche n’avait rien de la majestuosité des pyramides ou des épurés temples grecques. Ou plutôt, elle était tout cela à la fois. Aérienne, dressée au-dessus des flots sacrés et s’élevant jusqu’au firmament… Elle en avait des frissons.
Cette Arche résoudrait tous leurs vœux. Elle ferait d’eux des Dieux. La jeune fille espérait retrouver son ancienne Académie et sa sœur, et Ulysse…
Elle se détourna de la prodigieuse architecture et vrilla ses grands yeux sombres dans ceux beaucoup plus clairs de son ami. Depuis combien de temps l’observait-il ainsi ? Hélène se sentit rougir en prenant à nouveau conscience que le regard qu’il lui portait avait changé au court des années. Ce n’était plus celui d’un frère envers une sœur ou d’un père pour sa fille. Pourtant, Ulysse et elle n’avait aucun avenir ensemble. Lui souhaitait retrouver enfin Pénélope, cette femme qu’il avait adoré toute sa vie, et elle n’avait pour seule ambition que de rejoindre le monde du dessous, combattre Âmmout et enfin, pouvoir gouter au repos éternel au côté de sa famille.
Ulysse lui sourit et elle se permit de lui répondre. A l’aube, leur chemin se séparerait après tant d’années…
« Penses-tu que les Dieux nous accepterons sans offrandes ?
- Il le faut, nous n’avons rien à leur offrir, souffla-t-il. Ou peut-être…
- Je refuse d’assister à cela ! s’exclama-t-elle en saisissant derrière son sourire l’anecdote et la moquerie. Vous les grecs n’êtes que des brutes païennes.
- Voyez vous donc. Il me semble que tu t’es plutôt bien acclimaté à notre culture.
- Je n’ai pas… C’était ma seule chance de survie. Mais égorger un homme pour plaire aux Dieux… Egorger une petite fille pour un mariage, Ulysse ! Quelle divinité sanguinaire accepterait pareil vice ? Quel bien l’Homme peut-il en tirer ?
- J’espère en tout cas qu’Aphrodite a le cœur plus accroché et qu’elle ne s’est pas évanouit comme tu l’as fait devant quelques gouttes de sang. Tu sais très bien que ton mariage avec Ménélas a sauvé ton peuple. Sans celui-ci, l’Egypte ne serait plus. Tu t’es offerte pour le bien et le sacrifice de l’enfant a permis d’attirer le regard des Dieux sur vous. Sans lui, ton mariage aurait été vain.
- Je ne me suis pas offerte, j’ai été raflée.
- Puis ta mère a consenti à donner ta main à Ménélas.
- Elle n’a pas eu le choix. Personne ne lui a laissé le choix. Tu ne lui as pas laissé le choix, Ulysse. »
Sa voix avait cassé. Hélène ne regretta pas un seul instant et son ami resta muet.
Leur relation était faite ainsi : beaucoup d’affection et tout autant de ressentiments.
« C’est ainsi que marche le monde. Les Dieux réclament parfois des offrandes humaines et qu’importe tes réticences : celles-ci ont toujours mieux marché qu’offrir des grappes de raisins. »
La jeune fille ferma les yeux avec un sourire, le souvenir de la saveur du fruit tapissant ses papilles, celui du jus coulant sur sa langue. Depuis combien de temps n’avait-elle pas gouter à ce plaisir ?
Elle songea à toutes les fois où son sang royal lui avait permis d’assister aux rites religieux dans son enfance. Elle s’éveillait à l’aurore, se fondait dans le temple de Rê où les prêtres se réunissaient pour accueillir le jour, le renouveau du monde et la puissance de la divinité. Elle pouvait encore sentir les effluves de l’encens. Ces fragrances qui imprégnaient ses vêtements et ses cheveux et qui la plongeait dans une profonde quiétude toute la journée durant.
Lorsqu’elle s’était retrouvée contrainte de vivre auprès de Ménélas à Sparte, elle avait cru ne jamais se faire à cette culture si différente de la sienne. Pour sa survie, elle s’était tue, avait encaissé, et surtout avait détesté. Ces hommes avaient volé les croyances de ses ancêtres pour en faire un ramassis de propagande. Leurs Dieux n’étaient que de pâles copies des Divinités qu’elles n’avaient cessé d’adorer toute sa vie, leurs valeurs n’étaient faites que pour pousser à la violence et à la guerre.
