– Alors, quel peut être l’objet de la visite de l’instigateur des guerres fratricides ?
Ce fut ainsi que débuta la discussion autour de la petite table des appartements du Saint Juste, au dernier étage de la tour sacrée de la cathédrale de Kisadyn.
Rulaskys, qui était toujours aux côtés du devin, à siroter son troisième verre d’alcool, s’étrangla presque de surprise en entendant l’entrée en matière du prétorien. Il le regarda de côté. Et même si les effets de l’alcool avaient amoindri la justesse de ses sens, il percevait la haine dans la voix de Dreik Varagone.
L’Histoire, l’histoire du monde allait se dérouler là, ici, sous ses yeux brillant d’une ivresse débutante. Un duel, auquel, nul autre que lui, allait assister. Rulaskys en posa son verre et se tourna vers Chèl Mosasteh, les yeux pendus à sa réponse qui tardait à sortir de ses lèvres.
Le devin devait reprendre ses esprits, embrumés par les vapeurs de liqueur. Il humecta ses lèvres, comme pour goûter un bon mets. Puis, lentement, d’une voix au timbre maîtrisé, il rétorqua :
– Il est heureux que vous ne vous trompiez pas sur ma personne. Cela aurait été indigne de votre titre. Je ne peux que me féliciter d’avoir fait 693 lieues, sur les flots, pour vous rencontrer.
Ce chétif vieillard en avait vraiment dans la culotte, en convint Rulaskys. Car en face, le prétorien, même s’il avait pris des rides, dressait encore les bras noueux d’avoir manié la hache et pas que pour fendre du bois. On le voyait à sa chemise qui semblait trop serrée, et pourtant de bonne taille. Une veine gonfla le long de son large cou, une veine qui en disait long sur sa rage montante.
Dreik Varagone respira un long silence avant de répondre. Il attendit de se servir d’une carafe qui venait d’être portée par son jeune écuyer Olivar. Puis, percevant l’étonnant calme sur le visage du devin, attrapa son verre pour le lui remplir. Le capitaine Rulaskys n’eut pas cet honneur. Il ne semblait pas avoir de l’importance aux yeux du prétorien qui focalisait toute son attention sur Chèl Mosasteh.
Qu’à cela ne tienne, le capitaine saisit la carafe pleine, une fois libre des mains du Saint Juste, pour goûter ce nouveau breuvage. Mais cela, il l’exécutait sans lâcher des yeux les deux hommes qui se toisaient à s’en faire fondre.
– Cette guerre a ruiné les centaines de sillons de paix entre les Conquérants, reprit le prétorien.
La tête hirsute du capitaine pivota pour boire la réponse de son ami, le devin. Lui aussi, prit un certain temps, celui de goûter des lèvres le nouvel alcool aux douceurs de fruits rouges.
– Elle était la chaux nécessaire pour créer le mortier indestructible du nouvel empire que j’ai bâti, répondit, toujours aussi calmement, le devin.
Alors, Dreik Varagone avança d’un coup son buste pour cracher sa phrase au visage de son ennemi.
– De la chaux, de la chaux, qui a brulé la vie de milliers d’âmes, de dizaines de milliers de mes frères !!
Rulaskys se pencha aussitôt en arrière. Les paroles du guerrier semblaient aussi tranchantes que des lames.
Le devin ferma les yeux pour parer l’assaut qui venait d’être ainsi lancé. Puis, il les rouvrit, avec cette fois, la brillance des larmes.
– Un feu nécessaire, un brasier qui n’aura de cesse de me consumer… jusqu’en enfer, répondit, avec émotion, le devin des Trilunes.
Rulaskys ne l’avait jamais vu ainsi endosser la mort des soldats de cette terrible guerre. Il semblait sincère.
– Et tout ça pour quoi ? Pour offrir l’immortalité à ce félon ! continua le prétorien de tirer à gorge déployée sur la face du vieil homme.
Chèl Mosasteh eut un petit rictus étrange, celui d’un être qui se sent supérieur. Et son visage, de suite, changea pour masquer ce qui venait de se dessiner dessus. Avant de reprendre, il trempa encore ses lèvres dans la délicieuse liqueur.
Le capitaine ne voulait surtout pas perdre une miette de ce qui allait être dit, ni en paroles ni en images. Il imita alors le devin, mais lui se rinça la gorge d’une belle rasade, pour parfumer toute sa bouche. Et quand Chèl Mosasteh reposa son verre sans émettre de bruit, Rulaskys frappa la table avec le sien, ses gestes ayant perdu grandement en précision.
– Comme je vous l’ai dit, de nouvelles frontières, un nouveau royaume se doit d’avoir un nouveau roi. Il n’y a rien d’étonnant à tout cela.
Dreik Varagone fut envahi par une grimace de dégoût que la banalité des phrases du devin lui inspirait.
