Après que Kwo eut mis le fer du cimeterre, qu’il avait ramassé dans les escaliers, sous la gorge d’Ostillus, ce dernier ne se fit pas prier pour demander, au reste de ses hommes, de se rendre. Yurlh, qui avait occis près d’un quart des gardes de l’île, ainsi que le sarénor, en était pour beaucoup dans sa sage décision.
Il en résultait l’obtention d’une cache pour toute l’herbe sulfureuse produite à Ildebée. Ostillus, s’étant contenté d’une part sur dix pour la garder entre ses murs, priait chaque jour que l’orkaim meure d’une horrible maladie, le libérant de sa peur de le croiser, chaque fois que la Squale débarquait des caisses sur son île.
L’histoire de l’invasion de l’île par Korshac avait été passée sous silence. Si les autorités de l’Empire avaient eu connaissance d’un tel fait, elles auraient mis le nez dans les affaires du ciconor gras du ventre et auraient tôt fait de mettre à jour le passage secret et le contenu illicite des nombreuses caves qu’il abritait.
Aujourd’hui, l’épisode de Viirgore n’était plus que le faible écho d’un carillon lointain. Toutefois, Yurlh en gardait encore les galons de la victoire. Pour avoir sauvé son capitaine, et par extension tout l’équipage, il recevait, chaque jour, double portion. Ce qui eut pour effet de déplacer deux rameurs de tribordais vers bâbord, afin de compenser le surplus de vigueur de l’orkaim.
Yurlh était infatigable si on devait le comparer à tout autre rameur, surement le fruit de sa jeunesse. Un autre bienfait de sa loyauté envers son capitaine fut qu’il n’était plus tenu à sa rame par des chaînes. Et pour finir, Korshac avait pris pour habitude de l’avoir toujours à ses côtés quand il descendait à terre. En plus de la sécurité tangible qu’il apportait, l’orkaim produisait comme un parfum d’apaisement sur les interlocuteurs. Le commerce n’en était que plus fructueux.
Kwo eut aussi son lot de bonnes nouvelles, la meilleure étant sa présence auprès de Korshac pour toutes les négociations. Surement Korshac avait-il perçu l’amitié entre les deux frères de ramée. Si Kwo ne ramait plus depuis plusieurs lunes, il restait toujours aux côtés de Yurlh pour discuter et, à chaque repas, le partager avec lui.
Kaïsha, elle aussi, avait changé depuis que le colosse était venu les sauver. Korshac la trouvait comme tombée sous le charme car il l’avait surprise, plusieurs fois, à l’observer. Cela n’aurait pas dû le choquer plus que cela. Il est vrai que l’orkaim était, de par sa musculature et son tatouage, être à contempler. Non, c’était plutôt le fait qu’au moment où Kaïsha croisait son regard de capitaine, elle s’apprêtait de suite à faire autre chose, comme si elle se sentait fautive d’une inavouable trahison.
Enfin, son changement de comportement, Korshac l’expliqua d’abord, un temps, par le traumatisme d’avoir été droguée puis suspendue à une poutre, comme un vulgaire animal prêt à égorger. Plus tard, il pencha pour sa nature féminine qui était, pour un flibustier, aussi inexplorable que les profondeurs des abysses océaniques. Ces derniers jours, il optait plutôt pour une étrange affliction dont elle semblait affectée, qui l’avait visiblement affublée d’un mal de mer dont elle n’avait jusqu’alors jamais subi les affres.
Alors que la vigie criait : « Taranthérunis en vue, capitaine ! », accompagné d’un : « À nous le bon couscous de raisins secs ! », à cette seule évocation, Kaïsha se pencha par-dessus le bastingage pour rendre, aux poissons, son plat de coquilles Saint-Jark, aux jus de melon de Narouèn. Ces maux de mer la plongeaient à regarder l’orkaim, parfois des heures durant, ou peut-être regardait-elle ailleurs, s’en convainquit Korshac qui, finalement, ne préférait pas trop la sentir à ses côtés, son haleine étant des plus désagréables.
– En avant pour un bon gueuleton ! ravala trop tard Korshac, comprenant qu’il avait été entendu par sa belle.
Korshac était dans la période la plus joviale de son existence. Le commerce était redevenu florissant. Toutes les terres du Sud commençaient à découvrir les bienfaits de son herbe sulfureuse.
La petite équipe, aussitôt le navire à quai, s’ébranla pour descendre à terre. Kwo avait eu le droit de garder, en trophée, le cimeterre de Viirgore, mais il portait toujours sa vieille chemise jaune, toute rapiécée. Kaïsha mit la première le pied à terre. Cette sensation apporta l’apaisement plus que nécessaire à son estomac, ces derniers jours, malmené. Korshac et Kwo la suivirent et tous furent, une fois encore, surpris avec quel pied marin Yurlh sautait sur le ponton, les faisant sursauter tous. Son sourire d’orkaim heureux fit passer la brève peur pour une récurrente blague.
Il était convenu que la halte ne devait pas dépasser deux nuits. La première ordinairement consacrée au couscous de la mère poilue n’encourageait guère Kaïsha, mais telle était la coutume des contrebandiers de la Squale.