Leurs Dieux n’étaient pas. Elle avait accepté ce nom qu’on lui avait donné, cette soi-disant histoire de paternité divine. Elle s’était tue lorsqu’on lui avait imposé un époux violent, une vie morose loin de toute la liberté dont elle jouissait en tant que femme. On l’avait même privé de ses artifices qu’elle avait appris à manier dès l’enfance… Ses yeux étaient nus, ses cheveux avaient poussé, ses poils aussi.
On lui avait imposé la maternité.
A cette simple pensée, la nausée la saisit. Elle avait enfanté deux fois.
Avait cru mourir deux fois.
Les marmots devaient aujourd’hui entrer dans l’adolescence. Sa fille avait surement hérité de sa beauté comme elle-même l’avait reçue de sa mère. Si Ménélas était encore en vie et que sa soif du pouvoir ne s’était pas apaisée, sans doute était elle déjà mariée à un roi qui avait trois fois son âge. Peut être même quatre.
Et son fils… Nicostrate devait déjà manier l’épée et jouer avec l’horreur. Il devait avoir rejoint les rangs de la légion qui semait la mort.
Hélène ferma les yeux, ravala sa rage. Rage de ce qu’on avait fait d’elle. Du malheur qui ne cessait de la poursuivre.
Tout ça pour sa beauté. Néférourê. La Beauté du Dieu Rê. La Beauté du soleil.
Cette beauté qui avait tout détruit : Héracleion, Troie, l’armée dont Ulysse était si fier…
Pour survivre, avoir une chance de retrouver sa famille, elle s’était tue. Ce peuple et son fonctionnement la dégoutait du plus profond de son être. Mais à travers toutes ces années passées loin de sa patrie, Ulysse avait été le seul à respecter cette différence. Il avait été le seul à la défendre, à respecter ses croyances.
« Tu sais ce qui me manque le plus, Ulysse ?
- L’innocence ? »
Son sourire pointa malgré elle. Il disait vrai, mais ce n’était pas là qu’elle souhaitait en venir.
« Je pensais à la bière.
- La bière ?
- Hum… Cet alcool à base de Malt. C’était la première céréales à murir et à être moissonnée. Une fois, mon père avait demandé à nos serviteurs de nous en présenter une poignée. Nous en avons appris la fabrication et ce qui me manque, Ulysse, c’est cette odeur… Mérytrê la détestait mais moi… J’aurais pu me baigner dedans. Je l’aurais sans doute fait en devenant Reine. J’aurais fait construire une immense piscine gravée de l’histoire de ma famille, avec un Sphinx sur lequel m’allonger en sortant. J’aurais diffusé cette odeur toute la journée Ulysse. Ça aurait été… Merveilleux.
- Dans mes souvenirs, la boisson que vous buviez n’était pas aussi bonne que le vin d’Ithaque !
- La bière n’a rien à voir avec le vin que vous fabriquez. Le vôtre n’a aucun gout ! Il n’a pour seule et unique fonction que de vous abrutir d’alcool et de vous faire oublier l’immense néant de votre existence. La bière est… Il y a cette amertume qui te colle au palais toute la journée. Et puis, c’est tellement... A l’Académie, nous avions une cave creusée profondément dans la roche uniquement pour maintenir les barriques au frais. Quoi de mieux qu’une bière fraiche sous les rayons du soleil ? »
Hélène soupira. Son pays lui manquait tant. Le silence s’installa et elle s’étonna que son ami en ait perdu sa langue.
Ne s’étonna pas si longtemps.
« Tu sais ce qui te rafraichirait ?
- Dis-moi…
- Une tête dans la mer sacrée. Elle doit être aussi fraiche que le soleil est brulant. Par contre, je ne te garantis pas qu’elle ne soit pas habitée…
>>o<<
Prostrée dans son lit, Néférourê sanglotait, le visage enfoui dans la toge beige qu’on lui avait offerte à son arrivée.
Pleurer ainsi, elle ne se le serait jamais permis à Héracleion. Les chemises de lin étaient si couteuses et pures… Une tâche de khôl pouvait ruiner un travail de plusieurs années en une seule larme. Mais ce jour-là, elle ne portait pas de khôl. Mais cette après-midi-là, elle ne portait pas de fard, ou de fragrances fleuries. Sur son crâne, de longues mèches ébènes commençaient à repousser.
Les murs de sa chambre étaient nus, loin de ceux couverts de hiéroglyphes du palais où elle vivait à proximité de l’Académie. Elle avait passé des nuits entières à décrypter les histoires de ses ancêtres et des Dieux à la lueur d’une bougie, une odeur d’encens et de graisse l’enveloppant dans une paix éternelle. Qui lui avait semblé être éternelle.
