Quand le néant nous cerne, l’angoisse de la mort n’est jamais bien loin d’apparaitre. Maintenant qu’elle n’y voyait plus, la tête enfermée dans un sac de toile de jute épaisse, Kaïsha, après avoir réussi à contenir sa panique de ne plus respirer, tentait d’appréhender son nouvel univers restreint. Pour elle, le plus dur était passé maintenant qu’elle inspirait, certes avec difficulté. Elle pouvait à nouveau penser.
« Si les hommes qui viennent de m’enlever ne m’ont pas encore tuée, c’est qu’ils visent d’autres desseins plus salutaires, espérait-elle. »
Malheureusement, les deux gaillards ne pipaient pas mots. Ils se cantonnaient à l’emmener quelque part, loin des yeux de Korshac et de son équipage. Aux sensations de ses poils de bras enserrés par ceux du costaud qui la portait, elle comprit, aux écailles rugueuses, que ce devait être un homme-lézard. L’odeur de sueur aigre qui s’en dégageait la conforta dans son analyse. Et pour clore tout doute, au moment de choisir leur chemin dans le port de la cité endormie, la langue utilisée, le magalis, était celle des hommes-lézards.
Ce fut assez facile pour Kaïsha de la reconnaître. Car dans sa vie d’avant, en fille de harem, elle partageait la couche avec une zèlrayd qui parlait cette langue sifflante et quelque peu archaïque. Malheureusement, après tous ces sillons, elle avait eu le temps d’en oublier l’usage. Néanmoins, quelques expressions, bien à eux, lui revinrent, au moment où ils les utilisèrent.
– On s’est fait gober comme une mouche, dit celui qui menait à l’autre, la portant comme un baluchon.
À en distinguer par l’ouïe ce qui approchait, des gardes en armure les avaient repérés et venaient à leur rencontre.
– Qu’avez-vous là ? Sortez de l’ombre, mécréants ! gueula l’un d’eux en kogal, la langue des terres alentour.
L’expression était typique du coin et Kaïsha se dit que finalement la chance venait de tourner en sa faveur. D’abord, elle se retourna, faisant mine d’être docile à son porteur, espérant qu’il ne lui plaque pas trop les poumons contre ses épaules. La feinte fonctionna, et quand il se déplaça, surement pour sortir à la lumière des torches qu’elle percevait faiblement, Kaïsha put se débattre en criant, d’une manière très étouffée, par le sac qui contenait tous ses mots.
– À l’aide ! hurla-t-elle, non pas en kogal, comme cela aurait dû être fait, pour avoir le plus d’effet possible, mais en élinéen, la langue dont elle avait l’habitude de parler.
Il n’est pas simple d’être efficace quand on est traité comme un vulgaire tas de viande. En réponse, elle eut, tout d’abord, une pression musculaire des bras qui se tendent, très vite, suivie d’une lourde tape sur les fesses ayant pour but de lui faire mal. La douleur lui monta jusqu’en bas du dos.
– Même s’il fait nuit, pas possible de fermer les yeux, dit l’un des gardes en réponse.
Un court instant de silence laissa à Kaïsha le temps de retrouver les mots dans la bonne langue. Mais avant de les prononcer, elle entendit le cliquetis caractéristique des pièces d’or qui s’ébranlent dans une bourse. Les gredins étaient en train d’acheter le silence des gardes de Taranthérunis.
– À l’aide, reprit-elle en kogal, aussitôt étouffée par la main gantée de cuir du garde.
– Chuuut. Y a des gens qui dorment… Ha, ha, ha, lui dit-il en rapprochant son casque du sac de toile.
Et ses deux ravisseurs reprirent leur chemin. Même si elle était dépitée du manque total d’équité dans ce monde, surtout pour les femmes, et qui plus est panthères, ses geôliers venaient de payer pour la garder sur leurs épaules. Elle était donc un larcin qui avait un prix, conclusion rassurante à cette mésaventure qui la rattacha à l’espoir de rester en vie.
Le reste de la balade, en tant que denrée, Kaïsha dut se concentrer pour ne pas vomir, car sa position lui appuyait plus encore sur l’estomac qu’au départ. Puis, elle sentit son porteur enjamber quelque chose et de son pas mal assuré, elle comprit qu’il venait, avec elle, de monter à bord d’un navire.
