De loin, la cité était baignée des atours blancs et purs que la neige habillait. De près, les pieds dedans, c’était un tout autre tableau. La neige avait la couleur de la pisse que les citadins jetaient par les fenêtres et les portes en criant « chaud devant ! ». La boue dominait les rues tortueuses de la cité. Il fallait être agile pour éviter les centaines de crottes qui daignaient glisser le long du caniveau central, seul organe bâti pour faire face aux tas d’immondices produits par une ville aussi grande. Rulaskys, qui avait navigué principalement sur les mers du Sud, s’était fait une autre idée des cités d’origine des Conquérants.
– Mais, mais, mais, où sont les égouts ? jurait-il à chaque matière fécale qu’il écrasait sous ses bottes.
– La merde est le propre des citadins. Les Cités Rouges ont bénéficié du bain quotidien et nauséeux de leurs ancêtres, lui raconta le devin avec, dans la voix, le ton de celui qui sait que cette expérience restera éphémère.
– Jusqu’alors, je pestais d’avoir un pied de bois. Aujourd’hui, je puis dire que je m’en réjouis, ajouta le devin.
La compagnie de gardes en armure d’acier entourait les six émissaires de l’Empire, dont le devin et Rulaskys qui y étaient mêlés. Huit soldats, portant l’épée d’arme dont la facture, propre aux maîtres-forgerons de Nak-Them, imposait le respect. Rulaskys préféra se concentrer dessus, fuyant du regard le tapis maronnasse qu’ils foulaient. Devant, une prétorienne, arborant une cape blanche immaculée, menait le cortège qui, au son des cliquetis métalliques, obligeait les citadins à s’écarter.
La troupe avançait d’un bon pas et le devin ne refusa pas l’aide de Rulaskys pour suivre la cadence. En effet, ils étaient, pour l’instant, les accompagnateurs du messager impérial qui se trouvait en tête, là en leurre, pour essuyer un hypothétique attentat. Heureusement, la traversée des rues sinueuses du port se déroula sans encombre.
Ils débouchèrent sur la place du grand marché qui avait toujours lieu, depuis des centaines de sillons, sous l’œil bienveillant de la cathédrale. Les marchands des provinces alentour venaient y négocier toutes sortes de denrées. La cité avait une telle réputation qu’elle drainait moult négociants et clients en quête d’objets rares ou de divertissements. À maintes reprises, la prétorienne dut, d’une voix assurée, crier au-devant d’elle.
– Place, faites place !
La populace qui, pour l’instant, n’était pas pleinement informée des navires qui mouillaient, en ce moment, dans son port, restait sur l’interrogative et obtempérait. Une bande d’enfants, crasseux d’avoir joué avec la neige souillée, se trouvait stupéfaite de croiser pareil cortège. La prétorienne dut en pousser un qui, les pensées dans la lune, perdit l’équilibre. C’était mieux que de se prendre un coup de bouclier d’un des gardes en harnois qui n’aurait nullement freiné la marche pour un gamin des rues.
Enfin, ils arrivèrent au petit parvis qui s’était réduit comme peau de chagrin devant les assauts répétés des marchands, cherchant toujours plus d’espace pour vendre. Ce dernier n’avait pu être envahi de breloques puisqu’il était encore entouré de douves qui n’avaient pas été comblées. Car le devin se rappelait que la cathédrale était un château de combattants avant de devenir un lieu de culte aux murs ouverts de vitraux fragiles. Deux gardes tenaient l’accès aux petits ponts amovibles, enjambant les douves jusqu’à la placette, devant les portes de la place forte des seigneurs de la vérité. Rulaskys se félicitait de ne plus fouler la neige mêlée d’excréments et admirait la toute-puissance du château aux bases guerrières.
– Étonnante, cette cathédrale aux allures de château fort, ne put se retenir de constater, à haute voix, le capitaine.
– Des sillons de paix ont creusé dans ses murs des fenêtres qui ne tarderont pas à se refermer si… murmura le devin, comme à son habitude quand il voulait n’être entendu que de ses proches, en capacité de le comprendre.
Cette phrase aurait pu être interprétée comme une future déclaration de guerre. Mais, Rulaskys ne la traduisait pas de cette manière, surtout connaissant une partie des raisons de ce long voyage.