Tout avait volé en éclat en une poignée de secondes. On l’avait tiré de la cale du bateau pour la jeter dans cette chambre qui empestait l’inconnu. Néférourê était bouffée par l’ennui et la peine. Elle avait cessé de compter les jours, cessé de manger jusqu’à ce qu’un garde la force à avaler quelques fruits, cessé de rêver. Seuls des cauchemars habillaient ses nuits. Des cauchemars et le regard sans vie de sa sœur. Des cauchemars et les flammes qui ravageaient la cité de son enfance.
La porte grinça en s’ouvrant et par réflexe, elle se terra un peu plus contre le montant de bois de sa couche. Jusqu’à reconnaitre le rythme léger des pas de son ami.
L’homme, qui ne devait pas encore avoir atteint les vingt-six crues, se tenait au côté de la table où étaient posés quelques baies et autres fruits que Néférourê détestait. Elle n’y avait pas touché et elle ne comptait pas le faire, mais le voir lui, Ulysse, fit bondir son cœur. Il cogna douloureusement contre ses côtes et s’y écrasa comme s’il n’avait pas battu depuis des mois.
Depuis son arrivée de l’autre côté de l’horizon, il n’était venu que peu de fois, mais il était le seul à se comporter avec gentillesse et bonté en ces lieux. Néférourê l’avait comparé à de multiples reprises Ahmed, son instructeur. Pourtant, il n’avait pas les traits de son peuple. Ulysse avait les cheveux d’un châtain décoloré par le soleil, la musculature des soldats et le regard vif des sages. Il l’impressionnait, souvent, mais son sourire était aussi doux que le pelage d’un agneau.
« As-tu gouté ces figues ? » lui demanda-t-il. « Ne sont-elles pas succulentes ? »
Néférourê objecta d’un signe du menton. Elle n’en avait pas mangé et ne le ferait pas, sauf si on lui faisait avaler par la force. La faim grognait dans son ventre et elle voyait ses bras et ses jambes perdre toute couleur et santé, mais en secret, elle espérait que la famine la rendrait laide et que, lassée de ses simagrées, les grecques la renvoient auprès des siens.
Pour l’instant, sa stratégie n’avait pas fait ses preuves.
« Il est important de te nourrir. Un long chemin t’attend. »
L’espoir naquit dans le creux de ses côtes, douloureux.
« On me renvoie chez moi ? » demanda-t-elle dans un grec qui aurait fait hurler ses anciens professeurs.
Les lèvres d’Ulysse se pincèrent. L’espoir explosa en mille éclats qui se plantèrent dans son cœur.
Sans briser le silence, il s’agenouilla devant elle, plaquant ses mains moites sur ses bras.
« Tu vas être conduite à Sparte dès demain.
- Ma mère va-t-elle venir me chercher à Sparte ? Est-ce une ville côtière ?
- Ce n’est pas une ville côtière. Sparte se trouve dans les terres. C’est sec, le soleil y est brulant, mais tu y seras heureuse, je pense. Une nouvelle vie t’attend. Nous t’avons donné un nouveau nom. Tu seras reine, mais pas en Egypte.
- Ma mère ne…
- La situation a changé chez toi. »
L’angoisse tomba sur ses épaules telle une écharpe de plomb. Sa sœur avait succombé à l’envahisseur mais…
« Je faisais partie des émissaires chargé de négocier ta rançon. Ton pays se trouve dans une situation politique et économique bancale. Notre attaque et ton enlèvement ont fragilisé la dynastie de tes ancêtres. Ton oncle est décédé il y a quelques levés de soleil. Ta mère avait donné naissance à un fils.
- Un fils…
- Tu n’es plus l’héritière. Ta mère est aujourd’hui régente mais toi, tu ne seras jamais reine. Ton petit frère sera Pharaon.
- Je… C’est impossible… J’ai été… Le siège de mon oncle m’était promis. Je suis…
- Hatchepsout a refusé le paiement de ta rançon. Tu ne rentreras pas en Egypte. »
Le désespoir flotta autour d’elle, menaçant. Les paroles d’Ulysse l’atteignaient sans la toucher. Elle ne parvenait pas à en saisir le sens, encore moins les conséquences.
« Pour apaiser les tensions entre nos deux peuples, j’ai proposé un mariage. Ton mariage. »
Son souffle se bloqua dans sa gorge. C’était impossible, en l’absence de frère direct pour perpétuer le sang divin des Pharaons, on lui avait promis d’avoir le choix en matière d’époux. Et puis de toute manière, il restait encore plusieurs crues à Néférourê avant qu’elle ne soit dans l’obligation d’accueillir un homme dans son lit. Elle n’était encore qu’une enfant.
