Depuis le départ de Kaïsha, le couscous avait perdu en goût et l’espièglerie s’était envolée. Si elle était juste allée vomir, cela faisait longtemps qu’elle avait passé la porte de la taverne, se disait Korshac, tout en tirant sur un morceau de poisson coincé entre ses dents.
Alors vint s’assoir, à la place de la panthérès, un nouveau convive, dont personne n’avait appelé à venir. C’était un zèlrayd, un homme-lézard, aux membres faméliques et au cou allongé, dont on nommait la race, les agilis. Il avait le teint de la pierre grise veinée de rouge. Sa longue langue fourchue glissa hors de sa bouche, d’abord pour goûter l’air, avant de commencer à sortir des sons.
– Je vois qu’il y a une place à pourvoir ! dit-il fort, dans la direction du capitaine pour être sûr de couvrir le brouhaha ambiant.
Korshac tourna doucement la tête et rétorqua tout d’abord d’un ton amical.
– Tu t’es trompé, l’ami. Vire ton cul du banc d’ma femme, termina-t-il, en lui crachant au visage le morceau qu’il venait enfin de détacher d’entre ses incisives.
Le filament, qui n’était autre qu’un bout de peau de requin, vola pour se coller sur la narine gauche du zèlrayd. Sans être gêné par ce geste offensant, l’agilis reprit de parler.
– Vous ne m’remettez pas, capitaine Korshac. Et pourtant, j’ai par deux fois croisé votre route, ici même.
« Encore un de ces hurluberlus qui cherchent à impressionner pour se trouver du travail, se dit Korshac. »
– Qu’est-ce qui ressemble le plus à un homme-lézard, si ce n’est un autre homme-lézard ? Allez ouste ! Ma panthérès va revenir.
– Je suis un messager du clan des dragons de feu et je vous propose, une dernière fois, de vous inviter à leur table, ajouta l’agilis, tout en ayant la peau de requin qui se soulevait de sa narine et se rabaissait, au rythme de ses mots.
Kwo se rappelait de quoi il en retournait. Trois lunes plus tôt, ce même clan avait déjà fait la proposition d’aller discuter commerce. Il tendit plus l’oreille, connaissant la dangereuse réputation de ce clan qui n’hésitait pas à assoir sa suprématie dans le sang de ses concurrents.
– Proposition refusée. Va dire à tes semblables qu’ils aillent s’enfoncer un pieu dans l’cul pour se donner en brochette. C’est comme ça que j’les mange, les lézards, rétorqua Korshac.
Yurlh rit à la provocation, ayant compris la blague pour être fin connaisseur de brochettes de lézards grillés. Mais Kwo resta sur ses gardes, en voyant la main du zèlrayd se glisser sous la table. Il en sortit un mouchoir sur lequel s’était étalée une large auréole de sang frais et le mit devant lui, en repoussant l’assiette, presque vide, de l’absente Kaïsha. Korshac regarda d’un coin de l’œil ce qu’il venait de sortir.
– J’sais pas comment vous êtes faits les zèlrayds au niveau des oreilles. Mais, j’suis sûr d’une chose. Vous êtes comme les humains et vous n’respirez pas sous l’eau.
Pendant que Korshac débitait son couplet, qui avait pour but de lui dire de quitter les lieux au plus vite, le messager continuait de déplier le mouchoir ensanglanté.
– Alors là, j’ai peur… Si tu veux pas que j’t’embauche comme ancre, casse-toi d’mon…
Quand Korshac vit le doigt velu de poils clairs et tachetés, au milieu du mouchoir, il termina de déblatérer ses menaces. Tous, autour de la table, sentirent la tension d’abord baisser comme le ressac de la mer. Mais, elle allait remonter plus vite qu’elle ne venait de partir. Yurlh avait les yeux rivés sur Korshac, tant il tentait de comprendre ce qu’il disait. Kwo, qui avait tout suivi, mit de suite la main par-dessus le doigt qui ne pouvait être que celui de Kaïsha, pour le cacher aux yeux de Yurlh. L’orkaim fronça les sourcils de ne pas comprendre ce qui se tramait sous ses yeux.