Ils traversèrent le principal pont-levis, qui semblait attaché à rester ouvert, même la nuit. Si la cathédrale paraissait accueillante pour tout un chacun, elle n’en était pas moins le lieu d’exercice des membres constituant le gouvernement de la grande cité et de ses provinces, surnommés les sincères prêcheurs.
Kisadyn, en plus d’être une impressionnante cité de plus de cent-mille habitants, s’étalait en provinces riches de force de travail. L’exploitation du bois et de mines d’argent constituait les principales richesses, en plus du climat qui assurait une grande fertilité aux terres.
Kisadyn était la terre originaire du nodec, la langue parlée la plus utilisée sur le Monde des Trilunes. Ceci dû à l’esprit missionnaire des prétoriens de Kisadyn qui s’étaient imposé comme vertu de porter la Vérité sur toutes les terres autour, même au-delà des mers.
Les Conquérants en étaient une sorte d’émanation, car le principal meneur des explorations des terres du Sud n’était autre qu’un descendant des Kairn, Nagaril Kairn étant le fondateur des prétoriens de Kisadyn.
À l’intérieur de la cathédrale, le froid hivernal avait étendu son emprise. Le corps principal, où le soleil transperçait de ses rayons, les vitraux, n’était pas de suite accessible. Il fallait, avant tout, traverser un long couloir assez large, d’où partaient bien d’autres, ainsi que des escaliers montants et descendants. La cathédrale était une forteresse labyrinthique dans laquelle il fallait rester accompagné si on ne voulait pas se perdre.
La prétorienne prit un embranchement sur la gauche pour aller dans un couloir plus étroit et les mener à une antichambre dans le but d’attendre. À ce moment, autour du devin, se forma une barrière humaine, constituée des soldats de l’équipage et de Rulaskys. Cela avait pour but, tout d’abord, de protéger le devin, mais aussi de signifier à la prétorienne qu’elle était en présence d’un dignitaire autrement plus important que le simple messager habituel. Cela eut, de suite, l’effet escompté et, intriguée, elle attendit.
Le devin avança lentement vers elle, tout en découvrant sa tête de la capuche qu’il avait mise pour se cacher et lui dit d’un ton péremptoire :
– Chèl Mosasteh, devin impérial des neuf Cités Rouges. Faites venir le Saint Juste, Dreik Varagone. Mais avant, amenez-nous dans un lieu où brule un feu. Mes os sont glacés.
La jeune prétorienne, qui s’était engagée dans l’ordre pour rejoindre sa sœur, partie combattre l’Empire aux côtés des Conquérants, n’en croyait pas ses oreilles. Pour en être sure, elle enleva son heaume, libérant sa chevelure châtain clair, presque blonde, typique des humaines natives de ces terres. Puis, elle décortiqua les moindres traits du devin, comme si elle voulait le reconnaître. Ou peut-être cherchait-elle, au fond de ses yeux, le mal qui l’habitait pour avoir ainsi fait se déchaîner des familles, autrefois vivant en bons voisins.
– Dois-je exécuter un tour de passe-passe pour vous convaincre de mon identité ? ajouta-t-il, sur un ton excédé d’être l’objet d’une telle observation, à la limite de l’auscultation.
Le regard de la jeune femme s’arrêta sur le pied de bois, dont personne n’avait fait mention lors de la description de l’éminence grise du Magnus Kéol. Même si, dans ses pensées, le personnage sonnait vrai, la haine qu’elle avait nourrie à son égard pouvait être la cause d’un manque de discernement.
Alors, le devin, devant cette interminable entrevue, gêné par la colère montante bleu-turquoise des yeux de la jeune humaine, se convainquit de l’impressionner.
– Vous vous êtes engagée trop tard pour participer aux guerres fratricides. Et si, par mes mots, je ne puis vous apporter de la consolation, sachez que votre présence lors des batailles n’aurait pu épargner la vie de votre grande sœur, lui conta le devin, sur un ton plutôt compatissant.
Il n’y avait aucun doute sur l’identité du chien qui lui parlait, là debout, sans crainte de se voir étranglé par la haine qu’elle lui vouait. Elle releva la tête, après qu’il lui eut rappelé son triste deuil. Et le devin comprit, à ses traits, que son rang la résignait de répondre favorablement à sa première demande.