La réalité la frappa en pleine poitrine. Elle n’était plus une enfant depuis plusieurs semaines. Dans un réflexe guidé par le dégout, elle croisa les jambes et les serra très fort. L’exclave qui avait changé ses draps avait-elle rapporté à ses ravisseurs les preuves écarlates qu’elle y avait abandonné ?
« Tu épouseras Ménélas, Roi de Sparte, à ton arrivée là-bas.
- Je ne peux pas…
- Tu n’auras pas le choix.
- Je n’y crois pas. Ma mère… Ma mère n’aurait jamais permis… »
En Egypte, les femmes, surtout celles de sang divin, avaient le choix de leur destinée. Elles étaient respectées pour leur douceur et leur réflexion bien plus développée que celle rude et limitée des hommes. Les différentes dynasties égyptiennes avaient été guidées par des femmes de l’ombre. Les plus grands Dieux étaient des Déesses.
Ménélas était aussi puissant et riche que Sparte. Souvent, les scribes lui avaient compté ses prouesses guerrières et sa férocité effrayante. Il avait quatre fois son âge et était déjà père de plusieurs batards. Sa mère, plus puissante qu’avaient pu l’être ses deux maris, ne pouvait l’obliger à prendre pour époux un tel homme.
« Ta beauté a traversé les océans. » souffla Ulysse en baissant les yeux. « Tous les contes te disent fille d’Aphrodite et de Zeus. Te posséder est devenu une obsession pour les grecs.
- Ma mère n’aurait jamais consenti à ce mariage. Ma mère ne m’aurait jamais privée de ma liberté.
- Ta mère n’a pas eu le choix. L’avenir de votre peuple reposait sur ton mariage et j’ai fait en sorte qu’elle accepte. »
Le silence suivit ses paroles. Néférourê n’arrivait pas à le croire et pourtant, des larmes brulantes de trahison perçaient derrières ses paupières.
« Il y a cette femme qui m’attend depuis des années. Son père n’a cessé de me refuser sa main mais cette mission diplomatique… Agamemnon m’a promis la femme que je désirais si je réussissais à négocier ton mariage avec son frère. »
Son visage s’inonda de larmes à nouveau. Cet homme qu’elle considérait comme son unique ami l’avait trahi de la pire manière qui soit. D’un coup sec des épaules, elle se dégagea de ses grandes mains et lui envoya un regard qu’elle espérait plus sombre que les abysses.
« J’ai conscience que mon bonheur n’existe que par ton malheur. » souffla-t-il en plantant ses grands yeux clairs dans les siens, loin d’être impressionné. « Mais je ne peux renoncer à Pénélope. La dette que je te dois est éternelle. Je serais à tes côtés aussi longtemps que mon cœur battra. Je te protégerais aussi longtemps que je pourrais tenir mon épée. Je te jure mon éternelle dévotion. En paiement de toute la peine que tu connaitras pour mon égoïsme. »
>>o<<
« Entends-tu ? »
Comme frappée par la foudre, Hélène s’était redressée, se tendant à l’extrême au-dessus des eaux pour saisir le doux chant s’élevant de l’Arche.
Chant ou murmure.
La langue lui était inconnue mais elle ne l’effraya pas. Ce n’était pas la première fois qu’Hélène était projetée dans l’inconnu et dans un monde qu’elle ne connaissait pas. Et puis… Des voix aussi douces ne pouvaient être…
La pression des mains de son ami sur ses épaules la ramena aussi sec sur le pont de la trière.
« Que fais-tu enfin ! »
Ulysse l’éloigna encore de quelques pas de la balustrade et pour elle, ce fut comme un déchirement.
« Attends ! N’entends-tu pas ?
- Entendre quoi ?
- L’Arche ! Elle nous appelle, Ulysse ! Nous devrions…
- L’Arche nous appelle, bien sûr ! Il est sans doute temps que tu retrouves ta…
- Ecoute ! »
Malgré lui, la curiosité fut plus forte et l’homme tendit l’oreille. Hélène se concentra sur la prodigieuse construction qui s’élevait au-dessus des flots, prête à en traduire autant qu’elle pourrait comprendre mais sa volonté ne rencontra que le silence.
Ses sourcils se froncèrent.
« Je suis pourtant certaine de…
- Je n’entends rien, Hélène.
- Mais… C’est impossible. Je crois que… »
Ulysse referma ses larges mains sur son visage, la forçant à le regarder dans les yeux et l’empêchant de se dissiper.
