– FAIM !!! résonna la voix de l’orkaim dans les deux paires d’oreilles qui se faisaient nez à nez.
L’enfant négociait avec Kwo qu’il remplisse son contenant en argent de vin, entreposé dans les futs, au fond de la remise. Kwo, nullement heureux d’avoir sur la conscience la mort d’un jeune servant, l’avait convaincu de passer la carafe par le judas, tout juste assez large. Mais, il semblait que, même dans son profond sommeil, les sens de l’orkaim avaient perçu l’odeur de viande grillée, entourant le serviteur. L’enfant écarquilla les yeux, montrant que le hurlement abyssal du barbare l’avait effrayé. Kwo, qui commençait après deux jours de jeûne à souffrir des affres de la faim, comprit de suite ce que pouvait ressentir son goinfre d’ami.
– Fuis, gamin !
Il dormait, depuis deux jours et deux nuits, d’un sommeil inébranlable sans avoir pu remplir sa panse ni de nourriture ni de boisson.
– J’ai FAIM !!
Le casque de fer renvoya les faisceaux de la lanterne, du fin fond de la remise, signe que le monstre se relevait. D’abord curieux de voir quelle pouvait être la créature dotée d’une voix si grave, l’enfant resta pour observer. Peut-être se sentait-il encore à l’abri, derrière la porte de bois, ne se souvenant pas qu’il l’avait ouverte quelques minutes plus tôt. La forme humanoïde se rapprochait lentement en renâclant fort de dessous son casque. Son instinct lui disait d’écouter l’aomen. Mais ce monstre, quel était donc ce monstre ?
Traversant le voile de lumière, l’enfant put distinguer le colosse aux muscles noueux, dont le haut de la tête raclait, par moments, le plafond inégal de la pièce. Sa mâchoire carrée sembla se satisfaire des odeurs qu’il sentait. Car ses babines se relevèrent pour dévoiler les crocs épais d’un carnivore supérieur. Ce fut, à ce moment, que l’envie de fuir prit le dessus. Malheureusement, ses jambes ne répondaient plus. L’enfant restait pétrifié.
Kwo s’écarta devant l’aura du prédateur qui n’avance qu’à l’instinct. Yurlh buta d’abord sur la caisse, bloquant la base de la porte. Et, dans un râle, il la poussa sur le côté, la glissant aussi aisément qu’une boite vide. Il tira sur la porte qui s’ouvrit, sans rechigner de grincements, faisant de l’enfant une proie facile. Au moment où sa grosse main, aux ongles sales, le saisissait, l’enfant, au parfum de lion grillé, se déroba pour courir dans l’escalier. Tel un limier, ses yeux obligèrent sa tête à tourner. Et les cent-soixante kilos s’ébranlèrent pour chasser, dans la course, son repas.
Le souffle de la bête emplit la galerie de ses grondements. L’enfant était vif et montait les marches à toutes jambes tandis que, derrière, le monstre avide enjambait deux à deux les marches. Accompagnant sa fuite de cris désespérés, l’enfant alerta le poste de garde à la mi-galerie. L’heure du repas n’ayant pas encore, pour eux, sonné, à huit, ils sortirent sur le palier s’enquérir de ce qui grondait.
L’enfant, accompagné de la lumière, arriva rapidement, mais ils ne purent l’arrêter, car il se faufila entre les jambes des premiers. Alors, qu’ils le virent les traverser, sans même être rassuré d’être enfin parmi eux, les vrombissements d’une respiration les submergèrent.
À peine avaient-ils envoyé leurs lumières vers le bruit, qu’ils virent le monstre de deux mètres vingt leur foncer dessus. Sans même ralentir, il attrapa le premier soldat par le bras qui craqua au moment où il le projeta sur le côté. Yurlh saisit la lanterne du second et la brisa sur la tête du troisième, l’inondant de flammes. Puis, il jeta le quatrième dans les bras de son confrère enflammé. Au cinquième, il réserva le cimeterre du second qui venait de dégainer. Le sixième, il l’écrasa contre la paroi de tout son poids, lui fracassant les côtes. Seul le septième, dans la confusion, parvint à lui asséner un coup d’anelace. Mais, au grand dam de ce dernier, il vit son arme se coincer entre les écailles de l’hydre tatouée. Comme si, dans les ténèbres de la galerie, elle venait de prendre vie. Mais, le huitième, lui, la vit bouger et, de son bouclier, se protégea du courroux du forcené qui, à l’instant, avait terrassé les sept guerriers.
Reprenant son rythme, au souffle saccadé, l’orkaim entama la suite des marches, avec, pour trophée, un couteau enchâssé dans le dos. Plus haut, les glapissements du servant arrivèrent aux oreilles des deux gardes en faction. Aussitôt, elles dévalèrent les marches du cellier. Alors qu’elles allaient s’engouffrer dans la sombre galerie, habituellement calme d’un doux appel d’air, elles ne purent que se regarder l’une et l’autre, cherchant la réponse à cet orageux grognement qui montait. L’attente eut raison de leur courage. Et soudain, l’enfant apparut, passant en hurlant de terreur entre elles deux. Les femmes-soldats reculèrent alors, tout en dégainant leur cimeterre, pour accueillir la chose bruyante qui le poursuivait. S’arcboutant, elles levèrent leur bouclier afin de se protéger.
Dans une rage, habitant seuls les Hurleurs affamés, Yurlh surgit. La vision des atours brillants des deux gardes ne l’apeura aucunement. Yurlh continua sa course, chargeant pour survivre. Frappant de tout son poids, l’épaule en avant, il enfonça les rondaches, dont l’une de plein fouet. La soldate fut projetée en arrière, tellement la force était supérieure à ce qu’elle était capable d’encaisser. On entendit les os de son cou se sectionner, au moment où sa tête, même protégée d’un casque, heurta l’escalier de pierre. L’autre eut plus de chance, car elle ne supporta qu’une maigre part de l’assaut. Mais la violence et la taille du monstre la forcèrent à ne pas attaquer. Consternée, elle ne put que le voir grimper sur sa défunte amie, lui marchant dessus, tel un vulgaire tapis, écrasant un peu plus son corps meurtri.
Même s’il ne voyait plus sa proie, Yurlh pouvait la sentir. Elle était là, pas loin, à rôtir sur une braise. La salive lui vint à la bouche et il entra dans la salle aux fumets succulents.