Enfin, on la lâcha à terre, sur un plancher encombré de cordages, surement au centre du bateau, puisque rares étaient ceux dont le mât était excentré. On lui appuya le dos contre et lui prit les mains pour les attacher. Alors que l’homme-lézard lui liait les membres, un autre, à la voix aigüe, l’interpella, cette fois en kogal.
– Tu ne lui as pas encore attaché les mains ? demanda-t-il.
À en croire le silence de celui qui l’avait portée et maltraitée jusqu’ici, ses muscles devaient avoir omis de suivre les ordres.
– Elle a quelque chose qui m’appartient, hé hé, prononça-t-il, avec une étrange intonation de plaisir qui fit frémir Kaïsha.
Et quand il lui écarta le majeur des deux autres doigts, la douleur qui s’en suivit d’être tranché, lui fut insupportable. Le tortionnaire dut s’y prendre une seconde fois. L’os avait déjoué le tranchant de la lame. Là, il força en arrière pour le sectionner et couper entre les phalanges. Au-delà du soutenable, Kaïsha s’évanouit, surement à cause du peu d’air qu’elle pouvait aspirer de par le voile épais lui masquant toujours la bouche et le nez.
Quand elle reprit connaissance, ils naviguaient déjà sur l’eau. Le rythme imposé par un tambour grave indiquait qu’ils voyageaient à bord d’une galère. En remuant sa main meurtrie, elle sentit qu’elle avait été pansée. Qui donc l’avait enlevée et où l’emmenaient-ils ? Enfin, à en croire les morceaux qu’ils n’hésitaient pas à lui prendre, ce n’était pas pour sa beauté. Ils tentaient surement de convaincre Korshac de se soumettre à un vil contrat.
Mais, comment pouvaient-ils croire qu’un esclavagiste, comme le Grand Blanc, allait se soucier d’une femme-panthère telle qu’elle ? Certes, elle était sa seconde, mais risquerait-il tout pour elle seulement ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête, aussi pour la maintenir éveillée, tant elle avait peur de s’endormir, de ne plus jamais rouvrir les yeux. Et s’il venait la sauver ? Et s’il lui démontrait qu’il l’aimait sincèrement ? Après ces sillons passés ensemble, ce pouvait être une éventualité.
Alors, prier Priesse, le dieu des opprimés, lui revint en mémoire. Elle se souvenait de ces lunes passées dans une cage à attendre que ses pleurs soient entendus, à côté de dizaines d’autres qui l’écoutaient, tous rangés dans le marché aux mi-bêtes de Daïkama. Si longtemps elle l’avait prié qu’elle lui avait attribué son salut. Ce jour-là, où un homme l’avait achetée, un homme qui n’était autre que Korshac.
Mais cette nuit, dans les prières murmurées, de sincérité, il n’y en avait plus. Elle-même avait menti à tout ce qu’elle avait juré de défendre devant Priesse. Comment pourrait-il à nouveau l’entendre, elle, la femme-panthère qui l’avait si bassement trahi ? À ces pensées résonnèrent les mots de Kwo, prononcés lors de la fête d’Ildebée. Car sur la Squale, usant de son fouet, elle maintenait en esclaves les rameurs pour, elle, gagner en libertés. Ce pouvait-il que Priesse juge la tortionnaire qu’il avait délivrée ?
« Oui, se dit-elle. Ce n’est là qu’un juste châtiment après cinq sillons de fausse liberté. »
Kaïsha n’était plus à prier. Elle ramena ses genoux contre son ventre et le sentit. Il y avait en elle une vie, un être avec qui elle allait partager son corps. La fugace impression, au matin de la nuit passée avec Yurlh à Ildebée, prenait ce soir tout son sens.
Mais, à quoi bon donner la vie ? Elle ne voulait offrir à son enfant ni ses souvenirs d’esclave ni une mère bourreau. Résolue à mourir, elle resserra ses membres contre son corps et lentement s’assoupit, s’imaginant entre les bras de Yurlh. Alors qu’il la berçait, la couvrant de sa chaleur rassurante, un fracas terrible résonna en échos sur les parois gigantesques de la Faille de Taranthérunis.