– Il me semble que, ce soir, vous risquez plutôt de manger un ragoût de femme-panthère qu’une brochette de zèlrayds !
L’agilis avait, dans la voix, la certitude de dominer l’auditoire. Korshac saisit aussitôt son hachoir et le mit à plat sur la table, imitant le geste du zèlrayd quand il avait présenté son mouchoir.
– Une chose est sure : j’vais t’tailler en pièces. Mais avant, tu vas m’dire où est ma panthérès ?
Le ton avait changé. Korshac ne rigolait plus. En parlant, ses dents grinçaient comme s’il se retenait de lui enfoncer la large lame de son arme en pleine tête.
– Si je meurs, jamais vous ne la retrouverez en vie. L’issue de notre rencontre est simple. Il vous faut juste me suivre jusqu’à Osestrah. Elle vous attend là-bas.
Korshac serra fort le manche de son arme, à en faire grincer sa peau sur le bois, mais tout en se retenant de déchaîner sa rage sur l’agilis. Sa conscience aboutissait toujours à la même conclusion : il ne connaissait pas l’emplacement du clan des dragons de feu. Alors, même si l’envie était grande de le décapiter sur le champ, il ravala sa fureur et gueula dans toute la taverne :
– Frères de la Squale !
Des têtes levèrent le nez de leur écuelle. Nombre d’hommes d’équipage mangeaient ici, ce soir.
– Terminé, le festin. On lève les amarres !
L’agilis arbora un sourire d’entière satisfaction. Il repoussa la main de Kwo pour remballer le trophée qui avait eu raison de la volonté du Grand Blanc. Yurlh restait toujours coincé dans les méandres des mots de chacun. Tout le monde parlait si vite. Mais au moment où la main de Kwo se souleva, il vit le doigt de Kaïsha qui gisait sur le mouchoir rouge et blanc. Pendant que chacun se levait pour suivre le mouvement du capitaine, lui resta assis. Car dans sa tête, le puzzle d’images et de mots doucement s’assemblait.
Alors qu’ils étaient déjà tous debout à partir, Kwo se retourna pour enjoindre à Yurlh de les suivre. En découvrant son visage modelé d’une grimace de profonde tristesse, qui aussi vite se changea en une animosité sauvage, Kwo, de suite, s’écarta de la tornade qui allait frapper.
D’un coup, Yurlh, en prenant appui avec ses mains, hissa ses cent-soixante kilos sur la table. Et aussi rapidement qu’il venait d’y monter se jeta dans le dos de l’agilis qui n’eut aucune chance de l’esquiver. Tous les muscles du barbare écrasèrent le corps svelte de l’homme-lézard, taillé pour la course. On entendit les os de ses côtes craquer sous l’impact. Le bond de l’orkaim avait fait reculer les clients pour ne laisser qu’un cratère où le barbare et sa victime gisaient.
Dans une colère sans pareille, Yurlh attrapa, des deux mains, l’homme-lézard, déjà beuglant de douleur. Il le souleva comme un fétu de paille et le projeta avec violence contre la paroi de bois. Toute la taverne en trembla. Mais à peine l’avait-il jeté qu’il lui retombait dessus, de tout son poids. L’agilis semblait encore en vie bien que plus grand son n’en sortait. Alors que Yurlh saisissait le bras du messager, le tirant dans un sens que son anatomie ne pouvait supporter, Korshac hurla :
– Arrête !!!
Yurlh le fixa aussitôt. Il avait les yeux entourés de larmes.
– Il… a tué Kaïsha…
Si, à ce moment, Korshac saisit que les sentiments entre Kaïsha et l’orkaim étaient réciproques, il comprit que, plus que l’or, lui aussi, l’aimait.
– Elle n’est pas morte, Yurlh. Si tu le tues, jamais on la retrouvera.
Là encore, les mots mirent du temps à imprégner leur message. Yurlh le regarda et, avant d’écouter son maître, planta ses crocs dans l’annulaire de l’agilis et l’arracha comme une bête.