« Qu’as-tu entendu ? »
Son timbre avait abandonné la moquerie derrière laquelle il cachait ses doutes et ses peurs. Quelques années plus tôt, il aurait abandonné Hélène à son sort pour profiter de sa nuit mais ils avaient trop vécu, trop perdu. Les hommes sous sa responsabilité méritaient qu’il s’inquiète.
« Des voix, souffla la jeune fille avec un sourire. Elles provenaient de l’Arche. Elles étaient si belles… Elles m’appelaient, Ulysse. C’est le moment, j’en suis certaine. Nous devons lever l’ancre. »
Le visage de l’homme se ferma aussi sec. A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle comprit : les sirènes.
L’effroi la saisit toute entière au souvenir de cette rencontre qui avait couté la vie à tant de leurs compagnons. Elle manqua même de s’écrouler sur le pont alors que son ami se détournait d’elle.
« Dolios ! » hurla-t-il pour alerter son bras droit. « Les sirènes ! Il nous faut de la cire… Vite ! Clythonée, va réveiller les hommes ! »
Très vite, la jeune fille se perdit dans la panique et l’appréhension. Comment des sirènes pouvaient-elles se trouver en ces lieux ? Les avaient-elles suivis ? Pourquoi était-elle la seule à…
Le chant reprit, doucereux, apaisant. Hélène se retourna et empoigna à nouveau la rambarde.
Nout avait étendu son corps étoilé au-dessus des eaux. Au loin, l’Arche se découpait dans l’obscurité de la nuit, sa surface immaculée baignée par la lumière de la Lune.
Cette Arche qu’ils avaient traqué des années durant. Pour laquelle ils avaient tout donné.
Cette Arche qui réaliserait son vœux le plus cher.
Elle l’appelait, elle. Hélène. Néférourê. Qu’importe… Elle n’était qu’une jeune femme aux ambitions pures. Elle ne demandait pas grand-chose… Retrouver tout ce qu’elle avait perdu, tout ce qui l’avait perdue.
La brise caressa sa nuque et le chant s’intensifia. L’Arche scintillait dans l’obscurité, comme par flash. Sa prodigieuse énergie faisait frémir les flots, gonflaient les voiles de la trière. Hélène pouvait en ressentir toute la puissance et plutôt que la peur, elle ne ressentait que du bonheur. Les voix l’habitaient, la portaient. Une voix se détacha… Enfantine, cristalline, reconnaissable entre mille.
« Mérytrê… »
Sa petite sœur. Sa douce et délicate petite sœur…
Un sourire naquit sur ses lèvres et alors elle sut.
Hélène souleva sa tunique du bout des doigts et enjamba la rambarde.
>>o<<
« Hélène ! »
Un profond sentiment d’horreur traversa son être et, comme mu par une énergie étrangère, Ulysse se précipita à la suite de son amie pour la rattraper.
Se cogna contre un champ de force invisible.
Projeté en arrière, une douleur lancinante lui saisit le crâne. Pas assez pour lui faire oublier la dangereuse situation dans laquelle se trouvait Hélène. Il se traina jusqu’à la balustrade… ne put aller plus loin.
Une muraille invisible semblait s’être dressée entre la trière et l’Arche tant convoitée.
Entre lui et Hélène.
Incapable de réagir, de crier, de frapper, de pleurer, il l’observa évoluer sur les flots, si légère que ses pieds foulaient la surface réfléchissante comme un sol solide. Ses longs cheveux d’ébène flottaient dans son dos et sa tunique salie par des années de vagabondage marin semblait immaculée.
Sans une hésitation, sans un pas de travers, Hélène s’avançait de l’Arche.
Et d’un danger imminent.
Ses pensées s’enchainaient et, inépuisable, son esprit recherchait une solution, un moyen de lui venir en aide, de la sauver…
« Hélène ! » hurla-t-il à nouveau.
Son cri fut étouffé par la nuit, impuissant.
Le désespoir le saisit. L’impuissance était sur le point de l’emporter. Il frappa la frontière invisible de toutes ses forces, tenta de garder un contact visuel avec la jeune fille autant que possible…
Elle marqua comme un arrêt. La pierre de l’Arche se trouvait à seulement quelques centimètres d’elle. Elle n’avait qu’à tendre la main ou faire un pas pour la toucher mais, immobile, elle sembla enfin se rendre compte de sa situation bancale.
Les mains d’Ulysse se refermèrent sur le bois, prêt à affronter toute vision d’horreur : un monstre marin surgissant des eaux pour l’entrainer vers les fonds ou peut être…
Il n’eut pas le temps d’envisager d’autres dénouements. Il n’eut pas à détourner les yeux à l’instant fatidique.
Comme par magie, Hélène avait disparu.