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La galère filait sur le fleuve sans courant, au fin fond de la faille sans lumière. Devant elle, les faisceaux des lanternes balayaient la surface de l’eau calme, telles des antennes lumineuses. La cadence, donnée par Kiarh, le taurus, fut très vite supplantée par les râles de respiration soutenus de Yurlh. Galvanisés par l’effort de l’orkaim, les soixante-cinq rameurs adoptèrent son rythme sauvage.

Korshac, debout près du mât central, caressait de ses joues le vent déjoué par la Squale. Ses rameurs, grondant de tirer sur leurs muscles, animaient en lui la toute-puissance du capitaine qui domine les éléments. De déplacer, à force d’homme, un monstre de bois de vingt-six mètres de long, était la prouesse dont il voulait être le maître. Quand ces navires quittaient les ports du monde entier, tous les regardaient. Et même si le rôle de galérien restait peu enviable, on ne pouvait que les admirer de déplacer ces géants de bois. De cela, Korshac jamais ne s’en était lassé. Cette nuit ravivait en lui toutes les raisons de son engagement.

Alors que personne ne pouvait les voir, il savait que, devant, les voleurs craignaient de les entendre. Les ravisseurs de Kaïsha allaient, tôt ou tard, être submergés par les grondements ricochant sur les deux falaises de la faille. C’était l’un de ces moments rares où Korshac sentait l’invincibilité monter. Rien ni personne de ce monde ne pouvait plus l’arrêter.

Et, venant d’en face au centre du fleuve, comme l’était la Squale, une barge pleine à craquer d’un chargement de sable se laissait glisser, portée par le vent arrière de sa voile carrée. Le retard qu’ils avaient pris de jour à charger, les marins croyaient, la nuit, pouvoir le rattraper. Narwal, à qui avait incombé la difficile tâche de balayer l’eau sombre de faisceaux de lanternes, cria :

– Navire, droit devant !

Mais, on ne peut lever si facilement le voile de la vengeance. Korshac, à ces alertes, resta muet d’ordres. Rien ni personne ne put stopper la Squale enragée. Et, dans toute la faille, de Taranthérunis jusqu’à Osestrah, l’onde se déchaîna. Quand la galère de Korshac brisa en deux la coque de la barge à fleur d’eau, on aurait cru entendre crier la déesse de la foudre, sans en voir la déchirure bleutée dans le ciel.

Ce fut un tonnerre assourdissant qui écrasa les paroles de chacun et ramena les surhommes, dominant les eaux, au simple état d’hommes qui ignorent tout de la nage. La Squale, même si elle éventrait, en ce moment même, son adversaire, tremblait de tout son long, médusant son équipage.

Korshac en frémit d’horreur. Le terrible naufrage ne faisait que commencer. La galère se souleva, voulant voler au-dessus des flots, car poussée par la force de ses rameurs. L’élan fut suffisant pour qu’elle grimpe sur le tas de sable que transportait la barge des commerçants. C’est ainsi qu’elle s’échoua, sur le tas de sable d’une barge blessée qui déjà prenait l’eau.

Plus personne dans la Squale ne disait mot. Tous attendaient une réponse du navire à leur inquiétude montante. Korshac, qui descendait dans les cales, fut très vite rattrapé par Narwal. Le regard stupéfait du coq lui renvoyait son erreur.

– Narwal, tu crois qu’on va couler ? lui demanda le capitaine, cette fois sans mauvais jeu de mots sur son nom.

Rares étaient les nuits où Narwal avait pu observer le visage blafard de son capitaine. Et bien qu’il le détestait chaque fois que de noms d’oiseau il l’affublait, Narwal ne pouvait se délecter du malheur dont lui aussi était accablé. Car la Squale, autant qu’à Korshac, était sa maison et avec elle, sa famille risquait de sombrer. N’étant sûr de rien, Narwal ne pouvait répondre à ces questions vitales et, ensemble, ils s’enfoncèrent dans les cales. 

Chacun portant des lanternes, ils observèrent la charpente de la Squale pour vérifier si le bois, par endroits, s’était fendu. Mais, à chacun de leur pas, des craquements indiquaient que le navire était encore soutenu par autre chose que la surface de l’eau.

– Nous sommes montés sur une barge transportant un tas de sel, dit Narwal, tout en cherchant méticuleusement l’indice d’une brèche.

– Du sable, un tas de sable… ajouta rassuré Korshac en frottant entre ses doigts les grains de silice qu’il avait recueillis.

– Va falloir étayer par ici… et là, ordonna Korshac qui avait repris de l’assurance, au regard des maigres dégâts. 

– Et calfater en dessus et en dessous, ajouta Narwal en bon marin animé de sang-froid.

– Si Worh le veut bien, cette barge devrait nous soutenir le temps qu’elle s’enfonce, continua Korshac.

Narwal lui répondit de son fidèle sourire édenté, heureux de revoir les couleurs sur les joues de son capitaine. Dehors Kwo, qui s’était enquis du désastre en se penchant par-dessus bord, revint auprès de Yurlh pour le rassurer. Son ami restait prostré sur son banc, les mains tenant sa rame comme si elle était son seul salut.

Car l’air n’était plus empli de leurs cris d’effort, mais de ceux des autres marins qui, en dessous, rencontraient, en ce moment même, la mort. La mélopée des condamnés fut encore longue à écouter. La barge, si elle était encline à lutter, ne pouvait que disparaitre, avalée par le fleuve, son chargement de sable et la Squale étant trop lourds à supporter.

Ils auraient pu sauver des hommes de la noyade, mais Korshac en décida autrement. Des marins ou de la Squale, le choix de Korshac détermina du trépas des marchands. Tous ses hommes et lui-même s’affairant à réparer, en cale, les dégâts, aucun ne put en sauver, hormis Kwo qui aida l’un d’eux à monter.

Heureusement, avant que le soleil ne se lève, la barge disparut et les marins se turent, ne laissant pour témoin que quelques débris et tonneaux de bois. Même si la Squale, en cale, prenait l’eau, la brèche, selon Korshac, était contenue. Était-ce un avertissement de ne pas risquer d’aller plus loin ? Korshac en déduit que ce n’était là qu’un obstacle. Et, de l’avoir bravé, plus rien ne pouvait maintenant l’empêcher de retrouver sa panthérès bien-aimée.

Note de fin de chapitre:

Depuis 2018, nous publions la saga YURLH sur HPF. Nous préparons un financement participatif en 2025. On a besoin de toi pour faire de ce rêve une réalité : un roman papier.

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