Après être passé entre les mains du barbare, on pouvait dire que le messager du clan des dragons de feu était en pièces. Même s’il semblait encore entier, à l’entendre respirer de souffrance, ses os devaient être brisés en de nombreux points. Ils le transportèrent jusqu’à la Squale, dans une couverture achetée à prix d’or à la mère poilue qui comptait bien se rembourser des dégâts causés par l’orkaim. Korshac la paya de bonne grâce, avec seulement une petite grimace de s’être fait rouler.
Sur la galère, Korshac était trop nerveux pour avoir assez de sang-froid et tirer quelque son du mourant. Il offrit à Kwo de s’en occuper. Ce dernier, ayant vécu des guerres, avait quelque peu l’habitude des blessés. L’agilis montrait les mauvais signes avant-coureurs de la mort. Mais, son diagnostic n’était que celui d’un archer. Il restait donc encore beaucoup d’espoir.
Narwal, le cuistot, eut l’idée de lui faire avaler un jus de citron qu’il venait d’acheter, ce soir, aux étals du port. L’effet fut immédiat, à en croire la langue fourchue qui fit de nombreux allers et retours. Kwo, le voyant reprendre ses esprits, lui attrapa la mâchoire pour le fixer dans les yeux.
– C’est par où ? le questionna-t-il.
– Ton clan, c’est par où ? insista-t-il, voyant qu’il clignait des yeux.
Le messager surmontait ses douleurs et reprenait peu à peu son souffle. Il inspira avec le sifflement caractéristique du nez cassé et parvint à parler lentement.
– Taren… thé… runis… la faille… Vous… devez… remon… ter la faille.
– Parfait, capitaine. Il faut remonter la rivière de la Faille de Taranthérunis, lui rapporta Kwo qui connaissait le lieu pour l’avoir déjà traversé avec les armées des Conquérants.
Korshac réfléchit avec la prudence propre au capitaine qui va engager ses hommes, son navire et toute sa vie.
– Remonter une rivière ? Autant se jeter dans la gueule d’un mérou, râla Korshac.
– Et on va aller jusqu’où, comme ça ? Elle est longue cette… rivière ? ajouta-t-il, toujours en pensant au pire.
Kwo s’empressa de poser et de reposer la question à l’homme-lézard qui luttait pour survivre. Malheureusement, il était à nouveau envahi par une souffrance intérieure dont Kwo se sentait complètement impuissant de soulager.
– J’crois qu’il va falloir presser plus de citrons, conclut Kwo, en bon docteur.
Yurlh était debout, les bras ballants, écoutant dans l’espoir d’entendre le nom de Kaïsha. Korshac resta un instant à l’observer. Tout colosse qu’il était, il ne semblait pas plus fort face à la tristesse qu’ils partageaient tous deux. Et puis, la considérait-il comme sa compagne ? Il avait plutôt l’air d’un enfant qui a perdu sa mère, à attendre qu’on le réconforte. Soudain, le capitaine eut le déclic.
– Allez, va à ta rame. On part la chercher ! cria Korshac.
Yurlh sursauta et s’activa comme un jeune enfant, rassuré d’entendre la voix du père qui prend les choses en main. En revenant auprès de Kwo, Korshac se pencha au-dessus de l’agilis.
– Tu croyais qu’on ne naviguerait pas de nuit, crétin d’lézard. On va la rattraper la galère de tes frères et j’vais me les faire en brochette !
Bien que les abords du port étaient encombrés d’embarcations en tous genres, de nuit, cela restait navigable, compte tenu des lumières allumées et entretenues par les habitants. Pour le vieux loup de mer, s’en était même amusant, puisque le risque résidait à écraser, sur leur passage, une moindre embarcation, rien qui pouvait abimer la Squale. Non, ce qu’il l’avait attiré jusqu’à la proue de la galère, c’était plutôt ce qui allait suivre : la poursuite, sur une rivière certes navigable, mais au fin fond d’une faille où les lumières de la pleine lune verte ne pouvaient pénétrer, l’inquiétait.
Comme tout le monde avait mangé, Narwal fut tout désigné pour exercer les ordres qui normalement incombaient à Kaïsha.
– Prépare les lampes à faisceau, Narwal. On va en avoir bientôt besoin.
Ce dernier acquiesça en grattant les squames d’entre ses deux yeux, cherchant, au fin fond de sa mémoire, où elles avaient pu être stockées. Poursuivre un autre navire ne faisait aucunement peur au Grand Blanc, surtout qu’il possédait l’avantage de la vitesse. Sa galère, plus grande à n’en pas douter, car il se souvenait des embarcations mouillant à Taranthérunis à leur arrivée, lui garantissait de les rattraper. Korshac se demandait plutôt à quel genre de capitaine il avait affaire. Il devait connaître la rivière mieux que lui, puisque dans son souvenir, il ne l’avait naviguée qu’une seule fois et c’était il y a bien longtemps. La vitesse paraissait donc son seul atout. Korshac en conclut qu’il viserait le centre de la rivière, pour être sûr de ne risquer l’échouement sur aucun récif.
La règle était ici, comme partout ailleurs : de nuit, les navires se devaient de jeter l’ancre près des rives. Aucun bateau ne s’aventurait sur les voies navigables avant le lever du soleil. Mais si par malheur, un seul devait descendre la rivière, le capitaine Korshac espérait que les lanternes à faisceau se refléteraient sur sa voile blanche assez tôt pour tenter de l’éviter. Voilà où il en était dans son esprit, au moment même où la Squale allait s’enfoncer entre les parois sombres et dévorantes de la Faille de Taranthérunis.
Çà et là, les feux chatoyants des cabanes éclairaient encore ses côtés. Mais, la lumière rassurante de la lune avait été avalée. Korshac distinguait encore les silhouettes des passerelles qui contrastaient avec le ciel étoilé. Sur l’une d’elles, des citoyens s’y étaient hasardés munis d’une torche et devaient, en ce moment même, observer la Squale prendre le chemin du néant.
« N’est-ce pas la plus grande bêtise de ma vie que je fais là ? se demanda Korshac, tentant de revenir à celui qu’il avait toujours été, de redevenir l’esclavagiste dénué de sentiments. »
Mais, le visage de Kaïsha hantait le noir horizon, avec ses doux traits de panthérès qui l’accompagnaient maintenant depuis de longs sillons. Et quand Kwo vint lui annoncer, qu’après avoir bu un dernier jus de citron, l’homme-lézard avait succombé à ses blessures, Korshac fut définitivement convaincu de risquer toute sa vie pour la retrouver.