La jeune prétorienne, pour dresser une barrière entre ses yeux animés de haine et le devin, se recoiffa la tête de son heaume. Rulaskys, qui avait suivi de près les échanges tendus, venait de caresser le pommeau de son sabre. Heureusement, la prétorienne, parée d’acier et taillée pour le combat, retourna vers la sortie sans dire un mot. Une fois sous le cadre de la porte, on entendit : « Suivez-moi. ».
Leurs déambulations, en cortège de marins de l’Empire, les rapprochèrent de l’immense nef principale. Pourtant baignée des lumières du soleil, il n’y faisait pas plus chaud, tant les voutes étaient hautes et devaient aspirer la chaleur jusqu’aux toits.
Plusieurs chapelles permettaient, à divers prêcheurs, d’enseigner les louanges de Kisadyn aux gens venus s’en nourrir. La nef en était remplie. Et, on pouvait comprendre à quel point, elle avait été judicieusement conçue pour favoriser l’entreprise de convaincre les ignorants. Les images colorées, traversées des lumières de l’astre roi, ajoutaient du mystique à cette grande école, pensait le devin en marchant.
Au centre de la nef siégeait une assemblée de fauteuils en bois sculpté, disposés en U, dont on ne voyait que les dossiers dépassant largement les têtes de chacun des occupants. En face de cette assemblée, dont on ne pouvait voir les sincères prêcheurs, nom des personnalités y siégeant, une estrade, plus haute, donnait vue sur la personne discutant debout, à tous, ses opinions. Ainsi, tous les fidèles, en plus des sincères prêcheurs, pouvaient, dans la nef, assister aux discours politiques qui s’y jouaient.
Derrière le pupitre, de celui qui se trouvait debout à expliquer une mesure visant à améliorer la propreté des rues en disposant des seaux dans lesquels devaient être déversés les excréments ; derrière ce pupitre de parole, un trône en bois, recouvert de feuilles d’argent, était disposé, encore un peu plus haut, pour sembler flotter au fond de la nef. Assis dessus, le Saint Juste, plus haut titre de l’ordre des prétoriens de Kisadyn, trônait. Enfin, Chèl Mosasteh pouvait admirer Dreik Varagone, à défaut de lui parler. Comme venait de le démontrer la prétorienne, il n’était pour l’instant pas accessible. Il leur faudrait donc attendre que se terminent les saints prêches.
Il était assis dans son armure qui avait tant de brillances qu’elle ne pouvait qu’être d’apparat. C’était bien loin des idées que le devin s’était faites de Dreik Varagone, dont la légende vantait les prouesses d’aventurier et de combattant.
L’homme en robe blanche en avait fini d’énoncer les nombreux avantages que devaient apporter ces seaux collecteurs de crottes. Il quitta la scène pour laisser place à une femme, elle-même vêtue d’une robe blanche, toutefois ornementée de lignes argentées. Elle se trouvait bien loin, trop loin pour distinguer précisément les contours de son visage et les étranges teintes de ses yeux.
– Main d’argent, grande pourfendeuse des épidémies, Maseigneur Véhéma Torreygn, à vous de prêcher, présenta le Saint Juste, démontrant, par la voix, qu’il était gangréné par la monotonie de la vie politique.
La femme prit la verge d’argent et la leva presque au-dessus de sa tête, prête à débuter son prêche quand, d’un coup, elle s’arrêta. Les sincères prêcheurs, assis confortablement sur leurs coussins de soie, furent quelque peu surpris de ce silence soudain. Mais, Dreik Varagone, tant il s’ennuyait, n’en perçut rien. Une seule personne dans la grande nef, qui était pourtant remplie d’âmes, releva ce bref instant d’hésitation qui signait une importante rencontre.
Chèl Mosasteh, tout d’abord intrigué, puisqu’il ne connaissait aucunement cette Véhéma Torreygn, ou plutôt seulement de nom, n’en fut traversé que d’une brève impression. Mais, ce qui n’était qu’une impression allait peu à peu prendre suffisamment d’importance pour le convaincre d’aller demander à la prétorienne de quitter les lieux, prétextant le froid ambiant.
Cette dernière obtempéra pour les emmener dans une salle qui les obligerait à se rapprocher de l’assemblée. À ce moment, Chèl Mosasteh eut un étrange comportement, celui d’enfoncer sa tête entre les épaules, comme pour se cacher d’un regard inquisiteur. Lui-même fit ces gestes sans se poser la question, de façon machinale, presque en réflexe.
La traversée de la nef, pour atteindre la porte où derrière brulait un feu dans une étroite cheminée, fut interminable à l’esprit du devin. Que se passait-il donc ? Pourquoi son corps, son esprit ou quelques sens inconnus lui imposaient pareil comportement ?
En tant que devin, il aurait dû savoir. Cela devait lui sauter aux yeux. Mais au contraire, c’était l’immensité du vide de l’incompréhension qui se posait en maître devant lui. Alors, quand bien même le geste qu’il allait faire devrait lui coûter la vie, il voulait comprendre. Et juste avant de passer l’arche de la porte salvatrice, menant au vestibule chauffé, Chèl Mosasteh ne put s’empêcher, d’à nouveau, tourner la tête.
Elle était maintenant bien plus proche, puisqu’il s’était avancé vers elle pour accéder à la porte. Véhéma Torreygn parlait à son assemblée de prêtres, qu’elle dominait d’une voix douce, posée et charmeuse. Elle était belle, même si ses traits étaient ceux d’une femme d’un âge mûr. Et comme si les yeux du devin avaient fait vibrer en elle la cordelette d’une sonnette, tout en continuant son monologue dont les propos n’intéressaient aucunement le devin, elle tourna son regard pour fondre ses deux yeux dans les siens, deux yeux vairons, vert et marron, qu’aucune autre image plus intrigante ne devrait à jamais supplanter.