Assis, au milieu de sa longue table de bois d’Ehbé, Ostillus s’empiffrait, avec les doigts, d’un cuissot d’une viande grasse, à en croire les pourtours luisants de sa bouche pleine.
– Un petit morcheau ? Non ? Mmh, demanda-t-il à deux de ses convives qu’il avait fait attacher les bras en l’air.
Kaïsha et Korshac pendaient là, comme des jambons à une poutre, les genoux à peine touchant le sol. Ils étaient encore sous les effets secondaires de la drogue ingérée, deux nuits plus tôt, dans l’impossibilité d’utiliser leurs jambes pour se remettre debout.
– Ha ha ! Mon jeune servant a dû forcer sur la dose. Vous êtes de vrais loqueteux, riait-il dans la direction de son sarénor, lui aussi attablé, à dévorer une part de viande.
– Vous devriez goûter. C’est du lion de Quirbée. Pas de la lionne, non du lion, c’est plus tendre. Ma cuisinière sait si bien le faire rôtir, avec tellement de fruits et légumes qu’elle place dans son ventre avant de le coudre. Délichieux !
Toute la salle embaumait les fumées de la longue cuisson qu’avait exigé le lion embroché tout entier dans la cheminée, derrière son dos. Une dame forte, habillée d’un grand tablier beige, arrosait de jus de viande et coupait avec difficulté des parts de la bête. Le jus du lion et des légumes mélangés se répandait sur les braises, s’évaporant en geysers parfumés. Enveloppé dans les fumées, on pouvait discerner l’enfant qui avait servi les coupes d’alcool empoisonné, attendant là, de recevoir les morceaux sur un plat d’argent.
– Mais pourquoi Korshac… disait Ostillus en serrant des dents un morceau de viande qu’il tentait de séparer de son os, en faisant des va-et-vient avec la tête.
– Pourquoi t’as choisi le mauvais camp ?
Le ventru Ostillus plongea sa main droite dans un plat de légumes fumants, la laissant dedans chercher un poivron.
– C’était pourtant simple. Fallait travailler avec celui déjà en place depuis des lunes.
Sa main en sortit, tenant un poivron allongé et rouge.
– Kaalahista, c’est dans sa soupe que t’as mis l’nez !
– D... e… vieux… tentait d’articuler Korshac.
Ostillus ouvrit la bouche, laissant tomber dans son assiette la boule qu’il mâchait. Puis, il se leva et fit le tour de la table pour aller à ses côtés. Afin d’aider le capitaine Korshac, avec sa main grasse, il lui attrapa les cheveux et tira sa tête en arrière.
– De vieux comptes… à régler avec cette crapule, put ainsi meugler, avec effort, Korshac.
Ostillus, aussi gros qu’il pût être, n’en était pas moins gracieux. En faisant virevolter sa main gauche avec souplesse, il déclama d’une voix de soprano :
– Nous… y… voi… là : la vengeance. On n’avancera jamais dans ce monde avec cette maudite vengeance qui nous colle à la peau. Regarde-moi, est-ce que j’ai de l’honneur ? Au… cu… ne… ment. Et c’est pour cela que je vis aujourd’hui dans un palais.
Ostillus, en guise de conclusion, colla dans la bouche de Korshac le poivron rouge et retourna à sa table. Voyant le tableau amusant qu’il venait de peindre sur Korshac, avec les cheveux brillants de graisse et le poivron coincé entre ses dents, il rit.
– Hin hin hin ! Détends-toi, mon ami. Je suis ici pour t’aider. Si j’avais écouté ton vieil ami Kaalahista… dit-il en mettant ses deux mains à l’envers de part et d’autre de sa tête.
– …tu serais déjà mort. N’est-ce pas, Rielk ? lança-t-il dans la direction du sarénor, lui aussi les doigts luisants de graisse et la bouche pleine.
En plissant les yeux et en acquiesçant de la tête, il confirma.
– Moi… Ostillus de Viirgore, je dis que tu peux travailler pour moi.
– Naaan… tenta de grogner Korshac, toujours incapable de relever le cou, tant ses muscles ne répondaient pas à son commandement.
– Mais, tu ne travailleras pas gratuitement. Même cet enfant, ici, est payé, ajouta-t-il avec un sourire pervers.
– Je te donnerai…
Ostillus pencha la tête en arrière et leva la main au-dessus pour y faire tomber un grain de raisin vert.
– … une part, qu’il lâcha pile dans sa bouche.
– Allez, tu peux le dire : je suis généreux.
Korshac recracha le poivron par terre et se força pour sortir ce qu’il allait lui dire.
– Va… nourrir… les… poissons… avec… ton… gros… cul.
Ostillus écouta attentivement la réponse de Korshac et n’en fut nullement surpris.
– Peut-être crois-tu encore que ton équipage viendra te délivrer ? Eh bien, tu ne vas pas me croire… Ils se sont tous rendus quand ils ont vu mes quarante soldats brandir leur arbalète, dit-il d’un ton glorieux.
– Actuellement, les six-cent-cinquante caisses d’herbe sulfureuse sont entassées dans mes caves. Elles sont désormais ma propriété, continua-t-il en insistant sur les accents.
– Chix-chent-chinquante moins une, précisa le sarénor, la bouche pleine.
– Oh oui, c’est là le grand pardon que je dois te faire. Nous avons dû exécuter les deux porteurs qui vous suivaient avec la dernière caisse.
À ce moment, Kaïsha, qui était elle aussi plus qu’abattue par les événements et le poison, sursauta en écarquillant les yeux.
– Oui… pour faire un exemple, ajouta Ostillus en souriant.
Voyant les larmes affleurer le pourtour des yeux de la femme-panthère, Ostillus se releva pour aller à ses côtés.
– Oh… ma belle panthère… déclamait-il en s’approchant d’elle.
– Comme tu sembles attristée par cette insignifiante nouvelle, continua-t-il, tout en essuyant ses doigts bouffis, couverts de graisse, dans les poils de la tête de Kaïsha.
– Alors, on fait affaire, capitaine, dit-il en se retournant vers Korshac.
Le pauvre loup de mer était dans la plus basse des postures.
– Est-ce… j’ai le choix ? réussit-il à balbutier.
– Enfin, nous allons trinquer ! chanta Ostillus de joie, en accourant vers la carafe d’argent sur la table.
Mais en la retournant, seules quelques gouttes en tombèrent. Il la remit sur la table en frappant avec, d’une façon presque colérique.
– Plus de vin… Va me chercher du vin de Kyrlog ! cria-t-il, en direction de l’enfant caché parmi les fumées du lion toujours à griller.
– J’ai soif de conclure un aussi bon marché. Allez, va.
L’enfant courut, emportant avec lui les volutes blanchâtres, comme si elles l’habillaient. Mais, arrivé dans le cellier, le tonneau de vin de Kyrlog s’avéra sans la moindre goutte. Armé de la carafe et d’une lanterne, il prit le trousseau de clefs sur l’étagère de bois amovible puis ouvrit le passage secret pour s’engouffrer dans l’escalier sombre.