Il est vrai que le capitaine attendait une réponse plus grandiose. Le prétorien allait continuer à déverser son fiel sur l’invité de l’Empire des Cités Rouges. Mais, entra le jeune garçon avec, entre les deux mains, un plateau d’argent garni de morceaux de viande et de légumes grillés, surmontés d’une sauce crémeuse appétissante.
Dreik Varagone observa un silence de respect pour le service, chose rare en ce bas monde, parmi les puissants.
« Olivar doit être bien plus qu’un simple laquais, pensa le capitaine, à la barbe rousse. »
Il y avait, sur le plat, trois piques forgées de têtes d’animaux exotiques, pour les habitants du Sud. Au fond de lui, Rulaskys fut rassuré que le blondinet ait pensé à lui et qu’il ne soit pas obligé de manger avec les mains. La tape amicale qu’il lui avait accordée en était surement pour quelque chose. Emporté par ses basses manières qui ressurgissaient au fil des verres d’alcool, le capitaine le remercia d’un clin d’œil. Aucun seigneur ne se serait ainsi abaissé au rang de servant. Le garçon en fut surpris, presque apeuré. Le gros gaillard aux cheveux roux et hirsutes avait peut-être quelques viles pensées à son égard.
Une fois reparti, Dreik Varagone tarda à saisir une pique, encore versé dans ses noires pensées. Il était de coutume qu’un hôte mange le premier, pour montrer à ses invités que le repas n’était point empoisonné. Rulaskys, dont le cinquième verre animait la tête comme celle d’une marionnette aux fils attachés aux mains du prétorien, s’impatientait qu’il se serve. Quand il sortit son morceau de viande aux vapeurs fumantes et caramélisées, Rulaskys n’attendit pas son tour et saisit aussitôt une seconde pique en fer. Les morceaux étaient menus et découpés juste assez gros pour les manger en deux ou trois bouchées. Le capitaine l’enfourna d’un coup dans son large gosier puis émit un soupir d’entière satisfaction.
Avant de reprendre, Dreik mordilla dans le sien. On sentait bien que l’appétit lui faisait désormais défaut.
– Vous êtes de ceux qui massacrent avec des plumes et des parchemins. Jamais vous n’avez ouvert en deux un seul ventre, n’avez ôté une vie de vos mains, n’avez croisé le regard des yeux qui se vident. Vous ne connaissez la mort qu’en lecture.
La tirade creusa plus encore l’estomac du capitaine qui se resservit, dans la foulée, d’un sixième verre du liquide sirupeux de la carafe. Il le fit tout en ne lâchant pas des yeux les lèvres du devin. Il allait forcément, à un moment ou à un autre, lui refermer son caquet de Saint Juste. Il lui avait fait le coup à plusieurs reprises. Alors, il ne fallait pas rater le clou du spectacle.
Mais, la réponse ne sortait toujours pas de la bouche du devin qui, lui aussi, semblait figé. Il avait dû être surpris par la tournure qu’avait prise sa visite. D’un allié qu’il cherchait, il était en train de s’en faire un ennemi. D’abord, les mains du devin se mirent à trembler, juste un peu avant que les premiers mots ne sortent de sa bouche, qu’il venait encore de tremper à l’embrasure de son verre.
– Un seul empereur, d’un seul empire, afin qu’une seule frontière englobe les Trois, les trois Tombeaux des Âmes.
Les yeux du prétorien peu à peu s’écarquillèrent, la haine cédant face à la crainte d’entendre la suite. Les mains du devin tremblaient de souffrir d’avoir à en parler. Rulaskys connaissait cette manifestation incontrôlable du corps du vieil homme.
– En des temps ancestraux, les vivants terrassèrent ceux qui ne dorment jamais. Plus tard, avec les ossements des guerriers tombés, ils érigèrent trois tombeaux, enfermant chacun des enfants de la terrible fratrie, connue pour faire trembler tous les marmots, sous le nom des enfants de Thurl.
– … et pour que s’endorment les enfants, on les nomma les Trois, marmonna Dreik Varagone, continuant la comptine qui était gravée dans sa mémoire depuis son enfance.
Rien qui ne devait l’horrifier, ce n’était qu’une histoire pour les gamins. Cela n’avait aucun sens que le devin des Trilunes parcoure plus de 693 lieues afin de la lui conter.
Le devin reprit, toujours incapable de contrôler ses mains tremblotantes.
– Une fable qui oblige les garnements à s’endormir, de peur de réveiller les seigneurs coléreux. Laissez-moi vous conter la mienne. Elle s’adresse aux parents, plus particulièrement à ceux qui ont choisi de combattre les forces des ténèbres, articula avec délectation Chèl Mosasteh qui venait de capter l’attention de son hôte belliqueux.